Le bizutage, les plaisanteries, les banquets enivrés d’étudiants ne sont assurément pas des objets centraux de l’histoire de l’éducation ou de l’histoire des établissements d’enseignement scientifique. Au contraire, ce sont même des thèmes qui ont été largement négligés par les historiens, certainement parce que longtemps jugés anecdotiques ou ignobles au sens littéral. Cet oubli révèle pourtant une réalité complémentaire : dans une certaine mesure, malgré les immenses travaux qui ont été réalisés en histoire de l’éducation, il ne serait pas exagéré de dire que les étudiants ont été les grands oubliés de l’histoire1. Il ne faudrait pas intenter un mauvais procès : les étudiants ont intéressé les historiens depuis plusieurs décennies au travers des grandes études de sociologie historique ayant permis la publication d’une première Histoire sociale des étudiants dès 19892. Mais comme objet d’histoire culturelle, sociale, scientifique, la figure de l’étudiant a longtemps cédé la place à l’institution.
Le présent ouvrage symbolise pourtant le travail qui a été entrepris depuis le début des années 2000 dans l’historiographie française, sous l’impulsion d’autres sciences sociales3. Des travaux comme La naissance de l’étudiant moderne (XIXe siècle) de Pierre Moulinier ou encore l’Histoire des élèves en France de François Grèzes-Rueff et Jean Leduc ont placé l’étudiant au centre de la réflexion et ajouté à l’agenda de la recherche tout un ensemble de thématiques naguère laissées en marge des études historiques4. Les sociabilités étudiantes, les pratiques communautaires, les rituels partagés ou la violence en milieu scolaire constituent aujourd’hui une nouvelle frontière des études sur les établissements scolaires.
Un établissement se prête volontiers à cet exercice : l’École du génie de Mézières, première école d’ingénieurs militaires française et ancêtre de l’École polytechnique5. L’étude de la pluralité des pratiques étudiantes, officielles ou non, constitue un outil d’analyse des mécanismes de socialisation qui ont permis de fixer, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, certains traits durables de la figure de l’élève-ingénieur en France6.
Cet article s’intéresse pour cela à la vie clandestine ou à la vie en marge des étudiants de l’école du génie, faite de loisirs, de banquets, de sociabilités urbaines, de rituels, etc. Ces pratiques ont été les vecteurs de la construction d’une identité collective forte des élèves-ingénieurs dans les dernières décennies de l’Ancien régime, s’appropriant les codes des sociétés militaires et des espaces traditionnels de formation. Cette vie clandestine, en se donnant l’apparence de la résistance, de la légèreté et de la liberté, a cependant dans le même temps consolidé la construction identitaire voulue par l’institution, en renforçant la constitution d’une identité élitaire de la formation des ingénieurs en France.
L’École du génie de Mézières et ses élèves
L’École du génie de Mézières a été créée au moment où, critiques à l’égard de la formation universitaire dans les domaines des sciences et des techniques, les administrateurs des Lumières ont cherché à attacher au service de l’État royal des cadres pour moderniser les infrastructures urbaines, développer les réseaux routiers et fluviaux, exploiter les ressources minérales du sous-sol ou consolider les défenses du royaume7. Plusieurs écoles supérieures d’enseignement technique et scientifique sont ainsi créées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dont l’École des Ponts et Chaussées en 1747 ou l’École des Mines en 17838. L’École du génie de Mézières, créée en 1748, en est l’un des établissements les plus emblématiques parce qu’elle forme pour les dernières années d’Ancien régime des ingénieurs en fortification et constitue un lieu d’enseignement scientifique particulièrement renommé.
