« We all create stories to protect ourselves »1
Par son titre métaphorique renvoyant au terme polysémique « feuilles », de papier ou d’arbre, la question que pose d’emblée House of Leaves est celle de l’écriture et de sa matérialité, de son support et de son inscription dans l’espace. Ce roman, qui est le premier de son auteur Mark Z. Danielewski, fut d’abord un objet en ligne sur internet. Puis il fut publié en 2000, sous un format classique de papier, à un moment symbolique et liminaire de passage d’un millénaire à l’autre où le roman, objet d’imprimerie, pouvait sembler suranné face à la vague grossissante des blogs, des sites de flux de contenus préparant la venue de Netflix et des autres divertissements compatibles avec les tablettes. Concomitamment, pour la première fois de l’histoire humaine le millénarisme, (phénomène cyclique), se décline de manière informatique ou numérique avec la grande peur du « Y2K » ou « bogue de l’an 2000 », lointain écho des peurs de l’an mil. Afin de rappeler le contexte du débat, invoquons d’abord les lumières de l’écrivain américain majeur qu’est Philip Roth. En effet, Roth déclare dès la fin des années 1990 que le roman est un genre en voie d’extinction. Dans un entretien avec Tina Brown pour The Daily Beast le 21 octobre 2009, Roth revient sur sa prédiction en déclarant qu’à très court terme, le roman est condamné à devenir un objet de culte minoritaire pour une secte élitiste. S’agissant des romans (« novels »), voici ce qu’il déclare :
I was being optimistic about 25 years really. I think it’s going to be cultic. I think always people will be reading them but it will be a small group of people. Maybe more people than now read Latin poetry, but somewhere in that range. […] the print that’s the problem, it’s the book, the object itself. […] To read a novel requires a certain amount of concentration, focus, devotion to the reading. If you read a novel in more than two weeks you don’t read the novel really. So I think that kind of concentration and focus and attentiveness is hard to come by – it’s hard to find huge numbers of people, large numbers of people, significant numbers of people, who have those qualities [And the advent of e-readers such as the Kindle will make no difference]. The book can’t compete with the screen. It couldn’t compete [in the] beginning with the movie screen. It couldn’t compete with the television screen, and it can’t compete with the computer screen. Now we have all those screens, so against all those screens a book couldn’t measure up.2
Cette citation révèle chez Roth deux idées-clefs, par ailleurs discutables. La première est la dichotomie livre/écran : « the book can’t compete with the screen ». Pour Roth les deux termes s’opposent, se repoussent jusqu’à constituer une antinomie. Pourtant ce postulat d’incompatibilité est loin d’être évident. On peut ainsi arguer du fait que la télévision n’a pas éliminé la radio et la photographie n’a pas non plus condamné la peinture, pas plus qu’internet n’a tué, pour le moment du moins, la télévision, comme le rappelle Alain Flageul : « Contrariant les augures des Cassandre du XIXe siècle, la photographie n’a pas tué la peinture. Aujourd’hui aux États-Unis, les trois grands networks, après avoir vu leur audience grignotée, redeviennent les noyaux durs du grand lien national »3. Les supports techniques semblent se compléter, s’influencer voire s’enrichir réciproquement, s’interpénétrer plutôt que se détruire mutuellement. La seconde idée présente chez Roth est l’élitisme passéiste inhérent au livre et au concept de lecteur traditionnel. Pour Roth, cette espèce capable de se concentrer sur un roman afin d’en achever la lecture en quinze jours est en voie de disparition : « [Today] It’s hard to find huge numbers of people […] who have those qualities ». Ben Eltham, quant à lui, distingue en un Philip Roth âgé et pessimiste un roi digne d’Henri II inspirant « Le Lion en hiver » à James Goldman en 1968 : « [Roth] is in full “Lion in Winter” mode »4. Dans sa tirade promettant le déluge après lui, Roth illustre parfaitement le concept d’anxiété de l’obsolescence identifié par Kathleen Fitzpatrick dans son livre intitulé The Anxiety of Obsolescence: The American Novel in the Age of Television. Fitzpatrick montre toute l’ambivalence de ce discours nostalgique de déploration, en partant de Don de Lillo et Thomas Pynchon5.
[…][N]ovelists reveal through their representations of the media a cluster of anxieties about being displaced from some possibly imagined position of centrality in contemporary cultural life; […] these anxieties are in certain ways a pose, an assumed stance that provides access to a number of useful writing strategies that assist the novelist in trying to regain his ostensibly faltering importance as a cultural critic […].6
Pour Fitzpatrick, ce discours anxieux, souvent véhiculé par le roman contemporain, serait plus une stratégie de contrôle et de re-convocation de la centralité culturelle du romancier inquiet. Incidemment, ce romancier serait le plus souvent un homme européen âgé, inquiet de voir s’étioler son hégémonie culturelle. Aux antipodes de cette angoisse de l’obsolescence incarnée par Roth7, qui déclare en 2012 à Nelly Kaprièlian—peut-être dans un élan de prophétie auto-réalisatrice égocentrée—qu’il n’écrirait plus de livre après Nemesis8, on trouve Mark Z. Danielewski, qui affirme lors d’un entretien avec Sophie Cottrell en 2002 :
[B]ooks don’t have to be so limited. They can intensify informational content and experience. Multiple stories can lie side by side on the page.... Words can also be colored and those colors can have meaning. How quickly pages are turned or not turned can be addressed. Hell pages can be tilted, turned upside down, even read backwards.... But here’s the joke. Books have had this capacity all along. .... Books are remarkable constructions with enormous possibilities. .... But somehow the analogue powers of these wonderful bundles of paper have been forgotten. Somewhere along the way, all its possibilities were denied. I’d like to see that perception change. I’d like to see the book reintroduced for all it really is.9
Loin de l’idée d’un objet papier incompatible avec l’écran comme conjecturée par Roth, Danielewski développe ici la vision du livre comme objet protéiforme « hypertextuel »10, combinant « contenu informationnel et expérience », « histoires multiples […] côte à côte sur la même page », et « mots imprimés en couleur ». On reconnaît du reste dans les mots de couleur différente l’image du lien hypertexte. Cette image correspond peu ou prou à la définition élaborée dès 1965 par Ted Nelson, sociologue informaticien américain à qui l’on doit cette définition simple et toujours valable aujourd’hui :
Let me introduce the word “hypertext” to mean a body of written or pictorial material interconnected in such a complex way that it could not conveniently be presented or represented on paper.11
Loin de Roth et de ses lecteurs décrits comme statiques et arc-boutés sur une lecture ininterrompue, docile et ordonnée d’un support imprimé, on trouve ici les concepts de complexité, d’interconnexion, de niveaux multiples de contenus de nature différente12, qui développent et alimentent le trope du labyrinthe hypertextuel. Pour Danielewski, ce labyrinthe intertextuel et ludique constitue le livre contemporain, qui rime alors avec objet numérique, ou numérisable, « digital » pour reprendre l’anglicisme ou le terme que Mark Hansen utilise pour décrire la prose de Danielewski. On ne peut alors qu’être d’accord avec Hansen, quand il affirme dans son article « The Digital Topography of Mark Z. Danielewski’s House of Leaves », que le défi principal de Danielewski est de réaffirmer la pertinence de la forme romanesque:
