Introduction
Dans notre approche du langage et de la langue écrite, surtout en ce qui concerne leur usage actuel, il est rare que se pose la question du caractère sacré ou de la sacralité de la langue1, et il n’est peut-être pas inutile de revenir sur ce terme de « sacralité ». Pour des questions d’économie de langue, c’est ce terme, fréquemment employé dans les articles traitant de l’histoire ou de la religion2, qui nous semblera approprié. En effet, il semble bien traduire la notion de « sacredness » en anglais, première langue dans laquelle s’est amorcée la réflexion sur l’objet qui nous occupe ici : la langue tibétaine, entre le sacré et le profane, entre un statut immatériel et matériel. Le terme « sacred » est souvent synonyme de « holy » ou de « saintly », mais n’est pas restreint à sa stricte connotation religieuse car on le trouve également en référence à quelque chose de « digne de respect ou de révérence » ou à une chose « tenue en haute estime ou très importante » (Merriam–Webster). La perception de la sacralité de l’écriture tibétaine m’a été inculquée en même temps que son apprentissage, puisqu’il m’était souvent indiqué par exemple qu’il valait mieux brûler des écrits que de les jeter, qu’il fallait les poser en hauteur, ne pas les enjamber, et considérer avec respect toute trace des trente consonnes et quatre voyelles de l’alphabet tibétain. En revanche, il n’y avait pas de prescription particulière sur les conditions d’apprentissage, par comparaison à d’autres langues telles que l’hébreu, dont l’alphabet peut également avoir un statut sacré. L’apprentissage de cette dernière langue semble moins accessible aux personnes profanes, ce qui pose la question du contrôle de la communauté qui maîtrise et transmet la langue sacrée et de l’étendue de sa sphère d’utilisation.
Ce caractère sacré de l’écriture tibétaine s’explique par l’interpénétration du bouddhisme et de la culture dans la société tibétaine. Ce lien très étroit existe depuis le VIIe siècle, c’est-à-dire depuis la création de l’alphabet, dont la calligraphie est basée sur une forme ancienne du devanagari, le brahmi, précurseur du sanskrit. Comme en sanskrit, on considère que les lettres portent une charge ou une résonance spécifique, connue le plus souvent par le biais du mantra et de la répétition d’une syllabe, d’une série de syllabes ou d’un son donné. Cette charge sacrée peut être perçue à travers l’inscription des syllabes sur une grande diversité de supports dans les pratiques du bouddhisme tibétain, créant des liens par leur résonance entre les mondes matériel et immatériel.
D’un point de vue pragmatique, un des objectifs premiers du roi Songtsen Gampo (trente-troisième roi tibétain), lorsqu’il envoya dix-sept Tibétains en Inde—dont Thonmi Shambota, à qui l’on doit la création de l’alphabet tibétain—, était la traduction de tous les principaux textes bouddhiques en provenance de l’Inde. S’ensuivit la rédaction de centaines de commentaires et de recueils de pratiques et d’enseignements par des maîtres bouddhistes au Tibet au fil des siècles jusqu’à aujourd’hui. L’alphabet a également servi à rédiger tous les documents officiels, la correspondance, les édits, et à établir les annales historiques du pays. En revanche, son utilisation pour la rédaction de littérature « romanesque » ou éducative n’a commencé qu’à partir des années 1960, il y a un peu plus de cinquante ans, ce qui est extrêmement récent. Si l’utilisation de cette écriture s’est répandue à travers le monde avec la diaspora tibétaine, elle fait face à une éradication insidieuse dans son aire d’origine et est devenue vecteur de résistance culturelle.