Jusqu’en 1793, l’École du génie de Mézières va ainsi former plus de 550 ingénieurs militaires9. Ils sont en moyenne âgés d’une vingtaine d’années lorsqu’ils entrent à l’École du génie de Mézières (60 % ont entre 18 et 22 ans), à quelques exceptions près10. La plupart de ces élèves ne sont pas familiers de la petite ville fortifiée de Mézières située dans les Ardennes puisqu’ils sont originaires de tout le territoire du royaume (et un élève sur cinq pendant près de trente ans est même originaire du Languedoc ou de la Guyenne11). L’École est en effet renommée et prestigieuse (le corps du génie est un corps prestigieux, les professeurs de Mézières sont souvent des académiciens, et le lieu est réputé pour son enseignement scientifique12). Parmi ces élèves, certains ont fait des carrières extrêmement brillantes après leur passage par Mézières. Un nombre tout à fait notable a poursuivi une carrière scientifique, comme Pierre Du Buat (élève en 1750 et célèbre hydraulicien), Jean Charles de Borda (élève en 1758, déjà repéré à Mézières pour un mémoire sur la balistique et célèbre pour ses travaux en mécanique des fluides), ou encore le physicien Charles Augustin Coulomb (1760) ou le mathématicien et homme politique Lazare Carnot (1771). D’autres ont connu une brillante carrière dans les armes ou les lettres, comme le futur ministre de la guerre François Aimé Dejean (1768) ; Louis Le Bègue Duportail (1762), conseiller de George Washington et fondateur du corps du génie américain ou encore Claude Joseph Rouget de Lisle (1762) auteur de la Marseillaise pour l’armée du Rhin en 1792. Enfin 48 élèves deviendront généraux et 26 ont encore leur nom gravé sur l’Arc de Triomphe à Paris13.
Ces élèves font l’expérience à Mézières d’une école scientifique, technique et militaire. Comme dans beaucoup d’écoles militaires du XVIIIe siècle, élèves, professeurs et officiers se mêlent dans un univers à la frontière de l’armée, de la technique et de la science. Ils partagent leurs temps entre études en salle et études en atelier, consacrant une part importante de leur semaine à l’étude des mathématiques (arithmétique, géométrie, algèbre, mécanique statique et dynamique, hydrostatique), de la physique expérimentale et du dessin d’ingénieur (stéréotomie, lever des plans, épure, etc.), le tout mis en jeu sur le terrain et lors d’un simulacre de siège annuel14. La discipline surtout y est militaire15. Un état major placé à la tête de l’établissement complète un personnel fait de professeurs académiciens, de dessinateurs, d’appareilleurs, et d’officiers. La discipline y est stricte durant leurs deux années d’études en moyenne, discipline constituée d’un arsenal de dispositifs punitifs en cas de manquements en règles, d’examens réguliers du travail, de contrôle de la vie biologique et sociale des élèves16.
L’École du génie joue un rôle essentiel dans la fixation de trois traits importants de la figure de l’élève-ingénieur moderne. Elle fixe pour les trois siècles à venir le modèle du concours d’entrée faisant des mathématiques un critère essentiel de sélection des élèves-ingénieurs (les candidats à l’école du génie se présentent à un examen portant sur l’apprentissage d’un cours dense de mathématiques et sur la pratique du dessin)17. Certes les mathématiques constituent un outil essentiel au travail de l’ingénieur depuis la Renaissance, et Vauban avait institué dès la fin des années 1690 un examen de mathématiques pour devenir ingénieur du « roy18 », mais la mise en place d’une sélection fondée sur les mathématiques pour toute formation d’ingénieur constitue à partir de la création de l’école du génie de Mézières un trait fort du modèle français (il n’y a de ce point de vue quasiment rien de comparable outre-Manche19). En conséquence, la sélectivité de l’examen (31 à 34 % de taux d’admission) et le poids de la préparation en mathématiques ont développé le recours à des formations préparatoires au concours, au sein des collèges royaux, des écoles militaires et de plus en plus au sein de pensions privées parisiennes20 (origines des classes préparatoires aux grandes écoles qui se développeront ultérieurement). Enfin, l’École du génie de Mézières entérine l’anoblissement de la fonction d’ingénieur militaire, puisque à la veille de la Révolution française la quasi totalité des élèves de l’école appartiendront à la noblesse, chose encore impensable un siècle plus tôt pour cette fonction attachée au monde des techniques et des métiers21. On trouve à Mézières ce qui fera le succès de l’école polytechnique au siècle suivant. Le concours, en mettant l’accent sur les mérites personnels et les savoirs mathématiques, en donnant accès à une formation scolaire prestigieuse dirigée par des savants et héritière d’une tradition attachée à la gloire de Vauban, a enrobé d’une noblesse nouvelle la fonction et l’art de l’ingénieur et attiré vers le domaine technique une part de la noblesse sans la faire déroger22.