For Mark Z. Danielewski, perhaps the central burden of contemporary authorship is to reaffirm the novel as a relevant—indeed newly relevant—cultural form. […] House of Leaves, the novel Danielewski wrote to reintroduce the book “for all it really is,” is a tour de force in typographic and media experimentation with the printed word. From its cover page and initial inset to its enigmatic final page, the novel defies standard expectations in a rich variety of ways. Making pseudoserious reference to the blue highlighting of hyperlinks on Web pages, the blue ink of the word “house” in the work”s title transforms this keyword into something like a portal to information located elsewhere, both within and beyond the novel’s frame.13
L’expression de Hansen « au-delà du cadre du roman », (« beyond the novel’s frame »), résume toute l’ambiguïté de l’innovation selon Danielewski. En soi ce « hors cadre » définit la métalepse14 et alimente l’élan métafictionnel largement répertorié depuis The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne jusqu’au XXe siècle marqué par la prolifération parodique des notes infrapaginales exégétiques dans Pale Fire d’un Vladimir Nabokov (1962) ou The Third Policeman de Flann O’Brien – écrit en 1940 et publié de manière posthume en 1967. Le but de Danielewski semble alors à la fois hubristique et convenu. Hubristique car il s’agit rien moins que de revivifier et sauver la forme romanesque, cette ambition est également convenue car tout auteur d’envergure a généralement à cœur de renouveler plutôt que rabâcher le genre ou la forme qu’il pratique. Pourtant, même si la figure du labyrinthe est aussi ancienne que les écrits homériques, House of Leaves, par son rapport à la forme, à la matière voire au matériau du livre, renouvelle effectivement le roman contemporain américain. Dans un premier temps, on tentera d’identifier les fils narratifs constituant l’intrigue complexe qui caractérise le roman. Ce rappel revêt un intérêt qui va bien au-delà de la simple formalité, car ici justement la forme du livre reflète son fond, notamment le trope central homologique du labyrinthe. L’objet est ainsi lui-même constitué d’un paratexte tortueux15, substantiel, comprenant de multiples niveaux diégétiques incluant appareils de notes infrapaginales, préface fictive, appendices et renvois divers métaleptiques, collages, calligrammes, photographies, fragments inauthentiques de journaux, citations, poèmes, rubriques nécrologiques apocryphes, index en sus des liens hypertextuels16 placés sur l’ensemble des pages de façon inattendue : en miroir, en colonnes, en polices différentes, de façon isolée au cœur de la page…, obligeant souvent le lecteur à retourner l’objet livre, à le placer devant une glace, pour en décrypter les inversions ou symétries typographiques. Ces contraintes ou jeux formels renvoient à ce qu’Espen Aarseth appelle la littérature ergodique. Aarseth, spécialiste en littérature informatique, jeux vidéo et théorie hypertexte, définit ainsi la littérature ergodique dans le premier chapitre intitulé « The Book and the Labyrinth » de son ouvrage séminal sur les cybertextes :
In ergodic literature, nontrivial effort is required to allow the reader to traverse the text. If ergodic literature is to make sense as a concept, there must also be nonergodic literature, where the effort to traverse the text is trivial, with no extranoematic responsibilities placed on the reader except (for example) eye movement and the periodic or arbitrary turning of pages.17
La littérature ergodique implique donc son contraire pour exister en tension perpétuelle avec son anti-modèle. Après l’ébauche de délimitation de ce labyrinthe, nous tenterons donc de voir comment House of Leaves reprend en les renouvelant des thèmes et formes archétypiques de genres préexistants, comme le gothique ou le récit policier. Enfin, nous analyserons comment ce qui structure, dynamise et alimente l’ouvrage n’est pas tant la prolifération, la saturation par le ou les sens possibles attribuables au texte mais plutôt une sorte de ballet autour du vide, ou de l’espace libre et potentiel d’écriture et d’interprétation comme élément premier et matriciel de tout récit.
Retour sur un roman labyrinthique et réflexif
House of Leaves joue en permanence sur l’écho entre forme et fond. C’est un roman labyrinthique sur le labyrinthe. Si l’ensemble est dédaléen, chaque sous-partie semble elle-même sinueuse et chaque sous-sous-partie s’avère méandreuse ad infinitum. On songe à une prose hypodiégétique en diable voire, par analogie, « fractale » au sens où Benoit Mandelbrot entend ce terme. En effet l’« ensemble de Mandelbrot »18 permet de visualiser des séries de nombres complexes par le biais d’une structure se subdivisant à l’infini en autant de sous-structures à l’apparence strictement identique et ainsi de suite, comme autant de matriochkas. Le lieu d’habitation dont il est question au cœur du roman, ladite maison de feuilles, permet d’explorer la même idée. Car c’est aussi un roman qui porte sur le topos de la maison au sens le plus banal du terme. Au cœur du livre, se trouve une villa située sur Ash Tree lane19 en Virginie, dont la nature est des plus mystérieuses, du fait de l’organisation problématique de son espace intérieur ou structure interne. Au passage, on note que les références et signifiés se démultiplient dans la présentation du lieu, combinant topos gothique du manoir inquiétant et intertexte religieux. Ainsi, les cendres, présentes dans le toponyme « Ash Tree Lane » en anglais, constituent un potentiel indice proleptique en forme de memento mori, en écho au verset biblique 19 du chapitre 3 de la Genèse « for dust thou art, and unto dust shalt thou return »20 transformé en « earth to earth; ashes to ashes, dust to dust » dans le Book of Common Prayer protestant (485, 501). Cette stratégie intertextuelle est plus flagrante encore quand le livre de l’Exode est cité en exergue du chapitre qui suit la première mention de l’adresse (III, 19), après une référence à Sukkot associant le lieu du premier campement du peuple juif après avoir été chassé d’Egypte.
House of Leaves est ainsi un livre composé de fragments d’autres livres, d’autres feuilles de papier ou pages. Le roman fait fréquemment référence au livre parmi les livres qu’est la Bible, dont l’étymologie grecque renvoie en outre à la qualité de livre—«βιβλία » : livre(s) en grec. Le roman de Danielewski met en avant les livres, les récits, les écritures, quelles qu’elles soient avec leur statut potentiellement fondateur ou non. House of Leaves met ainsi en avant les caractéristiques de ce qui fait un livre, en tant qu’objet, support physique de fiction, ensemble de signes graphiques à décrypter par l’exercice de la lecture.
Car House of Leaves ne cesse de renvoyer le lecteur à la métaphore périphrastique « House of leaves » = « maison de feuilles », à la nature même du livre objet traditionnel, comme aime à le définir Philip Roth. Qu’est-ce qu’une maison de feuilles ? C’est l’objet livre fait de feuilles/pages de papier successives où le lecteur aime à se plonger et où deux lectures ne sont jamais rigoureusement identiques, qu’elles soient effectuées par deux lecteurs différents ou simplement à deux moments distincts. Borges—auteur du recueil Labyrinthes21—le rappelle, « Ce qui importe ce n’est pas de lire mais de relire »22. Cet aspect labyrinthique de l’objet-livre House of Leaves est relayé par une architecture en strates qui s’interpénètrent, comme le résume Robert Kelly : « So we are reading a story about a story about a story about a film about a house with a black hole in it »23. Nathalie Hamilton nous dit encore : « House of Leaves is a narrative four-level split »24. Tentons de restituer l’essentiel de cette histoire oscillant entre « trou noir » selon Kelly et « quadruple rupture » pour Hamilton.