Comme l’a mis en évidence le linguiste et tibétologue Nicolas Tournadre lors d’un colloque sur le Tibet au Sénat français en mai 20143, le tibétain est passé de manière fulgurante de techniques datant de plusieurs siècles, avec l’utilisation de supports très simples comme la pierre, l’impression à partir de planches en bois gravées sur du papier ou du tissu, l’écriture sur de longues feuilles de format tibétain assemblées ensuite entre deux planches de bois, etc., à sa numérisation pour une utilisation quotidienne de communication sur Internet ou sur les téléphones portables. L’étape de l’impression de livres de format occidental a été abordée quasi simultanément avec celle de la numérisation4. Dans la calligraphie tibétaine traditionnelle, on utilise une plume biseautée pour obtenir les traits pleins et les déliés. Il existe plusieurs styles d’écriture, du uchen (avec chapeau ou tête) au kyouyig (écriture cursive rapide) en passant par des lettres stylisées qui rappellent le sanskrit ou les sceaux chinois. Toutes ces formes ont été numérisées même si c’est la première qui s’utilise le plus couramment. On se demandera ce que cette écriture retient de sa sacralité alors que son adaptation rapide aux formats occidentaux et aux nouvelles technologies l’a projetée dans des modes d’expression du monde profane en ce début du XXIe siècle. Elle s’inscrit toujours sur une variété de supports, sans oublier son utilisation immatérielle dans des visualisations communes à beaucoup de pratiques du bouddhisme tibétaine, techniques de plus en plus familières également à de nombreux Occidentaux. C’est le contenu et l’usage qui semblent déterminer de plus en plus son statut, mais on peut avancer que chaque lettre tracée porte une charge et est en soi un acte de résistance à la disparition d’une culture. Nous commencerons par montrer l’importance essentielle de l’ancrage de l’écriture tibétaine dans la matérialité si diverse de ses supports, avant d’analyser ses liens avec la dimension immatérielle de la sacralité, et la vision de la matière qui est induite par ces liens. Nous tenterons enfin de démontrer que l’écriture tibétaine a su garder sa charge sacrée en devenant un vecteur de la défense de la culture tibétaine dans la sphère profane.
Inscription dans la matérialité
Revenons donc à l’aspect matériel de l’inscription du tibétain, et commençons par insister sur l’importance de cet ancrage pour toute écriture et pour toute culture. Rappelons que dans notre monde contemporain, c’est par l’écrit et la maîtrise des lettres que nous entrons dans le monde humain, dans la société. Sans elles, nous sommes sans moyens pour exprimer et communiquer nos émotions et nos pensées aux autres. Quel que soit l’alphabet, l’apprentissage du tracé des lettres, et donc la calligraphie au sens large, est une étape importante à un jeune âge. Le rapport entre la main, le mouvement, le son, la lettre, la signification, le signifié, ou l’icône tisse des rapports qui structurent notre perception du monde et le sens que nous lui donnons. Avec l’avancée des nouvelles technologies, on assiste actuellement à une perte de l’écriture dont les effets à long terme commencent à être débattus et sont devenus un sujet d’actualité. L’humanité maîtrise l’écriture depuis 5000 ans—si en quelques générations cette maîtrise est perdue, quels en seront les effets neurologiques ? Nous continuerons peut-être à visualiser et à reconnaître les caractères mais non plus à les tracer. Toutes ces étapes sont pertinentes dans le cas du tibétain.