L’émergence d’un sentiment du nous
Au sein de cette école d’élèves particulièrement doués dans les sciences et les techniques, à l’encadrement strict et militaire, les sources laissent entrevoir l’existence d’une « vie clandestine » des élèves déployée hors ou à côté du cadre scolaire23. L’institution enveloppante24 que constitue l’École du génie de Mézières n’est pas seulement une institution qui gouverne ses élèves ou qui les travaille en vue de les transformer ; c’est également une institution qui est travaillée par ces élèves officiellement et officieusement. Les sources témoignent des pratiques communautaires qui constituent la norme au sein de cette école d’ingénieurs, tant dans la vie officielle (déplacement hebdomadaire des élèves et de l’état-major à la messe, aux cérémonies publiques, aux bals, sur le terrains d’exercices, etc.25, « tous les élèves furent au spectacle26 ») que dans la vie clandestine (malgré les restrictions imposées par les règlements, les élèves circulent dans les cafés, billards, salons environnants, etc., ils organisent des pratiques de bizutage, troublent l’ordre public, etc.27).
Les sociabilités des élèves, hors du temps scolaire, sont fondamentalement structurées par les soupers quotidiens (dîners) que les deux promotions de l’école partagent au sein d’une auberge située dans Mézières28. Le vin y joue un rôle essentiel pour la cohésion de la communauté étudiante, dans une forme de reproduction des codes en vigueur parmi les officiers de l’armée. « à cette époque, les anciens trinquaient encore beaucoup et les nouveaux cherchaient à les imiter », écrit Ferdinand de Bony, ajoutant que l’alcool constituait un moyen de « cimenter leur reconnaissance faite dans les vignes du Seigneur29 ». Les billets du jeune élève Claude-Antoine Prieur Duvernois (futur Prieur de la Côte d’Or) en 1782 montrent que les dépenses en vins, liqueurs et champagnes constituent la seconde source de dépense du jeune homme, juste après ses frais de tailleur mais devant ses achats de fournitures scolaires ou ses frais de logement30. Les repas de la communauté étudiante sont particulièrement codifiés par des règles de socialisation établies par les élèves eux-mêmes et qu’ils nomment « règlements31 ». Ces règlements joueurs (comme le fait de payer une tournée de vin si le moindre mot scientifique est prononcé hors de la classe32) constituent à n’en pas douter des techniques de distanciation par rapport à l’institution33. Un étudiant nommé « chef de calotte34 » a la charge de le faire respecter, délivrant des amendes appelées « canettes » aux élèves réfractaires (la canette consiste dans le paiement d’une bouteille de vin aux autres élèves), et toute occasion est bonne à prendre : « Tout calembour était passé à la filière et s’il était jugé bon, le faiseur payait canette [or] on pense bien que les plus détestables calembours étaient trouvés sublimes35 ».
De manière générale, le temps non scolaire permet aux élèves de mettre à distance l’institution et sa discipline en profitant de la géographie particulière de la ville36. Si les historiens des sciences aiment à rappeler que certains élèves de Mézières approfondissaient leur savoir scientifique hors du temps d’étude en proposant des mémoires aux académies savantes (c’est le cas de Lazare Carnot ou Jean Baptiste Meusnier37), ce n’était assurément pas le cas de tous les étudiants. Le professeur Monge regrette ainsi dans une lettre que certains étudiants accordent trop de temps « à des délassements ou à des occupations peu importantes38 ». Un rapport sur Rouget de l’Isle fait de celui-ci l’exemple même du dilettante, déplorant qu’« il n’a travaillé qu’autant qu’il y a été contraint (…) sa conduite [ayant] toujours été celle d’un homme tout occupé de ses plaisirs » préférant « se livre[r] beaucoup à la bonne compagnie39 ». En réalité, la plupart des étudiants consacrent une part de leur temps à ce que Ferdinand Bony de la Vergne appelle « aller faire le garçon40 », c’est-à-dire s’affranchir des devoirs pour s’accorder le droit à l’insouciance et aux plaisirs : les bals publics, les assemblées, les cafés, les billards, les théâtres, les cabarets du côté de Charleville (ce que Pierre Moulinier avait proposé d’appeler des lieux studientanisés41). Ils profitent pour cela de la proximité, à un kilomètre de Mézières, de la ville neuve de Charleville qui rassemble les lieux de sociabilités locaux et une belle société, à une distance suffisante de l’« aire de surveillance » que constitue Mézières, cœur spatial et symbolique de l’institution où s’exercent continuellement son regard et son emprise sur les individus ; Charleville constitue à l’inverse une « zone franche42 » où l’autorité du personnel de l’école se fait moins sentir, où les interdictions sont plus relâchées, dans une forme de « géographie de la liberté43 ».