Le récit au centre de tous les autres est celui de Will Navidson et de sa femme Karen ainsi que de leurs enfants nommés Chad et Daisy. Navidson est un photojournaliste américain qui, pour sauver son mariage, décide d’acheter une grande demeure à la campagne dans l’état de Virginie. Incapable de raccrocher définitivement, Navidson se met à photographier et filmer de façon compulsive sa famille, qui s’installe dans la vaste maison. Ce récit constitue d’abord une variation sur le thème connu de la demeure isolée aux recoins inquiétants pour ses nouveaux occupants. On apprend incidemment que Will a remporté le prix Pulitzer pour avoir fait un photoreportage sur une fillette agonisante au sud Soudan, ce qui n’est pas sans rappeler Kevin Carter25 du Bang-Bang Club. Navidson installe donc des caméras partout dans sa nouvelle résidence et une première anomalie survient. Une sorte de corridor peu profond semble apparaître de nulle part au bout de la suite parentale26. Incrédule et se demandant s’il a négligé cette pièce lors de sa visite initiale, Navidson se met à mesurer son bien immobilier. La seconde anomalie, juste aussi étrange qu’infime survient alors: la maison est plus grande de quelques centimètres quand on la mesure de l’intérieur par rapport aux chiffres pris depuis l’extérieur27. Navidson, sceptique et interloqué, tente alors de trouver avec l’aide de son frère, des explications rationnelles, topographiques, géométriques, structurelles et architecturales à cette bizarrerie en achetant des lasers et autres instruments de mesure aussi fiables que sophistiqués. L’impossibilité de faire se correspondre l’objet et son évaluation objective constitue un thème majeur dans le roman, comme dans l’extrait suivant :
The puzzling part comes when Navidson measures the internal space. He carefully notes the length of the new area […] The result is anything but comforting. In fact it is impossible. 32’10’’ exactly. The width of the house inside would appear to exceed the width of the house from the outside by 1/4’.28
Ce passage est complété deux pages plus tard:
The interior of the house exceeds the exterior […] One incontrovertible fact stands in their way: the exterior measurement must equal the internal measurement. Physics depends on a universe infinitely centred on an equal sign.29
Le narrateur interloqué rappelle que « la physique dépend d’un univers infiniment centré sur le signe égal »30 présent dans les équations. Or le roman de Danielewski, quant à lui, présente des mesures qui ne rendent pas compte de l’objet mesuré. La mesure y est décalée par rapport à la réalité, semblant indiquer que le signifié est toujours en inéquation avec le signifiant, n’en déplaise à la science et à la technologie humaines. Le roman développe les thèmes de la rupture, de la dissonance, de l’écart, de la béance, ou en d’autres termes du « trou noir » mentionné par Robert Kelly en écho à la quadruple schizée postulée plus haut par Hamilton.
Ce décalage perturbant entre objet et mesure ne fait que se renforcer quand, au bout de quelque temps, un second vestibule totalement obscur est découvert au bout du premier placard. À partir de ce moment, il semble que la maison ne cesse de s’altérer dans sa structure interne par l’adjonction de nouveaux vestibules, couloirs, halls et autres pièces vides, obscures et froides, pourtant jusque-là invisibles. Inquiète, Karen interdit à son mari d’explorer plus avant cet espace. Navidson a donc recours à trois mercenaires présentés par un certain Bill Reston : Holloway Roberts, Jed Leeder et Wax Hook—à l’onomastique aussi baroque que l’aventure est improbable—afin que ces derniers en sachent plus sur les confins ou frontières de ces corridors cachés et de ces sous-sols cryptiques. Il semble rapidement qu’un dédale de couloirs vides, identiques et obscurs existe au-delà de la chambre parentale. Régulièrement cet espace géométrique froid se trouve reconfiguré dans sa distribution spatiale dans un grondement sourd. Ce grondement n’est ni humain ni animal. Il ne relève pas du vivant. Il semble minéral, géologique ou éolien. Le narrateur le décrit comme rappelant « le bruissement du vent sur la cime des arbres en haute montagne »31. Ces découvertes suscitent des tensions au sein du couple déjà fragile formé par Will et Karen Navidson. Les trois hommes chargés de l’exploration de ces pièces vides comprennent qu’au bout de très nombreux halls, se trouve apparemment une énorme salle vide ainsi qu’un très long escalier spiralaire. Cet escalier en colimaçon descend dans l’obscurité vers des niveaux inférieurs où de nouveaux halls et couloirs vides, obscurs et froids se trouvent à nouveau au bout de halls, vestibules et couloirs obscurs et froids et ainsi de suite. Il semble à un certain moment que les dimensions de l’escalier central et des couloirs adjacents excèdent la circonférence terrestre. Ainsi à la page 305, la profondeur du puits central de la maison des Navidson est évaluée – grâce à la chute d’un objet – à 54.545 miles soit 87.800 kilomètres… Chiffre rigoureusement impossible physiquement sur Terre32 mais envisageable dans l’espace fictionnel d’un roman numérisé ou de papier. Les reconfigurations spatiales conduisent à l’idée que l’espace découvert dans la maison n’a probablement pas de fond. Navidson passe donc son temps à filmer et documenter les événements autour de ces multiples rebondissements dans l’évolution de la forme de sa maison.
L’exploration des entrailles de la maison cause finalement la mort par suicide de Holloway Roberts, devenu fou dans l’obscurité des couloirs. Il tue auparavant son collègue Jed Leeder, et Wax Hook s’en sort blessé.
Le lecteur comprend qu’à partir de ces vidéos, photos et témoignages collectés par Will Navidson, un second niveau diégétique est construit. L’ensemble des images et témoignages filmés et collectés par Navidson sous le nom de The Navidson Record devient le sujet d’un ensemble d’écrits d’un certain Zampanó. Cet homme semble avoir consacré sa vie à l’écriture de notules et commentaires sur The Navidson Record. Zampanó est aveugle (on l’apprend à la page xxii), comme Homère, poète légendaire de la Grèce antique, ou encore comme Jorge Luis Borges, l’écrivain argentin déjà cité, féru de labyrinthes. Borges est l’auteur entre autres écrits de « La Bibliothèque de Babel »33, dont les motifs rappellent en bien des points House of Leaves). En un mot Zampanó—écho d’Homère et de Borges—semble constituer une figure d’alter ego ou un avatar de l’écrivain Mark Z Danielewski. Le Z de l’initiale de Zampanó, rappelle le middle name de Danielewski, jamais explicité dans ses notices biographiques. On retrouve incidemment le même artifice avec le B que le mathématicien français Benoît Mandelbrot s’amusa à ajouter à son état-civil, une fois immigré aux États-Unis, écho fractal ou en abyme de son initiale de départ : le « B » de Benoît.
Le thème de la prolifération est donc développé par Zampanó, un excentrique, qui annote, commente par adjonction de sources secondaires ou de notes infrapaginales The Navidson Record, le script accompagnant les images prises par Will Navidson.