Le tracé des caractères tibétains s’est inscrit de façon définitive dans l’histoire matérielle et tangible par le biais de la sculpture, de la gravure, de l’imprimerie et de la peinture, en employant des supports tels les pierres, le bois, le tissu et le papier. Cette matérialisation requiert une certaine quantité d’énergie et de temps mais les productions qui en résultent s’inscrivent dans la durée. Les premiers textes tibétains furent écrits à la main et, comme l’écriture tibétaine n’a pas beaucoup évolué au cours des siècles, il est encore possible de lire les manuscrits du VIIe siècle trouvés dans les grottes de Dunhuang si l’on connaît l’écriture uchen moderne. Aujourd’hui, la plupart des textes sont imprimés et publiés dans le format de livres occidentaux (et non dans le traditionnel format long et rectangulaire de feuillets séparés). En vue d’une production de masse à long terme, la xylogravure se développa entre le Xe et le XIVe siècles. Les planches d’imprimerie pouvaient être réemployées de façon continuelle et nécessitaient un apprentissage approfondi de la pratique de l’écriture-miroir. Cette technique est encore utilisée au Tibet et dans les pays limitrophes, et s’emploie en particulier pour l’impression de drapeaux de prière ou lungta (‘chevaux de vent’) qui incluent souvent des syllabes et des mantras ainsi que des images. Dans le paysage physique, les reliefs sculptés que l’on trouve sur les pierres représentent habituellement des syllabes sacrées, composant souvent des mantras, le plus souvent le mantra de la compassion « Om Mani Peme Hung », d’où le nom générique de « pierres mani ». On peut rencontrer des murs ou des tumuli de telles pierres dans de nombreuses régions de l’Himalaya. Des syllabes sacrées peuvent également être gravées directement sur les flancs des falaises ou des grands rochers dans les lieux de pèlerinage. On trouve même maintenant des gravures de syllabes sacrées tibétaines ou de symboles auspicieux tibétains sur les rochers de la région de la Côte de Jor en Dordogne, où sont établis de nombreux centres des principales lignées bouddhistes tibétaines5.
Selon la philosophie bouddhiste, deux aspects sont en jeu dans la dynamique sacrée de ce type d’activité ou de production. D’un côté, la personne qui crée l’objet accumule du mérite6 ou fait une action positive dont il ou elle récoltera les fruits dans l’avenir. D’un autre côté, l’existence du texte, de la pierre mani ou du drapeau de prière représente une source de bénédiction ou d’énergie positive en soi pour l’environnement ou les êtres qui ont un contact avec ces objets, même par le biais de l’air ou du vent. Cela soulève la question de la substance, à laquelle nous tenterons de répondre plus avant : à quel moment le matériel devient-il immatériel et comment la culture tibétaine se représente-t-elle les effets de l’écriture ?
Le surnaturel abonde dans la culture tibétaine. On entend parler, par exemple, de syllabes ou d’images de divinités bouddhistes apparues spontanément en relief sur des rochers, des murs, des flancs de falaises ou sur des os de cadavres après la crémation. Elles apparaîtraient durant des temps difficiles ou comme expression du mérite accumulé dans la région. Dans le cas de lettres ou de divinités qui apparaissent en relief sur des os, ce phénomène serait également à attribuer au mérite ou aux accomplissements spirituels de la personne décédée. Peu de recherches semblent avoir été consacrées à ces apparitions jusqu’à présent.
L’identité des auteurs a également son importance quant à la sacralité du texte. La plupart des traductions et des commentaires originaux ou des prières les plus communément utilisées en tibétain donnent des indications sur l’auteur et sur la lignée de transmission du contenu, donnant ainsi du poids à leur légitimité avec cette preuve de leur authenticité et de leur appartenance à une tradition. En fait, cette affirmation de l’identité de l’auteur n’a pas pour but de renforcer la célébrité ou la réputation individuelle de l’auteur lui-même, ni de lui garantir une source de revenus. Inversement, c’est l’anonymat qui caractérise des milliers de planches gravées, pierres mani et peintures sacrées (ou thangka) où sont inscrites des syllabes tibétaines, car les noms des sculpteurs et peintres qui les ont produits au cours des siècles nous demeurent inconnus. Dans les deux cas, l’aspect sacré de la production se reflète dans le désintéressement apparent des auteurs.
