Le hors-champ et le non-dit à travers les « œuvres-commentaires » de l’exposition Ça vous plaît, Rouen, 2017

Résumé

En s’appuyant sur l’exposition « Ça vous plaît » présentée à Rouen en octobre 2017, ce texte propose une analyse du hors-champ et du non-dit dans le texte et l’image de manière simultanée, grâce à l’intervention des « œuvres-commentaires » qui sont, à l’instar des Fruits d’or de Nathalie Sarraute (1963), des œuvres qui contiennent en elles-mêmes les commentaires et interprétations de leurs propres spectateurs, et ne sont constituées que de cela. Grace à ce dispositif, ce qui relève a priori du hors-champ des œuvres glisse dans le champ. Ainsi, la question de nos habitudes vis-à-vis du hors-champ surgit. Comment placer les limites de l’œuvre, comment placer le cadre ? Par ailleurs, quelle place accorder aux textes écrits d’une part, et aux commentaires, interprétations et/ou non-dits d’autre part ? Il s’agit ici d’abord d’expliciter certains fonctionnements de l’art, certaines régularités, voire certaines règles. Mais il s’agit également de questionner ces habitudes qui relèvent parfois presque de l’évidence, à l’instar de la célèbre phrase du chat de Philippe Geluck : « Certains non-dits... vont sans dire. » (Et vous, chat va ?, 2003). Car si les non-dits vont sans dire, ils ne vont pas sans se montrer. Et c’est ce que cette exposition, ainsi que cette contribution, se proposent de faire.

Index

Mots-clés

hors-champ, non-dit, œuvre-commentaire, explicitation, règle, évidence, déjà-vu, art contemporain, récit autorisé, publicité

Plan

Texte

Fig. 1 : Vue de l’exposition depuis le seuil

Fig. 1 : Vue de l’exposition depuis le seuil

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

L’exposition Ça vous plaît s’est déroulée à Rouen en octobre 2017. Elle était le fruit d’un travail réalisé en duo avec Alexandre Arbouin, comme à notre habitude, et le résultat de la première micro-résidence « Médium argent » mise en place par le collectif « LIEU D’EXPOSITION ». Elle clôturait ainsi notre résidence, tout en inaugurant le nouveau lieu (un garage transformé) et cette nouvelle initiative de Romain Blois et Raphaël Lecocq. L’exposition s’inscrivait dans notre démarche artistique questionnant l’impression de déjà-vu dans l’art contemporain, et proposait ainsi un état de nos recherches à la suite de notre diplôme de fin d’études aux Beaux-Arts de Rouen et pour ce début de doctorat. L’exposition présentait trois de nos œuvres-commentaires.

Des œuvres auto-commentatives

Ces œuvres colorées dessinaient chacune trois mots. Il s’agissait de commentaires et/ou onomatopées, que l’on peut entendre dans les lieux d’expositions, à savoir : « Oh », « Woaw » et « Lol ». Le « Oh » était formé d’un cercle doré accroché sur le mur du fond (pour la lettre « o ») et des deux néons du plafond reliés entre eux par un fil électrique (pour la lettre « h »). Le « waow » se lisait sur les murs du lieu de gauche à droite. Sur les deux murs latéraux qui se faisaient face, de la mousse polyuréthane peinte formait respectivement les groupements de lettres « wa » et « ow », auxquels s’ajoutait, en son milieu, un deuxième « o », celui du cercle doré. Enfin, le dernier mot se construisait à l’aide des confettis au sol : deux bâtonnets et un disque bleus formaient l’acronyme « lol » (Laughing Out Loud). Ces mots pouvaient se lire au premier degré, tout comme au second, les rendant ainsi potentiellement sarcastiques.