Enfin, le récit principal commence par la découverte du cadavre de Zampanó, retrouvé baignant dans son sang au tout début du roman. Quelques éléments étranges sont à relever. Zampanó, graphomane compulsif aveugle, semble avoir couvert une importante quantité de papier ou autres supports par son écriture, écrivant sur le moindre fragment de carton, serviettes en papier, voire timbre-poste ou enveloppe. Forme et fond se font écho par les figures de l’énumération et de l’accumulation…
[…] there were reams and reams of it. Endless snarls of words, sometimes twisting into meaning, sometimes into nothing at all, frequently breaking apart, always branching off into other pieces […] on old napkins, the tattered edges of an envelope, once even on the back of a postage stamp; everything and anything but empty; each fragment completely covered with the creep of years and years of ink pronouncements; layered, crossed out, amended, handwritten, typed; legible; illegible, impenetrable, lucid, torn, stained, scotch taped ; some bits crisp and clean, others faded, burnt or folded and refolded so many times the creases have obliterated whole passages of god knows what– sense? Truth? Deceit? A legacy of prophecy or lunacy or nothing of the kind?34
Zampanó symbolise l’écriture et la prolifération des signes, des mots, des signifiants, souvent indéchiffrables. Ihab Hassan, dans son ouvrage intitulé The Dismemberment of Orpheus, définit le postmodernisme dans un tableau resté célèbre opposant de façon dialectique modernisme et postmodernisme. Le postmoderne se singularise ainsi selon lui par les concepts d’ « antiforme », « hasard », « anarchie », « rhizome/surface », « ironie », « rhétorique », « parataxe », « combinatoire » et « signifiant »35. Il y a dans House Of Leaves, une prolifération de l’écrit—notamment illustrée par le personnage de Zampanó, qui renvoie jusqu’à la caricature à l’idée de palimpseste postmoderne, de juxtaposition chaotique mais ironique d’éléments baroques. Citons : « each fragment completely covered with the creep of years and years of ink pronouncements; layered, crossed out, amended, handwritten, typed; legible; illegible, impenetrable, lucid, torn, stained, scotch taped […]. » House of Leaves correspond donc aussi de façon littérale au simulacre de mythologie décrit par Baudrillard, pour qui le postmoderne apparaît en même temps qu’une « surenchère des mythes d’origine et des signes de réalité », dont il énumère les symptômes :
Surenchère de vérité, d’objectivité et d’authenticité secondes. Escalade du vrai, du vécu, résurrection du figuratif là où l’objet et la substance ont disparu. Production affolée de réel et de référentiel, parallèle et supérieure à l’affolement de la production matérielle : telle apparaît la simulation dans la phase qui nous concerne—une stratégie du réel, de néo-réel et d’hyperréel, que double partout une stratégie de dissuasion.36
Cette surenchère mythologique et cette « dissuasion » baudrillardiennes—ou élément de terreur—se trouvent bien avérées, en sus de l’intertexte biblique déjà identifié, par un dernier élément déconcertant dans House of Leaves. Le corps du vieux Zampanó se trouve à proximité de larges traces de griffes laissées par quelque entité monstrueuse ayant enfoncé les murs et le plancher avec une force effrayante. Des indices intertextuels renvoient au mythe du Minotaure, thème abordé au chapitre XIII après une citation en exergue de Jorge Luis Borges37. Ce chapitre commence ainsi par le titre biffé « The Minotaur » et est suivi du poème « El Otro Tigre », du même Borges. Le collage intertextuel est ostensible et rendu plus flagrant encore par la typographie. Le poème de Borges recyclé par Danielewski traite d’un tigre allégorique composé de symboles, et d’ombres, d’une série de tropes littéraires et de souvenirs de l’encyclopédie : « Es un tigre de símbolos y sombras, Una serie de tropos literarios y de memorias de la enciclopedia »38. Le poème se termine par la recherche d’un « troisième tigre » : « Un tercer tigre buscarémos. » Et c’est ainsi, dans un énième écho entre forme et fond, à partir de l’appartement de Zampanó que l’on peut concevoir au-delà du troisième tigre (« tercer tigre ») de Borges, le 3e niveau diégétique car Zampanó n’apparaît jamais vivant dans le livre. Un jeune apprenti tatoueur du nom de Johnny Truant à la recherche d’un logement et qui a été informé de la possibilité de récupérer l’appartement laissé vacant à la suite du décès de Zampanó, s’impose la tâche de remettre en ordre les notes qu’il y a découvertes en désordre.
Johnny devient obsédé par les notes laissées par feu Zampanó. Il remplit en outre parfaitement le rôle traditionnel du narrateur non fiable ou « unreliable narrator » comme défini dès 1961 par Wayne Booth39. Dans son article sur House of Leaves, Michael Hemmingson souligne ce manque permanent de fiabilité de la narration causé par le dédale des foyers de narration. Il identifie ainsi trois « métavoix » concurrentes dans le labyrinthe des notes infrapaginales du roman :
There are three competing metavoices in the footnotes, each demanding authority, yet each is unreliable because the footnotes frustrate the reader with lies, false literary and cultural references, and the uncertainty to whom these voices belong.40
Le statut réflexif et fictif de The Navidson Record est de la sorte toujours mis en avant par la forme du texte jusque dans sa mise en page singulière. Son caractère abscons est éclairé par des critiques tantôt vrais, tantôt faux de toute évidence, comme « Cassady Roulet »41, « Wilfred Bluffton »42 ou encore « Tony Rich », auteur de l’article « Tip The Porter »43—on appréciera l’ironie réflexive de l’onomastique dans cet appareil de notes infrapaginales où le « bluff » de Bluffton renvoie au jeu hasardeux de la roulette russe dans « Roulet ». Le nom « Rich » fait écho au pourboire dans le titre de son essai méta-fictif « Tip the Porter ».
Notons enfin l’existence logique d’un quatrième et ultime niveau diégétique qui enchâsse implicitement les trois autres. Il est nécessairement constitué dès l’avant-propos par le travail minutieux d’éditeurs ou chercheurs jamais nommés44, qui réorganisent à leur tour l’objet livre en l’annotant, en le commentant, et en critiquant le travail de collectage de Johnny truant (3e niveau), Zampanó (2e niveau) puis Navidson (1er niveau), dans un mouvement hypodiégétique. Le Navidson Record vu depuis ce ce 4e niveau diégétique prend alors une allure de parodie d’écrit universitaire. Il est éclairé par des intellectuels renommés et existant dans la réalité extradiégétique, depuis Camille Paglia45 jusqu’à Jacques Derrida46. Plus loin, Stephen King, Harold Bloom, Anne Rice, mais aussi Stanley Kubrick sont aussi fictivement convoqués pour attester de l’existence d’un film nommé The Navidson Record, qu’ils commentent tous47. Fiction et réalité s’entremêlent une nouvelle fois, se contredisent, les frontières entre récit et réalité se croisent, se brouillent. C’est ce que démontre Nathalie Hamilton quand elle compare le lecteur à Thésée dans le labyrinthe, lieu ludique pour le lecteur et de terreur associée au Minotaure.
As an artifact, the book becomes the labyrinth, and as readers progress through it, they must flip forward and back and turn the book in every possible direction to read the text. The reader becomes Theseus, twisting and turning, never knowing if the Minotaur is around the next corner. The terror experienced by the characters at all levels of the novel is made more immediate for the reader because of the bizarre and unfamiliar typography of the book, which not only delays apprehension of the various plots through constant diversion but also makes the act of reading the novel an unfamiliar experience. The suspense is extended from the content of the plot to the form of the novel itself, and so dually makes use of the idea that “the labyrinth suggests play and terror; it expresses both our control over our environment and our bewilderment within it […].”48
Par le labyrinthe comme fond en écho à la forme, House of Leaves reprend, recycle, et retravaille sans cesse des éléments classiques voire mythiques.
Ancien format et nouvelles formes…
House of Leaves combine, rebrasse délibérément des genres différents—intrigue policière, fragments bibliques, récit d’horreur, conte gothique, prose encyclopédique ou universitaire—sans se laisser cantonner dans un seul. Il y a dans House of Leaves un élément melvillien, comme le constate à juste titre Steven Poole :
Danielewski thus weaves around his brutally efficient and genuinely chilling story a delightful and often very funny satire of academic criticism. In one way, and after the manner of Moby-Dick, the novel is its own Leviathan commentary (Danielewski even collects a Melvillean encyclopaedia of quotations about houses in one of the book’s voluminous appendices).49
Dans leur somme de 2007, John Bryant and Haskell Springer décrivent ainsi Moby Dick : « nautique, biblique, homérique, shakespearien, miltonien, cétologique, allitératif, fantastique, familier, archaïque, et sans cesse allusif »50. L’accumulation d’adjectifs hétéroclites pourrait parfaitement s’appliquer à House of Leaves, à l’exception sans doute de « nautique » et « cétologique » par trop maritimes mais facilement remplaçables par les termes plus terriens « géologique » et « architectural ». Par leur ampleur et leurs dimensions respectives épiques à la fois digressives, allégoriques et métaphysiques—chaque roman atteint les 600 pages—ces romans sont tous les deux particulièrement marqués par leur identité américaine, dépassant le cadre initial apparent du roman de genre. Ainsi alors que le roman d’aventure de la pêche à la baleine au XIXe siècle, que constitue le Moby Dick de Melville, se mue en récit psychologique, allégorie atemporelle de la lutte entre le bien et le mal, la nature et l’homme, la folie et la raison, le récit horrifique centré sur le thème de la « big house » hantée dans House of Leaves se transforme également en récit allégorique de la condition humaine oscillant entre folie et raison, chaos et ordre, néant et prolifération de sens. Dans son ouvrage séminal sur le genre du roman, Edward Morgan Forster dit de Moby Dick : « Moby-Dick is full of meanings: its meaning is a different problem »51. Il en va de même pour House of Leaves qui n’offre aucun sens simple et unique mais une pléthore de jeux d’interprétations possibles.