Ces zones franches permettent aux élèves d’oser des formes de transgression aux règlements, de rébellion face aux autorités locales, et à travers elles, de faire émerger un « sentiment du moi » ou un « sentiment du nous44 ». Des formes d’insubordination rituelle font ainsi surface. Un groupe d’élèves perturbe un salon donné chez une aristocrate de Charleville en organisant un charivari qui fera date, rendu possible par le relais de complices introduits dans le salon, l’affaire allant loin puisqu’une plainte est déposée contre eux45. Dans les années 1780, un différend oppose un élève à un marchand de cuir basé à Mézières ; les camarades de l’élève en question, à une époque marquée par l’importance du recrutement aristocratique, le soutiennent et organisent une grande démonstration de force dans Mézières, en défilant dans les rues avec des pancartes, en écrivant des mots au charbon sur les murs de la demeure du bourgeois et en diffusant des billets à son encontre dans toute la ville46. Des formes plus subtiles de mise à distance existent également à Mézières, passant par l’humour et la caricature comme mode de subversion des hiérarchies. C’est d’ailleurs l’un des traits les plus surprenants du récit de l’élève Ferdinand de Bony de la Vergne : certains élèves ne cessent d’y tromper les professeurs et les commandants de l’école en usant de ruses, de déguisements, etc. Certains jouent des mauvais tours aux commandants de l’école, se déguisent en chirurgien-major de l’école, où se moquent ouvertement de la nullité à la chasse du grand examinateur de l’école, le mathématicien et académicien Charles Bossut47. Ce qui se joue ici, c’est une volonté de mettre à distance le carcan institutionnel par le recours à l’humour ou au chahut traditionnel48. Non seulement il s’agit là d’actes de désobéissance collective révélant un état d’esprit libre et frondeur rétif au règlement ou un désir d’échapper à l’enfermement, comme l’écrit Bruno Belhoste à propos des Polytechniciens du siècle suivant49, mais cette vie clandestine constitue plus structurellement encore, selon les mots d’Erving Goffman, un moyen « d’obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions autorisées par des moyens défendus50 ».
Dans un cadre disciplinaire relativement strict, comme celui de l’École du génie de Mézières, ces écarts à l’existence institutionnelle font naître le sentiment du nous chez les élèves. Le règlement de l’École pour l’année 1777 en porte le témoignage : il est un rappel à l’ordre contre les élèves qui ont pris l’habitude d’ajouter des éléments de personnalisation à leur uniforme (bouquets, plumets, nœuds d’épée, etc.)51. Ces écarts sont autant d’« adaptations secondaires » (dans la terminologie goffmanienne), c’est-à-dire de pratiques qui autorisent au produit d’une institution d’obtenir des satisfactions interdites, de « s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement52 ». La vie clandestine des élèves, faite de pratiques communes et d’écarts aux règles fixées par l’école, conditionne l’acquisition de dispositions sociales et de marqueurs identitaires propres à la communauté. Et dans le même temps, ce sentiment du « nous » en apparence forgé dans l’écart constitue le meilleur vecteur de transmission de l’esprit de corps promu par une École qui se veut l’instrument d’uniformisation et de rationalisation du corps des ingénieurs militaires53.
Le mythe de la marginalité
La vie clandestine ressort cependant plus fortement dans les sources qu’elle ne l’est en réalité, parce qu’elle est plus haute en couleur, plus visible. La principale source étudiée ici, les souvenirs de l’élève Ferdinand de Bony de la Vergne, joue pleinement la carte de l’anecdote, du bon mot, des saillies (pour reprendre autant de termes présents dans le titre de l’ouvrage où sont insérés ces souvenirs) et construit une forme de légende officielle de l’École du génie imprégnée par l’esprit de corps de l’ancien ingénieur. Elle diffère en cela d’une source bien plus abrupte, le journal personnel d’un élève reçu à l’École en 175654, fils d’un arpenteur royal des Ponts et Chaussées installé à Mézières, qui, s’il mentionne les bals et festivités locales, est bien plus attentif aux questions techniques, notamment aux problématiques de construction et de matériaux, au travail. Les saillies et les hauts faits du chahut étudiant construisent un mythe de la marginalité. Certes une vie clandestine existe à l’École du génie, offrant aux élèves ingénieurs l’occasion de faire jeunesse en marge des cours de stéréotomie et d’hydrodynamique, mais plusieurs limites doivent être mises en évidence.