Fig. 2 : Confettis de « lol »

Fig. 2 : Confettis de « lol »

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Les œuvres répondaient au titre de l’exposition « Ça vous plaît », dont l’absence de ponctuation laissait plutôt poindre une injonction qu’une interrogation. Cette injonction, si souvent corollaire aux événements mondains – dont l’exposition faisait partie par le regroupement des différents lieux d’art du réseau Rouen (RRouen) autour d’un événement commun intitulé « Raout » – questionnait ironiquement le jugement des œuvres d’art. Nous tournions ainsi en dérision les expositions souvent lisses et agréables mais parfois creuses de certains événements artistiques mondains dont nous faisons à l’occasion partie, en particulier ceux de la « jeune » création. Les formes, les signes, les couleurs, les media, et surtout, leurs combinaisons-phares étaient ici repris pour diffuser des messages subliminaux et renforcer le caractère presque plus publicitaire qu’artistique de ces œuvres plus ou moins décoratives, exposées dans tous les salons de la création contemporaine fraîchement approuvée et renvoyait, en ce sens, à notre travail dans sa globalité sur la question du déjà-vu dans l’art contemporain.

Le jeu était de faire lire au spectateur ces mots, par l’entremise des œuvres en elles-mêmes, ou à l’aide des cartels, et ce, même contre sa volonté. L’idée de pouvoir se féliciter ironiquement et plus ou moins cyniquement d’avoir suscité à un moment donné, aussi court soit-il, ces pensées auprès des visiteurs de notre exposition, n’est pas à écarter. Bien évidemment, tous les visiteurs n’approuvaient pas nécessairement ce qu’ils percevaient, ce qu’ils pensaient malgré eux par la lecture forcée. Mais nous procédions du même principe que celui de la publicité qui cherche souvent plus la visibilité que l’approbation. Ces mots désormais associés à ces formes, le temps de cette exposition du moins, transposaient les œuvres présentées en véritables références (de manière toutefois très éphémère, bien évidemment).

Mais au-delà de présenter un message publicitaire subliminal, il était surtout question de proposer des œuvres qui n’étaient rien d’autre que leurs propres commentaires, peut-être pour renforcer ce caractère creux.

En cela, cette installation se rapprochait du roman Les fruits d’or1 de Nathalie Sarraute. Ce livre est construit autour des commentaires à propos d’un ouvrage éponyme qui, s’il semble faire bonne presse, reste inopérant sur certains personnages plus critiques. Il est construit de telle manière qu’il ne semble n’être rien de plus que le recueil des commentaires présumés de ses propres lecteurs fictifs (donc plutôt des commentaires de son autrice imaginés à travers ces personnages). En tant que lecteurs, nous accédons aux différents jugements des personnages, qui ont donc le même statut que nous, avec cet avantage cependant pour eux, de voir leurs commentaires au sein du livre et non pas, comme nous, en dehors. Mais tout en ayant le livre entre les mains, il nous semble alors que nous n’ayons pas véritablement accès à l’œuvre, que nous n’ayons pas toutes les informations. Plus que l’œuvre en elle-même, ce sont les avis que nous formons à son sujet qui priment et qui s’y retrouvent, de manière fluide mais floue (les avis sont imprécis et non-classés). Ce (nouveau) roman questionne ainsi la réception mondaine des œuvres et les forces qui entrent en jeu lorsque l’on est partagé entre la volonté d’énoncer sa propre opinion et le choix de se conformer aux autres, par facilité ou par lâcheté intellectuelle.

Pour cette exposition, une attention toute particulière avait été portée à l’élaboration du carton d’invitation qui soulignait ces forces potentielles qui pouvaient entrer en jeu le temps de l’exposition, et en particulier, le soir du vernissage. Ce carton d’invitation présentait, en gros plan, une vue d’un masque en latex représentant un pigeon. De même que pour les œuvres-commentaires, le choix des couleurs n’était pas anodin : il s’agissait de reprendre des combinaisons de couleurs régulièrement présentes dans les expositions d’art contemporain, mais également des combinaisons de couleurs très largement visibles et relayées sur Internet, notamment dans les vidéos tendances qui ont fait le buzz sur la toile, regroupées sous la bannière de « satisfying videos ».