Les années 1950 ont toutefois marqué un tournant dans la littérature tibétaine, avec d’une part l’émergence d’écrivains tibétains individuels dont les noms devinrent le symbole d’une littérature profane naissante, d’abord en chinois puis de plus en plus en tibétain, et d’autre part les effets dramatiques des années de la Révolution Culturelle, pendant lesquelles un grand nombre de textes bouddhistes furent détruits au Tibet, soit en étant exposés aux éléments, ou brûlés ou utilisés pour des usages profanes, comme papier toilette par exemple. Ce réemploi pragmatique exprime une intention de profanation délibérée. Brûler des livres est un geste récurrent dans les systèmes totalitaires qui souhaitent détruire toute connaissance accumulée antérieurement par une culture. Aujourd’hui, de nombreux textes sont redécouverts dans de vieilles archives en exil ou sortis de leurs cachettes au Tibet et amenés clandestinement en exil. Les universitaires occidentaux s’intéressèrent initialement aux textes tibétains comme une source de traduction de textes sanscrits disparus, et de manière plus générale la grande majorité de la littérature publiée en Occident sur le domaine tibétain concerne le bouddhisme tibétain, sous la forme de traductions de textes canoniques, d’enseignements ou de commentaires, édités par des enseignants, universitaires ou traducteurs tibétains ou occidentaux. Dans de nombreuses traductions, l’original en tibétain est inclus et paraît en vis-à-vis de la traduction. Même si l’on ne connaît pas le tibétain, cette inscription visuelle de la langue source de la traduction a son importance puisqu’elle inscrit cette langue dans l’espace visuel et tangible des publications occidentales.
Aspects immatériels et sacrés
Après cette première approche consacrée aux supports matériels et physiques de l’écriture et des écrits tibétains, la question suivante concerne les activités auxquelles est associé l’objet lui-même, ses effets potentiels, et la manière dont la culture tibétaine explique son efficacité. Comme la langue tibétaine, qui circonscrit une région tibétanophone, l’écriture peut aussi délimiter le territoire d’un groupe ethnique donné. Dans le cas par exemple des inscriptions et des sculptures dans la pierre, que l’on pourrait considérer comme ayant le statut de Land Art sacré, le territoire est ainsi marqué et sacralisé par ces bornes ou jalons sacrés.
Si nous prenons le cas des textes bouddhistes tibétains eux-mêmes, on considère qu’ils ont le potentiel de bénir l’endroit où ils se trouvent. Dans les pays himalayens, les champs sont bénis avant les semailles par une procession des textes bouddhiques sur les lieux. De telles processions sont également courantes autour des monastères et des temples. Cela ne semble pas être une tradition dans d’autres régions bouddhistes de l’Asie en dehors des régions de l’Himalaya. Comme le fait remarquer le linguiste Nicolas Tournadre7, la langue tibétaine est tenue en haute estime par les autres régions bouddhistes de l’Asie. Est-ce donc le contenu bouddhique ou sa combinaison avec l’écriture tibétaine qui lui confère ce potentiel bénéfique ?
En ce qui concerne les drapeaux de prière, c’est par l’action du vent que l’environnement est béni, le vent venant au contact de l’écriture sacrée et répandant par son souffle le potentiel positif de l’écrit et le transmettant à tout ce qu’il touche, objet inanimé ou être vivant. Le nom tibétain de lungta, qui signifie « cheval de vent », se réfère à la dissémination rapide et sans entraves de cet air à la charge positive. Cette même charge sacralisante de certaines syllabes tibétaines est également apparente dans la tradition qui veut qu’elles soient inscrites au dos des peintures religieuses (thangka), qui sont ainsi consacrées et insufflées par la vie de la divinité lorsqu’on trace les trois syllabes aux trois lieux représentant le corps, la parole et l’esprit au revers de la peinture.