Néanmoins, le roman de Danielewski relève largement en apparence du genre fantastique, en présentant des éléments gothiques identifiés par Mark M. Hennelly Jr dans « Framing The Gothic » comme structurels et dynamiques :
[…] as Mark Danielewski’s recent House of Leaves (2000) suggests with its shape-shifting typography and printing of the word house in blue ink throughout the text, the Gothic always returns with new unconventions which dissolve the boundaries between outside and inside, victims and victimizers, readers and texts.52
Edgar Allan Poe et sa nouvelle de 1839 The Fall of the House of Usher est une autre référence intertextuelle évidente. On y retrouve le même thème de la demeure hantée, recélant des secrets de famille indicibles. Le thème de la « big house » maléfique, labyrinthique, grouillant de corridors et d’angles morts, de seuils symboliques ou littéraux, est aussi au cœur du gothique dans The Mysteries of Udolpho d’Anne Radcliffe, comme le démontre Hennelly53. Ce topos gothique alimente le récit fantastique, comme le montre encore le roman plus récent de Stephen King (1977), adapté par Kubrick au cinéma sous le même titre The Shining (1980), où la figure traditionnelle du château hanté perdu dans une nature inquiétante est remplacée par le trope plus moderne de l’hôtel isolé par la neige au sommet d’une montagne. House of Leaves reprend le thème de la demeure maléfique en retournant vers le dedans et la mise en abyme les angoisses du lecteur. Le jeu intertextuel et métafictionnel mené par Danielewski fait un clin d’œil à Stephen King, mentionné dans le roman54 ainsi que Stanley Kubrick55, notamment en reprenant la figure du labyrinthe comme trope central. Dans The Shining, l’hôtel Overlook est lui-même un dédale de corridors inquiétants. Une des dernières images du film est celle du cadavre gelé de Jack Torrance, mort de froid alors qu’il tentait d’assassiner son épouse, au beau milieu du jardin labyrinthe de haies. House of Leaves suggère une présence mauvaise liée à la demeure sans la montrer non plus. Le critique Conor Michael Dawson identifie bien cette absence:
The Navidson Record, a found footage documentary horror film attributed to Pulitzer Prize winning photojournalist Will Navidson, documents the Navidson family’s arrival at a haunted house on Ash Tree Lane attached to a mysterious labyrinth built atop a spiral staircase of protean depth inhabited by an intangible, threatening presence.56
Mais de la même façon qu’Edgar Alan Poe apparaît sous la forme d’un double timbre-poste taché de sang dans la jaquette intérieure du roman, les éléments fantastiques sont autant de pastilles ou médaillons invitant le lecteur à les déconstruire. House of Leaves ne se conforme ainsi jamais totalement à ce genre. Steven Poole va jusqu’à affirmer que Danielewski ignore superbement les conventions habituelles du récit d’horreur :
House of Leaves, even so, is a superbly inventive creation. It is not mere genre fiction, because the author so gleefully ignores the conventions of horror: no finally unmasked monster, no ghosts, no malign extraterrestrials. There is only the house. A diabolic architectural analogue of Borges’s universal library, the house perturbs the reader’s imagination because space—the dispensation of walls and floors, the certainty of relative topography—is normally the one thing we can rely on absolutely.57
Poole constate qu’il n’y a ni fantômes ni monstres à démasquer, pas plus que d’extraterrestres malveillants dans le roman. À juste titre, il reste seulement la maison: « There is only the house. » La dimension déconstructionniste du texte, qui mentionne justement Derrida dans un entretien apocryphe58 ou par un authentique fragment de Glas59, en fait un palimpseste réflexif, parodique où le jargon de l’exégèse pointilleuse l’emporte sur la simplicité ou la linéarité qu’aurait pu adopter un récit simplement fantastique. Danielewski construit alors son roman en passant le plus clair de son temps à le déconstruire simultanément, en entremêlant fausses références et vraies citations et vice versa. Ainsi, dans une autre référence intertextuelle authentique, page 143, à un ouvrage de William J. Mitchell intitulé The Reconfigured Eye : Visual Truth In The Post-Photographic Era, le narrateur se plaît à démontrer qu’à l’ère de la photographie numérique, le faux est plus indémêlable encore du vrai. Rappelons que Will Navidson est justement photojournaliste :
Protagonists of the institutions of journalism, with their interest in being trusted, of the legal system, with their need for probably reliable evidence, and of science, with their foundational faith in the recording instrument, may well fight hard to maintain the hegemony of the standard photographic image—but others will see the emergence of digital imaging as a welcome opportunity to expose the aporias in photography’s construction of the visual world, to deconstruct the very ideas of photographic objectivity and closure, and to resist what has become an increasingly sclerotic pictorial tradition.60
Selon Mitchell, l’avènement de Photoshop et du numérique vient saper la crédibilité et souligner l’artificialité de la photographie argentique traditionnelle. Mitchell emploie à dessein le terme derridien « deconstruct », déconstruire. Toujours dans la même logique d’hybridité ambiguë entre fait et fiction, à la référence authentique à Mitchell succède celle fictive à Gail Kalt. Gail Kalt analyse l’attitude de Karen—l’épouse de Will Navidson—en déconstruisant ses mécanismes de déni de la réalité. Ici encore, le vocabulaire est derridien, mais la référence au Feng Shui dans le même passage décrit comme « some such shit » indique clairement l’intention irrévérencieuse et parodique.
Karen has begun to deconstruct her various mechanisms of denial. She does not continue to insist on the ineffectual science of Feng Shui. She recognizes that the key to her misery lies in the still unexplored fissure between herself and Navidson. Without knowing it she has already begun her slow turn to face the meaning, or at least one meaning, of the darkness dwelling in the depths of her house.61
L’idée d’un sens univoque à inférer d’une narration—même si le signifié s’avère fuyant—est ainsi mentionnée par le narrateur, qui affirme que le personnage de Karen fait enfin face au sens : « face the meaning », en abandonnant le Feng Shui et en s’adonnant à la déconstruction des éléments narratifs de sa vie. Dans un contexte américain, le terme de déconstruction n’est pas strictement réductible à la pensée de Derrida et peut s’appliquer littéralement depuis longtemps à l’architecture. Il peut aussi ironiquement renvoyer à la période de reconstruction entre 1865 et 1867 après la guerre de Sécession. On constate ainsi que le texte contient de nombreuses potentialités interprétatives, convoquant la mémoire collective, oscillant entre histoire américaine et culture universitaire internationale. Mais le narrateur indique vite sa préférence entre sens univoque anecdotique et postmodernisme par l’adjonction après « le sens » du groupe nominal « ou du moins un sens », dans une logique ironique et relativiste de déflation quant à toute révélation à attendre du récit… On était sur le point de cautionner une lecture monologique en adéquation avec l’idée traditionnelle de progrès et d’édification du lecteur mais il est aussitôt fait état que ce n’est qu’un sens parmi bien d’autres… jusqu’à l’excès satirique attesté par le mélange des niveaux de langue allant de « deconstruct » à « such shit », pour renvoyer à l’exégèse d’une vétille. Par ailleurs, même si le nom de la revue, où la critique est censée avoir paru, « Grand Street », renvoie effectivement à un magazine fondé par Ben Sonnenberg ayant réellement existé de 1981 à 2004, le nom de ladite exégète « Gail Kalt » est créditée d’un article dont le titre « The Loss of Faith—(Thank God !) », littéralement « La perte de la foi, grâce à Dieu ! », renferme une plaisanterie une nouvelle fois réflexive. Ainsi, l’appareil critique déployé dans House of Leaves mime les codes de références bibliographiques universitaires, mais cède rapidement la place à une farce spéculaire. L’anagramme de Kalt est « talk » et de ce « talk » au baratin ampoulé, il n’y a qu’un pas. Du reste, le style universitaire est une des cibles principales de la parodie dans le roman, par les références aux ouvrages séminaux dont les titres obscurs ou pédants prolifèrent, notamment dans les notes de bas de pages, censées pourtant contribuer à éclairer le sujet. Ainsi, comme le démontre Josh Toth :