Ces vidéos se caractérisent par des scènes dites « satisfaisantes » parce qu’agréables à regarder, voire hypnotisantes, alors que dénuées de toute information véritablement enrichissante pour le spectateur. Il s’agit, par exemple, de plans répétitifs d’opérations industrielles mécanisées, de découpes parfaites de pâtes à modeler pailletées, ou encore de démonstrations de tailles de fruits et légumes rapides et parfaitement maîtrisées. En reprenant les matériaux-types et les couleurs-types de ce qui, peut-être, était la manifestation de « l’air du temps », nous tentions de rapprocher deux productions visuelles a priori différentes : les vidéos divertissantes et la jeune création homologuée.

Fig. 3 : Recto du carton d’invitation

Fig. 3 : Recto du carton d’invitation

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Le masque de pigeon informait sur la nature prochaine de l’événement. En effet, le mondain est une race de gros pigeon domestique créée par sélection depuis de longues années. La mondanité de l’événement était donc affichée. Mais ce qui était surtout annoncé, de manière plus ou moins implicite mais sans grande nuance toutefois, c’était la potentielle arnaque de l’exposition, celle de la promotion forcée des œuvres tautologiques en autosatisfaction. Le carton devenait ainsi une invitation à se faire « pigeonner », tout en incitant le spectateur à mettre son masque de mondain le jour du vernissage.

Par ailleurs, le carton d’invitation signalait un événement inaugural, à savoir un concert de notre part. Comme pour avoir une carte supplémentaire à notre jeu, comme pour pouvoir mieux nous vendre, en renforçant le caractère publicitaire de l’exposition, et proposer, nous aussi, du contenu divertissant, nous nous présentions ce jour-là comme des artistes plasticiens musiciens interprètes et compositeurs. Mais cette qualification allait, bien évidemment encore une fois, se révéler trompeuse pour le public. Notre concert consistait en une performance pendant laquelle nous branchions nos instruments, essayions quelques notes et quelques rythmes pour nous accorder et faire ainsi nos balances, et ce, pendant un long moment, pour enfin terminer par un final de guitare et de batterie digne des représentations des grands rockeurs mais qui sonnait cependant comme une entrée ou un hors-d’œuvre pour le public impatient. Ainsi, le concert se clôturait avant même d’avoir réellement débuté. Il semblait regrouper tout ce qui pouvait le qualifier, sans que le plus important ne s’y retrouve. Il n’était pas une œuvre-commentaire à proprement parler mais il se révélait être tout de même, et plus que tout, une œuvre en creux (et donc une œuvre creuse ?).

Fig. 4 : Concert de balances

Fig. 4 : Concert de balances

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Du champ et du hors-champ des œuvres d’art

Si l’on part du postulat que le « non-dit » des textes, peut être associé au « hors-champ » des œuvres d’art, le non-dit dans les arts plastiques s’apparenterait alors à un silence de l’œuvre. Mais ce qui serait tu dans l’œuvre ne le serait pas forcément hors de son champ. Donc si le non-dit s’apparente au hors-champ, ce ne serait pas par une absence de discours, mais par une absence de discours en son champ. Dans cette optique, le « dit » correspondrait au « champ », le « non-dit » au « hors-champ ». Comment poser les limites entre ce champ et ce hors-champ de l’œuvre entre ce dit et ce non-dit dans les arts plastiques ? Nous avons souvent tendance à suivre les limites du support pour définir les limites de l’œuvre et de son champ, la plupart des œuvres autographiques paraissant circonscrites. L’œuvre s’arrêterait là où la toile s’arrête, là où le cadre commence, ce qui est plus aisé à définir avec les objets d’art et notamment ceux où le parergon2 est facilement reconnaissable. Le champ de l’œuvre se distinguerait alors du champ de réception. Selon cette conception, le Portrait de Mona Lisa3 de Léonard de Vinci circonscrirait l’œuvre dans un espace de 77 cm par 53 cm, mais son champ de réception pourrait être démultiplié, en fonction de son mode d’exposition notamment, et en raison, surtout, du grand nombre de spectateurs qui viennent l’appréhender quotidiennement. Mais pouvons-nous réellement séparer le champ de l’œuvre de son champ de réception ? Une œuvre peut-elle exister sans spectateur ? Tout comme cette énigme ressassée l’indique : est-ce que l’arbre qui tombe dans la forêt fait du bruit si personne ne l’entend ?