Lorsqu’on parle de la charge ou de la résonance des lettres, on fait référence à leur puissance, à leur force, à leur impact possible (dans le cadre du bouddhisme tibétain). On entre ainsi de plain-pied dans le domaine de l’immatérialité. Pour un cartésien ou un matérialiste, il est difficile de concevoir, dans l’expérience de la vie quotidienne, une autre perception de l’espace ou des objets qui prendrait en compte leur essence la plus infime, bien que l’évolution de la physique quantique nous réconcilie de plus en plus avec une telle possibilité8. Un exercice de base dans le système de méditation bouddhiste consiste à décortiquer mentalement tous les composants d’un objet ou d’une personne jusqu’aux atomes qui le composent, et même au-delà. Si en revanche un Tibétain tente d’évoquer l’aspect non-matériel insaisissable d’une table à laquelle il pourrait être assis avec une personne à l’esprit cartésien, la difficulté de trouver les mots adéquats pour exprimer cette conception se manifestera rapidement et la perplexité se lira sur le visage de son interlocuteur. Le professeur Jeffrey Hopkins fait un constat comparable dans la préface du livre intitulé Walking Through Walls. Le titre du livre vient en effet d’un commentaire que fit un enseignant tibétain pendant un séminaire à l’Université de Virginie à propos de la mentalité tibétaine quant au développement mental9 : il expliquait comment l’on pouvait ainsi développer la capacité de traverser les murs lorsqu’on réalisait l’état de calme mental. Hopkins rapporte :
I remember looking at him out of a corner of my eye to see if there was anything unusual about his manner—there was not. He was simply placing the achievement of meditative calm in the context of an extraordinary feat that can be acquired in various ways. […] The false sense of solidity that is granted to both inner distortions and the outer material world is a factor preventing the unfolding of the mind’s potential. […] [P]hysical feats are minor expressions of the profound internal transformation that meditation can stimulate.10
Ce rapport à la matière qui permet de « traverser les murs » semble bien relever plutôt du domaine de l’esprit, de la connaissance, et être liée à la conception de l’énergie qui sous-tend notre perception grossière de la matière. De même, de nombreux récits du bouddhisme tibétain mentionnent le fait de voler dans les airs comme un accomplissement ordinaire et annexe à la réalisation spirituelle. Les instructions pour ce faire se trouvent incluses dans les yogas de Naropa, très connus y compris maintenant en Occident à travers des traductions11. Mais comme le fait remarquer un Tibétain de la génération de ceux qui ont été formés au Tibet avant l’arrivée des Chinois : « plus personne ne vole au Tibet ». Selon lui donc, la dimension immatérielle devient de plus en plus dense et la capacité de maîtriser la matière en comprenant sa nature réelle s’éloigne.
L’image du filet d’Indra permet peut-être de mieux appréhender cette dimension immatérielle du matériel en se référant à l’infinitésimal. Le texte bouddhique le plus célèbre se référant à cette description de la réalité est le sutra Avatamsaka, ou sutra de l’Ornement de Joyau, de la tradition Mahayana datant du IIIe siècle. Dans la perception éveillée, tout est simultanément vide et interconnecté. Dans la description donnée dans ce sutra, sur ou dans chaque particule ou atome infinitésimal demeure un Bouddha, ce que l’on pourrait reformuler par l’expression « conscience éveillée ». Ceci rappelle évidemment le « matérialisme visionnaire »12 de William Blake, qui voit « un monde dans un grain de sable »13. Dans le bouddhisme du Vajrayana ou bouddhisme tantrique qui est spécifique au Tibet, tous les phénomènes sont visualisés comme trouvant leur naissance à partir de syllabes ou de la résonance (l’énergie, le son, la vibration) de syllabes. On trouve également de nombreux parallèles dans les traditions hindoues, en particulier en ce qui concerne le concept des chakras, celui des canaux ou encore celui des syllabes germes. Ainsi chaque atome du corps ou de l’univers pourrait être visualisé comme ayant une syllabe en son noyau ou cœur. Dans le système bouddhiste tibétain, certaines syllabes sont considérées comme étant investies de cette force, charge ou conscience éveillée14.
Cet aspect immatériel apparaît clairement dans les techniques de visualisation communément utilisées dans le bouddhisme tibétain : trois syllabes principales sont souvent imaginées aux trois lieux principaux du corps (la tête, représentant le corps ; la gorge, représentant la parole ; le cœur, représentant l’esprit). Elles irradient de la lumière dans des buts différents. Dans d’autres pratiques, on visualise des mantras qui tournent autour d’une syllabe, des guirlandes de mantras qui s’échangent entre divinités15. Dans certaines pratiques, des syllabes peuvent être visualisées à chaque articulation, dans chaque chakra du corps. Ces techniques d’entraînement mental par la visualisation, qui sont décrites en détail dans certains textes de pratiques du bouddhisme tibétain, ne sont pas toujours disponibles pour un public non initié, mais on en trouve de plus en plus de traductions dans les langues occidentales.