D’abord, les résistances sont très largement contenues. Les règlements de 1764 et 1777 prévoyaient des peines plus ou moins sévères contre les élèves récalcitrants, allant du confinement en salle jusqu’à des peines d’emprisonnement55. Si des avertissements ont été prononcés à quelques occasions, on ne note dans les sources qui ont survécu qu’un cas d’emprisonnement d’élèves qui avaient lancé une campagne odieuse contre deux candidats roturiers souhaitant intégrer l’école56. Trois hypothèses peuvent être faites pour expliquer le faible nombre de condamnations. La première est que nos sources sont partielles (beaucoup de documents ne nous sont pas parvenus)57. La seconde est que la violence disciplinaire à l’École du génie de Mézières est contenue. En effet, différentes sources tendent à souligner la tolérance de l’état-major à l’égard de certaines frasques étudiantes (le commandant de Villelongue, à la tête de l’école de 1777 à 1793, va jusqu’à féliciter l’inventivité d’un élève qui s’est moqué de lui en se déguisant et fait faire un tableau à l’effigie du pauvre Bossut raillé par les élèves58).
Cette hypothèse est tout à fait crédible et complémentaire d’une troisième hypothèse, celle selon laquelle les écarts n’auraient jamais été jusqu’à une véritable insubordination à l’égard de l’institution et des autorités locales. Deux éléments semblent aller dans ce sens. D’abord, la sociologie de l’école laisse entrevoir de fortes solidarités intergénérationnelles et joue donc en faveur d’une autocensure des élèves dans leurs ambitions de chahut. La reproduction sociale est forte à l’École du génie, les élèves y sont surveillés de près par différents réseaux de parentèles et d’amitiés. Plusieurs cas sont emblématiques. Le commandant de Villelongue a lui-même été élève à l’école en 1753 ; il y a fait ses études avec l’oncle de Ferdinand de Bony, dont le père était également passé par Mézières59. Dans la famille Larcher-Cluzel, le père Louis Larcher a été formé dans les premières années d’existence de l’école de Mézières ; après lui, son fils François, son neveu Jacques-Barbe et leur lointain cousin Pierre-Jean Cluzel passeront à leur tour par l’école60. La mère du jeune Prieur-Duvernois va quant à elle entretenir une correspondance régulière avec le major de l’école pour suivre de près l’évolution de son fils à Mézières61. Le second élément qui peut corroborer ces hypothèses, c’est que le chahut des élèves-ingénieurs s’intégrait dans la culture du corps transmise par l’école. Au même titre que les chants de table parfois graveleux des repas d’officiers62, le rire institué par les élèves et transmis de génération en génération63 constitue l’un des jalons de la transmission des normes de savoir-être souhaitée par l’institution (certaines blagues promeuvent des valeurs liées à l’honneur, à la virilité, à la maitrise des codes militaires, à la maitrise des codes aristocratiques, etc.64).
Enfin, cette vie clandestine n’a que l’apparence de la spontanéité, car elle est en réalité largement encadrée par une institution étudiante très importante, à l’apparence légère mais aux fonctions normatives et disciplinaires essentielles dans le dispositif institutionnel : la « calotte65 ». La calotte est une sorte d’association étudiante un peu burlesque qui n’est pas propre à l’École du génie de Mézières : on la trouvait dans plusieurs corps d’armée au XVIIIe siècle. Ces calottes venaient d’un mouvement littéraire et nobiliaire datant du début du XVIIIe siècle appelé le régiment de la calotte. Créé en 1702 à Paris par quelques aristocrates avinés, c’était une sorte de société de rieurs (réunissant des militaires, des aristocrates et des écrivains proches de la cour) chargée d’exercer une police du ridicule sur la haute société parisienne (elle tirait son nom de la calotte, sorte de chape de plomb qu’on plaçait au-dessus de la tête d’un ridicule pour remédier à l’évaporation de son esprit). Conçue au départ comme « une blague d’officiers de l’armée royale66 », elle était animée par un ensemble de pratiques cérémonielles (des banquets, des cérémonies mais aussi des charivaris) et dirigée par un Conseil de la calotte promouvant des blagues, de rituels joueurs, etc. Ce régiment de la calotte a rencontré un vif succès dans les milieux aristocratiques et militaires au XVIIIe siècle ce qui explique que des « calottes » se soient multipliées dans les régiments et écoles militaires (Napoléon Bonaparte a rédigé un Règlement de la calotte pour le régiment d’artillerie de la Fère en 178867).