Par ailleurs, les limites du support ne sont pas toujours nettes ni aisées à déterminer. Les installations ou encore les œuvres dites « pénétrables » en sont un bon exemple. Des espaces qui se situent entre les différents éléments d’une installation viennent souvent perturber sa délimitation. Cette difficulté s’accentue lorsque ces installations sont confrontées à d’autres œuvres dans un même espace d’exposition, plus ou moins confiné. Comment définir les champs de ces différentes œuvres ? Il arrive qu’un marquage de sécurité au sol ou une barrière permette de cerner ce champ (avec peut-être une distance de sécurité supplémentaire cependant), à l’instar du dispositif du Louvre pour la Joconde. Mais lorsque ce marquage n’existe pas, le problème reste complexe. Il s’accentue également lorsque l’œuvre est in situ. Les œuvres in situ comprennent tout le contexte (implications géographiques, historiques, sociales, politiques, économiques, etc.) du lieu d’exposition dans leurs processus de création. Il ne s’agit alors plus seulement de chercher des limites spatiales pour déterminer le champ et le hors-champ de l’œuvre mais d’interroger un véritable nœud, un point de jonction visible de caractéristiques plus implicites. Mais comment définir le champ d’une œuvre pensée comme un maillage ?

Si ce problème de délimitation est complexe, il s’éclaircit, cependant, lorsqu’on le pense à l’envers. Il est, en effet, plus aisé de déterminer ce qui se situe hors du champ de l’œuvre que ce qui en fait partie. Certains éléments facilement reconnaissables et présents dans la plupart des expositions marquent ce hors-champ. Le marquage au sol en est un bon exemple. Les alarmes de sécurité, les extincteurs, les éclairages, les fenêtres, les portes, les cartels, les textes d’expositions, de médiation, etc., font habituellement également partie de ces éléments spatialement proches de l’œuvre mais non inclus qui signalent de manière plus manifeste le hors-champ de l’œuvre. Parmi ces éléments à côté de l’œuvre d’art, un certain type retiendra ici mon attention : il s’agit des à-côtés textuels, puisque ce colloque se propose de réfléchir au hors-champ et au non-dit dans le texte et l’image.

Ces à-cotés textuels, ces « récits autorisés » tels que les nomme Jean-Marc Poinsot, sont à la fois dépendants de l’œuvre mais exclus. Ils sont :

[…] seconds en ce sens qu’ils apparaissent après l’œuvre ou dans sa dépendance lors de sa présentation ou de sa représentation. Ils n’ont pas d’autonomie car ils sont toujours à prendre avec l’œuvre en vue ou en référence. Ils ne sont ni œuvres, ni discours indépendants, mais récits institutionnels systématiquement associés à la production des événements et prestations artistiques au rang desquels les expositions jouent le plus grand rôle. Ainsi, nous ne pouvons pratiquement pas percevoir d’œuvres contemporaines sans saisir du même coup au moins une partie des récits qui les accompagnent. Ce sont les titres, signatures, dates et autres dénominations, les certificats, attestations, descriptifs, notices de montage ou projets. Ce sont les légendes qui flanquent les illustrations dans les catalogues, les déclarations d’intention, recensions et descriptions, les informations, les invitations, les prescriptions, les tracts et autres communiqués de presse […], les commentaires oraux que l’interview diffuse sur les ondes ou fixe sur le papier, ce sont les catalogues raisonnés ou non, les biographies, les livres de témoignage et les journaux personnels4.

Certains artistes se jouent de ces récits autorisés et de leur statut particulier. C’est le cas, par exemple, de l’artiste suisse Thomas Huber. Cet artiste peint des tableaux qui deviennent ensuite le support de conférences dans lesquelles il tente de faire entrer le spectateur dans la représentation. Les récits autorisés de l’artiste se retrouvent alors inséparables des tableaux. S’ils semblent n’être, en premier lieu, que des commentaires à propos de l’œuvre, seconds vis-à-vis des tableaux, ils deviennent rapidement performatifs et inclusifs. Ils étendent le cadre de l’œuvre depuis les supports de la peinture jusqu’à la situation globale. Ainsi, l’œuvre devient également la performance et non plus seulement les peintures. Grâce à ces performances, le spectateur peut entrer dans l’œuvre. Par des procédés de mises en abîmes, l’espace de l’exposition se confond avec l’espace de la représentation.