Du sacré au profane
De nombreux textes publiés ou imprimés en tibétain aujourd’hui sont encore des textes bouddhiques que leurs utilisateurs traitent avec respect. Mais avec le développement d’une diaspora et d’une communauté tibétaine en exil, le développement d’un système éducatif moderne par le gouvernement en exil, l’émergence d’un mouvement littéraire très dynamique16 (surtout dans le domaine de la poésie et des paroles de chanson17), les prémices d’une production de romans, de films et de médias en tibétain, et l’émergence d’un cyberespace très actif en tibétain, la langue tibétaine a fait son entrée de plein droit dans le monde de l’expression profane. Que retient alors l’écriture tibétaine de son aspect sacré et que signifie ce changement pour la survie de l’écriture et des écrits tibétains ?
Au Tibet même, l’enseignement de la langue, de l’écriture et des écrits tibétains recule de plus en plus au profit de celui du mandarin. Dans les espaces publics, la taille réduite des lettres tibétaines par rapport aux caractères chinois et leur positionnement inférieur sur les panneaux est critiqué par les partisans de la langue tibétaine, et ce d’autant plus qu’il s’agit du pays d’origine de cette langue. On peut supposer que les gravures sur les rochers et sur les pierres continueront à faire partie du paysage, surtout si le tourisme reste une des ressources essentielles du pays. Mais avec le phénomène de « disneyfication » du Tibet au profit des touristes chinois, cela fera de plus en plus partie du folklore tibétain. Cela signifie-t-il pour autant que les syllabes auront perdu de leur charge et de leur potentiel à influer sur leur environnement ?
Au Tibet comme en Inde, la publication de recueils religieux et de livres scolaires est une industrie active. Avec le développement d’Internet et de la téléphonie mobile, le tibétain a pris sa place parmi les langues du monde, en entrant dans la sphère virtuelle dématérialisée. Selon Nicolas Tournadre, parmi les 7000 langues répertoriées dans le monde, 270 sont utilisées sur Internet, et le tibétain est l’une d’elles18. On peut lire des pages Wikipédia ainsi que d’innombrables sites et blogs en tibétain. Les produits Apple incluent des polices tibétaines qui les rendent très faciles d’utilisation pour communiquer directement en tibétain à une échelle mondiale. D’importants projets de numérisation et de sauvegarde de collections de textes bouddhiques tibétains vieilles de plusieurs siècles sont en cours grâce aux nombreuses polices disponibles, et à l’action et à l’intérêt philanthropique de nombreuses fondations qui emploient des Tibétains réfugiés. En plus des sites dédiés à la traduction et aux médias, on trouve beaucoup d’informations sur le bouddhisme tibétain, avec des références écrites ou visuelles aux mantras et aux syllabes liées aux visualisations. Certains sites Internet offrent même des animations en 3D de descriptions trouvées dans des textes sacrés. L’aspect immatériel de l’écriture tibétaine continue à perdurer alors que les techniques de visualisation employant des syllabes tibétaines sont utilisées même par des pratiquants occidentaux du bouddhisme tibétain.
Alors que l’intérêt pour la langue tibétaine s’étend au-delà de la communauté tibétaine, la langue et l’écriture sont devenues des objets identitaires et des vecteurs de résistance contre leur éradication au Tibet même. Le statut du tibétain est passé de celui d’une écriture sacrée à celui d’un symbole de résistance. Les Tibétains se rappellent mutuellement et de façon constante à quel point il leur est important de connaître leur propre langue. Un dicton populaire affirme d’ailleurs que : « Tu peux connaître toutes les langues du monde, mais c’est dommage d’oublier la langue de ton père [ta langue maternelle]. » La majorité des Tibétains sont bilingues, voir trilingues et quadrilingues pour ceux qui vivent en exil.