After all, Zampanò is cast as the quintessential postmodern artist, an artist who managed to leave behind a truly corrosive self-reflexive puzzle: an academic monograph that uses obviously real (e.g., Paul de Man’s Allegories of Reading [House of Leaves 115], John Hollander’s The Figure of Echo [43]) and obviously fictional (e.g., Ivan Largo Stilets’ Greek Mythology Again [41], Sandy Beale’s “No Horizon” [395]) sources to provide an exegesis and a critical analysis of a real documentary film that, as Truant comes to realize, “doesn’t even exist” (xix).62
Josh Toth analyse ainsi comment un authentique panthéon universitaire est convoqué avec ironie par Danielewski pour rendre compte du personnage fictif de Zampanó. Les expressions qui reviennent sous la plume de Toth sont : « monographie pseudo-universitaire »63, ou « obscures références universitaires »64. La maison de feuilles dont il est question ici renvoie une nouvelle fois à la narration que chacun « habite » ou dont chacun se fait le personnage, le discours dont il se pare pour faire sens, justifier, analyser le réel ou simplement le rendre acceptable. House of Leaves contient donc en tiroirs ses propres versants parodiques d’exégèse et d’auto-analyse calquées sur les procédures de la recherche académique. Par ailleurs, comme le démontre Sudha Shastri dans son article « Return to the beginning », ce type même de mise en abyme et d’enchâssement intertextuel, soit digressif, soit analytique, soit explicatif, souligne encore un peu plus la parodie et l’humour présents dans House of Leaves. Shastri reprend Todorov pour étayer cette interprétation. Elle analyse les mises en abyme dans House of Leaves comme relevant de la parodie de l’enchâssement d’une histoire dans l’autre si fréquemment utilisé dans les récits policiers ou fantastiques, et entre tous dans The Turn of the Screw de Henry James :
Most pertinent to the analysis of House of Leaves from the perspective of a whodunit is the following observation made by Todorov about the two stories: “It is no accident that it [the second story] is often told by a friend of the detective, who explicitly acknowledges that he is writing a book; the second story consists, in fact, in explaining how this very book came to be written” (Todorov 140). Although neither is Truant Zampanó’s friend (they have never met, even) nor Zampanó (nor Truant) Navidson’s friend, both Zampanó and Truant are writing books of the ‘second story-type’, but books that parody Todorov’s definition of the second story, by refusing rather than providing an adequate explanation of the first story: adequate with respect to the expectations the first story raises in the mind of the reader, that is. Todorov’s insightful analysis of the first story as the story of an absence is ironically fulfilled in House of Leaves.65
Shastri reprend l’analyse de Todorov sur les récits enchâssants dans le genre policier. Elle insiste sur le fait que les récits de Truant et Zampanó n’expliquent jamais la généalogie de leur objet, au contraire… Mais le collage tantôt ironique, tantôt baroque, de genres différents ne doit pas occulter l’essentiel : la prégnance toujours soulignée du signe sur le papier. Ce signifiant renvoie en puissance toujours à un signifié différé, à la manière déjà mentionnée de la typographie renvoyant à l’hypertexte de l’internet grâce au jeu de couleurs de police utilisée. L’obsolescence de l’objet livre traditionnel se retrouve ainsi engloutie ou annexée, voire subvertie, inversée. Le papier, imprimé de ses caractères bleus, renvoie à internet, ou plutôt mime internet, en singe l’aspect. Ce mot « house »66 en caractères bleus, à la façon d’un lien hypertexte, in fine, ne renvoie à rien, à aucun contenu en ligne, il renvoie à lui-même, à sa condition de signe en suspens. Sur papier, déconnecté du réseau, il est le signe pur du contexte de production historique et technique de l’objet. Il est le signe de l’âge numérique, de l’époque du virtuel et de l’internet. En somme, c’est un leurre, un faux lien hypertexte. Nous entendons ici le terme « hypertexte » dans le sens défini par George P. Landow.
[…]I shall use the terms hypermedia and hypertext interchangeably. Electronic links connect lexias “external” to a work—say, commentary on it by another author or parallel or contrasting texts—as well as within it and thereby create text that is experienced as nonlinear, or, more properly, as multilinear or multisequential. Although conventional reading habits apply within each lexia, once one leaves the shadowy bounds of any text unit, new rules and new experience apply. 67
Le mot house, en bleu à travers House of Leaves, renvoie donc à son support initial virtuel et à sa propre dimension factice et fictive. Le texte est resté publié sur internet plusieurs mois avant sa parution effective sur papier en 2000, puis a suscité la création de forums virtuels68. Sudha Shastri rappelle que ce contexte en fait un objet novateur par la forme et le support premier :
Before its publication, House of Leaves appeared on the net for several months when it had a fairly sizeable reader-following. Its hypertextual history creates an added dimension to the debate concerning beginnings, the internet being a space that problematises beginnings and endings.69
Le roman problématise donc les limites de l’objet livre, son pendant « dématérialisé » en ligne. Ceci force le lecteur à se questionner à nouveau sur le rapport entre trace et sens, entre matérialité et écriture. House of Leaves est avant tout un objet protéiforme et gigogne aux origines hypertextuelles au sens propre, qui en 700 pages, concentre sous une forme imprimée une grande quantité de variations de jeux typographiques, renvoyant sans cesse à une primauté visuelle du signe pour lui-même et au processus de décryptage qu’il induit spontanément. La présentation physique du texte constitue donc en soi un des aspects les plus originaux de l’œuvre, sorte de parodie du célèbre adage de Marshall McLuhan « The medium is the message »70. La typographie transgressive transforme alors le roman en œuvre visuelle, en suite de tableaux textuels : le fond est alors dans la forme mais la forme fait le fond71. C’est ce que Danielewski désigne par le concept mot-valise de « signiconique », qu’il définit ainsi :
Signiconic = sign + icon. Rather than engage those textual faculties of the mind remediating the pictorial or those visual faculties remediating language, the signiconic simultaneously engages both in order to lessen the significance of both, and therefore achieve a third perception no longer dependent on sign and image for remediating a world in which the mind plays no part.72
Dans ce « monde extérieur où l’esprit humain ne joue aucun rôle »—« a world in which the mind plays no part » —, dans ce jeu ou cet espace qui existe entre image et signe, une présence paradoxale mais essentielle se fait jour : celle de la page blanche toujours sous-jacente et première, signe du vide premier nécessaire : vide de l’espace intérieur de la maison de Will Navidson, vide ou blanc inévitable sur la page de l’objet livre, espace intérieur du sujet qui explore ses apories ou sa psyché labyrinthique. Nathalie Hamilton explique cette convergence entre espace textuel, espace du sujet et espace thématique fictif :
The myth of the labyrinth is rich in symbolic potential. In her book The Idea of the Labyrinth, Penelope Reed Doob enumerates a “taxonomy of metaphors” (64) developed from the concept of the labyrinth. Literary theorist Wendy Faris suggests that two groups of texts employ the labyrinth as a symbolic landscape: those that include a voyage toward the self and those that contain a voyage toward the text. Whereas the “first category is more psychologically oriented, the second of a more metafictional nature […]. This convergence is particularly evident in House of Leaves. The labyrinths that all of the characters must face are, as in so many other fictions, “metaphor[s] for the mind, and more specifically, self-exploration” (Faris 129). Each level of Danielewski’s text involves characters attempting to navigate the maze of the self, and these attempts are in turn echoed in the structure of the text.73
Le vide