C’est le cas, par exemple, de l’exposition Meine Damen und Herren5 qui a eu lieu à la galerie Philomene Magers à Bonn en 1994. Cette exposition présentait des tableaux sur des chevalets. Ces tableaux représentaient, eux, d’autres tableaux, mais inachevés, sous des angles de vues inhabituels puisque présentant le dos des toiles. Par le recours à la perspective qui aspire le spectateur en sein du tableau, puis à la mise en abîme, ainsi qu’à la description des tableaux, le spectateur devenait un personnage du tableau et se retrouvait ainsi compris dans la représentation. En effet, lorsque Thomas Huber décrivait une salle présentant des tableaux sur des chevalets, il faisait aussi bien référence à l’espace de la galerie qu’à l’espace représenté. Les limites spatiales de l’œuvre devenaient floues. Ce qui était a priori hors du champ de l’œuvre se retrouvait inclus lors du discours. C’est parce que le discours venait présenter ce qui était déjà présent dans le lieu, puisqu’exposé, qu’il re-présentait et tombait ainsi dans la représentation, entraînant le public avec lui. Mais les récits autorisés de Thomas Huber, s’ils sont commentaires, puis œuvre, se distinguent cependant des œuvres-commentaires de l’exposition Ça vous plaît ou des Fruits d’or de Nathalie Sarraute dans la mesure où ils enrichissent l’œuvre mais ne s’y substituent pas.

Les récits autorisés donc hors du champ de l’œuvre plastique, d’après Jean-Marc Poinsot, acquièrent un statut particulier avec les œuvres-commentaires. Ils sont mis au centre de l’attention jusqu’à en prendre le pas sur l’objet, sur l’œuvre en tant que telle. L’œuvre devient ses propres commentaires et inversement. Ce qui est parfois tu devient discours. Les œuvres-commentaires de l’exposition Ça vous plaît tentent ainsi un passage des habituels hors-champ et non-dit vers le champ de l’œuvre et ce, dans le texte et dans l’image de manière simultanée. Et le cadrage, en semblant s’étendre, crée une œuvre tautologique. Ce déplacement est rendu possible grâce au statut spécifique des récits autorisés. En effet, si la place est laissée aux commentaires, elle n’est laissée qu’aux commentaires que l’œuvre accepte, à savoir ceux de ses auteurs. C’est, en effet, parce que les commentaires sont autorisés et issus des artistes, tout en se faisant passer comme émanant des spectateurs, que ce passage s’opère. Si les commentaires font partie du champ, qu’est-ce qui relève alors du hors-champ ? Où se trouve désormais la limite ? Par ailleurs, si ces commentaires habituellement en hors-champ font partie du champ, quel regard porter vis-à-vis d’autres commentaires à propos d’autres œuvres qui ne sembleraient pas faire partie du champ de leurs œuvres ?

Du champ de l’art comme champ de l’œuvre

Ces œuvres posent le problème des limites du champ des œuvres en jouant sur deux acceptions du terme de « champ ». Il s’agit bien évidement de questionner le champ de l’œuvre, son cadre. Mais avec certaines propositions, et notamment celles de Nathalie Sarraute, ou la nôtre, il s’agit d’étendre les limites du champ de l’œuvre aux limites du champ de l’art, au milieu de l’art. Il s’agit de penser l’œuvre comme la résultante du concours de multiples agents de l’art (artistes, artisans, commissaires d’expositions, critiques, etc.) tel que le théorise Howard S. Becker dans Les mondes de l’art6, paru en 1982. L’œuvre y est pensée comme issue d’une convention entre ces différents agents, une convention dont elle garderait la trace en elle-même. En cela, les commentaires, et autres récits autorisés – ainsi que d’autres à-côtés de l’œuvre, éventuellement – pourraient rejoindre le champ de l’œuvre puisque n’importe quel agent impliqué de près ou de loin (commentateur inclus) deviendrait auteur au même titre que les artistes.