À Mézières, la calotte a un caractère fondamentalement étudiant. Il s’agit essentiellement d’une assemblée délibérative (réunie à l’auberge où ont lieu les repas de promotion) dont tous les membres sont des élèves de l’école. Elle est dirigée par un « chef de calotte » désigné par son classement aux examens68. En principe, tous les élèves d’une promotion qui ont subi des épreuves d’intégration font partie de la calotte, d’où l’importance des rites dits d’« absorption69 » des nouveaux reçus au concours d’entrée (au terme des épreuves, les nouveaux élèves deviennent des calotins). C’est ainsi cette calotte qui organise en réalité la plupart des blagues des anciens contre les nouveaux, qui pousse les élèves à faire de leurs repas de grandes beuveries communes, qui soutient certains élèves dans leurs plaisanteries contre l’état-major ou pour mystifier une personnalité locale. C’est en conséquence cette institution qui commande et dirige la vie clandestine des élèves ingénieurs.
Or, ce faisant, elle constitue aussi l’élément déterminant de dressement des âmes et des corps dans le sens voulu par l’institution scolaire dont elle constitue un rouage disciplinaire essentiel. Un article qui lui est consacré dans l’Encyclopédie méthodique est à ce titre éloquent pour expliquer le rôle de tribunal que joue la calotte parmi les étudiants :
Les ordonnances ne peuvent descendre jusque dans les détails de la vie privée des jeunes officiers. […] Le meilleur lieutenant-colonel ne peut, à cause des soins & de l’adresse que les jeunes officiers emploient à éviter ses regards, prévenir tous les effets de leurs passions, ainsi que ceux de la légèreté & de l’inconséquence, si ordinaires à la jeunesse70.
Ainsi, alors même que semble souffler un vent de liberté dans les pratiques des élèves ingénieurs, alors qu’ils vont faire le garçon dans les cafés et cabarets de Charleville, l’institution révèle son emprise disciplinaire en exigeant l’apprentissage de la gestion de soi par le groupe des élèves permettant l’intériorisation des réquisits institutionnels. L’apprentissage de l’autorité, de la hiérarchie, des normes de comportements, de savoirs et de savoir-être passe aussi par cette vie clandestine mythifiant le rire et la liberté.
Conclusion
Au terme de ce voyage dans la vie clandestine de la plus vieille école d’ingénieurs militaires française, nous croisons plusieurs figures attendues de l’étudiant moderne. Mézières marque la naissance du modèle des grandes écoles techniques attachées aux corps d’Etat dont les élèves sont sélectionnés sur la base de connaissances mathématiques élevées, modèle qui caractérisera dès lors les élèves ingénieurs français, a fortiori avec la création de l’école polytechnique en 1794. Institution enveloppante, disciplinaire et militaire, l’École du génie laisse une marge de liberté à ses étudiants qui développent une vie en marge ou à côté de l’institution scolaire, symbole de cette vie étudiante qui sera bientôt glorifiée par les écrivains, et déjà mise en scène par un Ferdinand de Bony de la Vergne. C’est dans ces écarts aux normes réglementaires et aux attendus de l’institution que se soude la communauté étudiante, qu’émerge le sentiment du moi et le sentiment du nous, jalon essentiel de la construction d’un esprit de corps parmi les ingénieurs en devenir. Cette marginalité n’est pourtant qu’un leurre, un miroir déformant de l’emprise de l’institution sur ses élèves et un rouage essentiel de la construction de la discipline collective et de l’identité professionnelle des ingénieurs du génie à partir de la fin du XVIIIe siècle71. La figure de l’étudiant rejoint ici la figure de l’ingénieur : la vie clandestine participe de la construction d’un esprit de corps doté de ses rituels, de ses normes, de sa langue, de ses mythes communs, forgés dans le secret du corps. Derrière la marginalité mise en scène et une attitude rétive aux règlements, se jouent au contraire le succès du système constitué par l’institution et sa capacité à transformer ses sujets pour en faire des officiers militaires ancrés dans la tradition du service de la royauté.