Les initiales du titre House Of Leaves renvoient par paronomase acronymique à une béance, un trou, « HOLE », une absence à la fois essentielle et inquiétante. C’est d’ailleurs cette béance, ce trou noir qui sert de point de départ à Robert Kelly dans sa critique du New York Times intitulée « Home Sweet Hole » en date du 26 Mars 2000. Pour Kelly :
The hole is the core of the experience. Picture walking about in freezing, absolute darkness in a place that shrinks and expands, a place where staircases suddenly sink away to bottomless depths or compress to flatness. Picture such an abyss of utter vacuity spurring off through an ordinary house. C. S. Lewis’s armoire that opens into Narnia is a charming fancy, while Navidson’s cave is an affront to our sense of space and direction.74
C’est ce vide central, essentiel au récit, que Robert Kelly résume ainsi : « Danielewski has chosen to examine the horrific absence at the heart of life. » Ryan Jones développe cette horrible absence au cœur de la vie selon Kelly, en affirmant que l’épouvante suscitée par l’écriture de Danielewski, au-delà de sa mascarade de contrôle auctorial, provient de l’idée qu’elle promeut selon laquelle rien ni personne ne peut être défini en termes concrets :
Through a large cast of characters, Danielewski communicates an underlying feeling of dread, originating from the idea that no concept, object, or person can be defined in concrete terms, as this illusion of control merely masks the subjective reality that every human experiences.75
En d’autres termes, selon Jones, le langage est autoréférentiel. On définit un mot par d’autres mots, qui se définissent eux-mêmes par d’autres mots qui prolifèrent dans la nécessité sans cesse renouvelée d’être définis à leur tour par autant de lecteurs et lectures possibles et ainsi de suite. Finalement, même si le langage est censé—et parvient souvent à—éclairer le monde réel, il en est disjoint par sa nature symbolique et son appropriation par des expériences certes généralisables mais subjectives et singulières enfouies dans autant de labyrinthes intérieurs que de sujets pensants. La narration, le discours, le langage sont autant de concepts participant à ordonner le monde perçu par ce même sujet humain. Mais depuis Ferdinand de Saussure la relation entre le sens des mots (leur signifié) et leurs manifestations phonologiques voire graphiques (les signifiants) est identifiée comme arbitraire ou de pure convention. C’est dans cette béance ou cet espace « signiconique » que Danielewski s’engouffre. La même prégnance du néant premier et nécessaire à tout discours l’emporte dans l’analyse de Will Slocombe :
“This is not for you” is the dedication in Mark Z. Danielewski’s House of Leaves and reveals that House of Leaves is not intended for the reader, whoever he or she may be. This is because House of Leaves introduces the idea that nihilism exists beneath all forms of discourse, whether linguistic (the literary) or visual (the architectural). The problem of nihilism is implicit in most postmodern or poststructuralist fiction, but House of Leaves suggests a much more radical approach in which nihilism is something that can never come into Being. More properly, this means that rather than nihilism having a construction, it is that which exists before construction or is that upon which a construction is built. Through the figure of the house, Danielewski offers an unprecedented textual meditation on the nature of nothingness and the way in which this relates to literature, architecture, and philosophy.76
Comme le résume Slocombe : « Through the figure of the house, Danielewski offers an unprecedented textual meditation on the nature of nothingness ». Ainsi House of Leaves peut être perçu comme un signifiant pur, un objet conteneur, un réceptacle, voire un écran où justement du fait du vide premier, les informations prolifèrent, se diffractent, se connectent par juxtaposition sur la page, par répétition, mutation, déformation, allusion intertextuelle, par échos adossés à des référents absolus inatteignables. Ces informations se reconfigurent en permanence en fonction du niveau diégétique perçu, du narrateur identifié77, sans conduire à un sens précisément unique ou monologique. Cette maison peut tour à tour renvoyer à telle ou telle maison réelle ou pas, s’élargir symboliquement à la psyché, à l’inconscient collectif, à la mythologie, aux origines... Nathalie Hamilton développe une argumentation convaincante dans le sens d’une équation entre maison labyrinthe et esprit humain en précisant que chiens et chats dans la famille Navidson ne peuvent rentrer dans le labyrinthe symbolique du langage humain :
In equating this labyrinthine hallway with the psyche, one must also take into account the fact that the family’s cat and dog are not able to wander the hallway and that, on going through the door, they immediately appear in the backyard. The short Chapter 6 opens with a quote from Ernest Becker that begins “[Animals] lack a symbolic identity and the self-consciousness that goes with it” (74), further supporting the idea that the hallway is a manifestation of the labyrinthine search for self within one’s own mind.78
On songe en termes de jeu narratif à un autre livre proliférant, chef-d’œuvre digressif métatextuel : Infinite Jest de David Wallace (1996). Mais loin de Wallace, qui attaque la société américaine dans ce qu’elle comporte de superficiel, de consumériste et d’addictif, House of Leaves s’avère plus glissant, polysémique ou conceptuel du fait du vide régnant en son sein. Que cela soit délibéré ou non, par son thème central qui relie référent et signe, réalité et perception de la réalité, le livre reprend le débat berkeleyen posé depuis 1710 dans A Treatise Concerning the Principles of Human Knowledge, reformulé en 1713 dans Three Dialogues between Hylas and Philonous. La thèse principale de Berkeley est résumée par la maxime célèbre « esse est percipi aut percipere » à savoir « être c’est être perçu ou percevoir ». La philosophie de Berkeley a connu différentes dénominations : idéalisme empirique, immatérialisme, idéalisme subjectif. Mais dans tous les cas, elle peut se résumer ainsi : la nature ultime de la réalité repose sur l’esprit, sur des formes abstraites ou sur des représentations mentales perçues, il n’existe donc pas d’objets réels extérieurs à la pensée car tout existe dans un flot de perception en médiation sensorielle. Tout est (en) médiation en quelque sorte pour Berkeley.
Cette doctrine nie donc que l’on puisse connaître directement ou immédiatement le monde extérieur tel qu’il est puisqu’il n’existe pas en soi mais seulement dans la pensée du sujet qui perçoit et décode ou fait sens de l’information perçue. L’arbre selon Berkeley n’est que par sa forme et les ondes lumineuses qui en émanent, voire les stimuli tactiles consécutifs à un contact, une collision. Il est car il est perçu. Aucune entité n’est connaissable sans médiation, selon cette théorie qui a trouvé différents antagonistes historiques à travers le matérialisme voire l’idéalisme platonicien, le matérialisme éliminativiste, le computationnalisme, puis enfin le connexionnisme, avatars et descendants d’un matérialisme ou d’un platonisme strict. L’idée au centre du roman est donc bien celle-là : tout est perception. Le sens découle des sens. Le lecteur, face à l’objet livre, en fera sens ex nihilo, qu’il le souhaite ou non. Et cette impossible maison de feuilles vide, non cartographiable de façon exhaustive, illustre ce mouvement permanent de création du sens, du temps et de l’espace. La maison du roman renvoie ainsi à l’imagination humaine et à l’esprit en soi, qui dépassent en les construisant les dimensions spatiales mathématisables d’une boîte crânienne. De même, l’espace figuré et narratif contenu métaphoriquement à l’intérieur d’un livre est bien plus vaste ou indéterminé que l’objet livre en lui-même. Berkeley se servait de cet immatérialisme pour convaincre de l’existence de Dieu, Danielewski lui, de façon plus ludique ou prosaïque, se sert du motif pour illustrer cette propension à connecter les événements, faire sens, envers et contre tout.
Cet idéalisme subjectif constitue aussi la thèse illustrée par Jorge Luis Borges dans « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », sa nouvelle de 1940. House of Leaves crée à son tour un espace imaginaire pur mais met en exergue le vide initial, ce vide premier, préexistant à tout mouvement, nécessaire au dépl(o)iement de la pensée.