En Occident, l’écriture tibétaine est récemment devenue très populaire parmi les amateurs de tatouages19. Dans ce cas, l’écriture tibétaine traditionnelle subit une transformation puisque les tatouages peuvent s’écrire dans toutes les directions, même de façon circulaire, alors que le tibétain s’écrit d’habitude horizontalement de gauche à droite. Certains calligraphes tibétains travaillent dans ce domaine20. Parmi les Tibétains, les tatouages sont utilisés comme signe de résistance. Dans la vague récente d’auto-immolations (154 au Tibet-même (10 en exil) à la date du 25 février 2018, et ce depuis 2009), la lettre écrite en tibétain et laissée par la personne est souvent tout ce qui reste d’un corps détruit deux fois par le feu, une fois par l’action de celui qui s’est immolé et ensuite par la crémation souvent immédiate par les autorités chinoises. Bien que l’auto-immolation soit criminalisée par la loi chinoise, les motifs exprimés par la plupart des Tibétains qui sont passés à l’acte sont d’ordre spirituel et culturel, avec une dimension sacrificielle. Leur testament en appelle souvent à défendre la langue tibétaine21. Lorsque le corps matériel disparaît, les mots persistent. On trouve le cas d’un Tibétain qui a fait tatouer tous les noms des immolés sur son dos22. Faut-il considérer ces inscriptions sur la peau humaine comme sacrées ou profanes? Les noms recouvriront-ils tout son corps dans quelques années ?
Un autre exemple de l’importance de l’écriture tibétaine en lien avec ces auto-immolations est la couverture conçue par l’artiste chinois Ai Wei Wei pour le livre intitulé Immolations au Tibet : la honte du monde. Comme il est expliqué sur le feuillet intérieur, « L’artiste a voulu que les noms des immolés tibétains figurant sur la couverture soient vernis et estampés au fer chaud de manière à se révéler sous l’effet de la lumière. Ils sont ainsi, symboliquement dans ce livre, présents et absents, comme ils le sont dans les consciences de tous ceux que cette tragédie affecte »23. La conjonction entre le sacré et la profane dans cet exemple du tibétain en tant que langue et écriture distinctes peut ainsi être comprise dans la manière dont elle lie de façon étroite les questions primordiales de la dignité humaine, de la sacralité de la vie humaine, de la langue maternelle et de l’identité d’un peuple.
Conclusion
Au travers de cette présentation de l’histoire et de l’évolution de l’écriture et des écrits tibétains sur différents supports au cours des siècles, il apparaît que la forme et le contenu sont intimement liés et vont au-delà de la simple dimension physique de notre perception de la réalité quotidienne. Le sacré et le profane semblent également très liés par une vision du monde imprégné par les traditions, les pratiques et les attitudes du bouddhisme tibétain. Aujourd’hui la charge culturelle de l’écriture tibétaine est aussi importante que sa charge sacrée, selon le contexte, les intentions et le but de ceux qui l’utilisent. Elle a pu répondre aux défis de la modernité en s’adaptant et en profitant des nouvelles technologies avec une grande rapidité et cette opportunité sera peut-être le garant de sa survie en tant que langue minoritaire. Elle a également été investie d’une nouvelle puissance en devenant un outil de résistance face à son éradication dans son pays d’origine. En Occident, elle continue à être utilisée de façon courante par des pratiquants du bouddhisme tibétain, qu’ils soient tibétains ou occidentaux, perpétuant ainsi son héritage spirituel d’écriture sacrée. Sa dissémination à travers la calligraphie, les tatouages, les drapeaux de prière et les inscriptions dans les paysages en Occident24 lui garantiront à long terme une place parmi les références visuelles communes de l’Occident, même si elle restera indéchiffrable pour la grande majorité de ceux qui la contempleront. La dichotomie de son statut, entre sacré et profane, continuera à dépendre, là aussi, de son usage et des intentions de ses utilisateurs.