Une expérience scientifique constitue un parallèle saisissant à House of Leaves. Il s’agit d’une série d’expérimentations menées au CHU McGill de Montréal sous la houlette de Donald Hebb de 1951 à 1954, financées par la Central Intelligence Agency américaine et portant sur des étudiants volontaires, qui pouvaient arrêter l’expérience à tout moment. Les observations de Hebb permirent la mise au point de la technique de torture psychologique dite de « privation sensorielle »79. Renvoyant à l’adage aristotélicien que la nature—ici humaine—a horreur du vide, cette méthode en apparence non-violente car sans séquelles visibles, consiste à réduire autant que possible les perceptions sensorielles du sujet par le port d’un casque assourdissant pour le priver de l’audition, d’un bandeau (ou de lunettes) sur les yeux pour l’empêcher de voir et en privant celui-ci du toucher et de l’odorat, puis en l’isolant des contacts humains et des stimulations extérieures—conversations, sport, ordinateur…—par l’enfermement dans une pièce étroite. Les effets, constatés au bout de quelques jours, sont des hallucinations comparables aux conséquences de la prise de drogues puissantes et aboutissent à une régression mentale et un chaos existentiel insupportable pour le sujet. En 2008 Ian Robbins80, pyschologue clinicien au St George’s Hospital de Londres, a recréé l’expérience de Hebb en collaboration avec la BBC81 en isolant 6 volontaires pendant 48 heures dans les cellules insonorisées d’un abri nucléaire britannique. Les résultats corroborent ceux de Hebb. En n’étant soumis à aucun stimulus, paradoxalement, les volontaires ont enduré des émotions extrêmes, engendrant paranoïa et folie en sus de violentes hallucinations. La même chose arrive dans le roman à Holloway Roberts82, perdu dans le dédale sombre, vide et froid de l’espace intérieur et souterrain de la maison d’Ash Tree Lane. Certains patients d’Ian Robbins ont cru voir des piles de milliers de coquilles d’huîtres dans l’obscurité, des serpents, des zèbres, des petites voitures, des éclairs, ont eu la sensation que la pièce décollait comme un avion, entendu des vrombissements de bombardiers, perçu des nuées de mouches ou de moustiques. Certains ont même cru ressentir des sensations tactiles fantômes. La conclusion de House of Leaves, qui fut rédigée quelques mois avant le 11 septembre 2001 et avant la création de la prison de Guantánamo, où ce type de torture fut entre autres appliquée, contient en soi une leçon singulière. La pulsion mythologique chez l’homme est extraordinaire, aussi puissante que l’absence ou le vide premiers. La fiction l’emporte ainsi toujours. Du vide naît forcément l’ardent besoin d’une mythologie, d’une fiction, d’une narration. House Of Leaves souligne cette nécessité douloureuse première et amphibologique d’un vide premier qui appelle la narration, le récit fondateur, les paraboles mystérieuses, l’événement, le sens, et donc la matière narrative de papier ou numérique afin de tenter en permanence d’oblitérer ce vide toujours sous-jacent aussi irréfragable que menaçant. Le sujet humain selon Danielewski est donc plus qu’un homo sapiens, c’est un homo narrans, un être vivant d’histoires, ce qui en dit long sur l’Amérique, nation créée de toutes pièces par des « Pères Fondateurs », sur une amnésie ou plutôt une négation des cosmogonies antérieures notamment amérindiennes.
Conclusion
On retiendra l’étonnant exercice de style, proche de la saturation de signes, que constitue le roman de Danielewski. La convergence entre forme et fond est telle qu’elle affecte, comme on l’a démontré, jusqu’à la présentation physique et visuelle de l’objet livre, dans une illustration supplémentaire du concept « signiconique ». Ainsi, la couverture—extérieure—du roman est-elle moins grande que la jaquette intérieure, à l’image de l’espace intérieur de la maison dont il est question dans le livre83.
Mais pour en revenir à l’analyse première de Philip Roth, qui pense que le roman disparaîtra bientôt, du fait de la prolifération des cultures écraniques, on rappellera, au contraire, que le roman en tant que format d’écriture, comme le démontre Danielewski, semble bien pouvoir s’accommoder des écrans des liseuses ou des blogs littéraires en ligne. Le roman, en 2017 comme en 2000, reconfigure simplement son rapport à la réalité matérielle de son support potentiel, une réalité aujourd’hui un peu plus en médiation électronique, virtuelle, certes, voire hypertextuelle, que naguère, souvent en forme de réseau, regorgeant d’informations et de contenus en ligne plus ou moins indexés au réel. Les habitudes de lecture et le roman, loin de disparaître, semblent ainsi muter, rappelant la façon dont la photographie força la peinture à s’adapter à une nouvelle ère technique, comme le rappelle Dominique de Font-Réaulx :
Étroitement liée à la peinture, la photographie fit naître, par le choix de ses sujets, la manière de les représenter mais aussi, grâce à la multiplication que permit la diffusion, un rapport nouveau au réel et à sa représentation, qui à son tour influença profondément la peinture.84
Les écrans fournissent de nouveaux repères, et réinventent ou réorganisent le réel. Finalement, on retiendra que le trope central de la maison à la fois infinie et vide, obscure et sans signification évidente ou monologique, renvoie à la béance à la fois nécessaire et inquiétante entre signifiant et signifié, entre événements et Histoire. Cette histoire « à tiroirs » en cours de (ré-)écriture permanente tire une part de sa force ou tension de l’indicible sous-jacent ou de ce qui est tu—depuis les génocides amérindiens jusqu’aux politiques contemporaines les plus cyniques—et participe simultanément du mythe grandiose sans cesse réécrit de la Frontière, qui nous sépare d’un espace à conquérir, vierge, vide, sauvage, une terra nullius tantôt littérale, tantôt discursive. Ici c’est la frontière entre objet livre et espace virtuel du contexte d’écriture et de lecture, qui est aussi renégociée. Danielewski ne dit rien d’autre, quand il affirme que la mémoire et donc l’histoire sont toujours « interprétation, réduction, et compression complexe d’information ». On notera au passage l’analogie inattendue à peine voilée entre mémoire humaine et logiciel de compression des fichiers :
Oh, we live comfortably because we create these sacred domains in our head where we believe that we have a specific history, a certain set of experiences. We believe that our memories keep us in direct touch with what has happened. But memory never puts us in touch with anything directly; it’s always interpretive, reductive, a complicated compression of information.85
Cet édifice proliférant au cœur du roman, ce sont donc les textes que nous déchiffrons sans cesse, sans parvenir à un sens définitif, paisible, au milieu d’un univers vertigineux, démesuré, angoissant, comme cette vaste villa perdue dans une Virginie textuelle, dont les mesures ne peuvent pas coïncider avec le réel. Pour Danielewski, « la mémoire ne nous met ainsi jamais en contact direct avec quoi que ce soit »86. Ce raisonnement débouche sur un paradoxe énoncé par Josh Toth :
To a degree, then, House of Leaves marks a clear but cautious return to the very ideals postmodernism and post-structuralism worked to debunk as symptoms of the logocentric project of the enlightenment: humanism and mimesis. Made possible by the various “leaves,” or interpretive leavings, enacted and encouraged throughout, the returns of House of Leaves can thus be understood as so many (non)returns to the subject, the family, the novel, and (perhaps, most subtly) the truly American.87
Comme le dit Toth, par ses retours même parodiques aux idéaux fondateurs de l’Amérique, Danielewski en déconstruisant le caractère mythologique du sujet, de la famille, du roman et de l’Amérique—post-impériale ou non—parvient à renforcer leur statut de repère iconique, allant même jusqu’à ressusciter une figure puissante de l’auteur. Ce qui n’est pas la moindre des ironies, cinquante ans après la publication par Barthes en anglais de « The Death of the Author »88, acte de naissance parmi d’autres du post-modernisme. La mort du roman annoncée par Philip Roth semble donc bien prendre le chemin de ce qu’un Maurice Blanchot aurait appelé un « entretien infini »89, fût-il couché sur papier ou converti en kilo-octets.