Cette conception de l’œuvre comme résultat d’un concours d’agents permettrait également d’expliquer en partie pourquoi l’on retrouve un style, des combinaisons répétitives de matériaux, de lignes et de couleurs dans la création. « L’air du temps » s’expliquerait alors par l’intervention d’un même agent dans plusieurs œuvres différentes, issues d’artistes différents, y laissant une trace donc à chaque fois similaire à chacune d’entre elles. Les prix d’art contemporain, en récompensant souvent des artistes déjà primés auparavant, et donc un certain type d’œuvre et/ou d’artiste7, les commissaires d’exposition, en arrangeant les œuvres souvent de la même manière, les critiques en écrivant de la même manière (une manière singulière ?) pour aborder des œuvres différentes, etc., laisseraient leur empreinte sur chaque œuvre et participeraient ainsi à l’impression de déjà-vu. L’agent principal qui laisserait une trace dans chaque œuvre pourrait également être du côté de la réception. Ainsi, être « dans l’air du temps » correspondrait à être « au goût du jour », laissant une place prépondérante au spectateur. Mais cette conception si elle s’avère pertinente peut-être au cinéma (on reconnaît la touche de tel ou telle décorateur et décoratrice, par exemple) n’est peut-être pas suffisante pour expliquer l’impression de déjà-vu dans les arts plastiques.

Par ailleurs, dans la mesure où il s’agirait de conventions, le rôle des événements mondains serait démultiplié vis-à-vis de la réception de l’œuvre. Puisque le crédit apporté à une œuvre le serait vis-à-vis de sa conformité conventionnelle, une proposition non conventionnelle serait rapidement disqualifiée par le regroupement mondain. À l’inverse, une œuvre conventionnelle et reconnue comme telle, serait admise, valorisée voire promue rapidement. Cela pourrait expliquer également une certaine forme de déjà-vu dans la production actuelle, et notamment dans celle de la jeune création, qui pourrait rechercher une « admission » rapide pour pouvoir sortir de l’anonymat et espérer vivre de son travail. La notion de reconnaissance et ses différentes acceptions prendrait alors tout son sens. L’impression de déjà-vu s’expliquerait par le désir de reconnaissance des artistes. Pour accéder à la notoriété, ces artistes joueraient du déjà-vu pour provoquer la reconnaissance du public. Si l’on reconnaît avoir déjà vu quelque chose de semblable, quelque chose de « validé », qui plus est, nous reconnaissons l’œuvre comme conventionnelle et méritante. Nous la reconnaissons, tout court. L’acte de valider une œuvre conventionnelle deviendrait alors l’acte de reconnaître la convention, et d’y adhérer. L’art contemporain se révélerait alors opérant en régime de déjà-vu plus qu’en régime de singularité.

Nous voyons aussi qu’en principe tout objet ou toute action peut recevoir une légitimité artistique, mais que dans la pratique chaque monde de l’art soumet cette légitimation à des règles et à des procédures qui, si elles ne sont ni irrévocables ni infaillibles, n’en rendent pas moins improbable l’accession de certaines choses au rang d’œuvre d’art. Ces règles et ces procédures sont enfermées dans les conventions et les schèmes de coopération qui permettent aux mondes de l’art de mener à bien leurs activités ordinaires8.

Comme nous l’indique Becker, la différence entre l’admission théorique et la réalité pratique contribue à une réception particulière des œuvres « particulières ». Les œuvres-commentaires, bien qu’explicitant leurs conventions, n’en sont pas moins peu conventionnelles, ou du moins, peu habituelles, et ce, malgré le demi-siècle qui nous sépare des Fruits d’or de Nathalie Sarraute. Leur réception peut donc être soumise à certains aléas. Ainsi, cette démarche, ce glissement d’éléments habituellement relatifs au hors-champ des œuvres vers le champ, sous l’apparence de n’être qu’un simple glissement, qu’un simple jeu, se présente comme l’explicite de certains fonctionnements de l’art. Par ce glissement, nous pouvons nous rendre compte de nos habitudes vis-à-vis de l’art, vis-à-vis du champ de l’œuvre, vis-à-vis, par conséquent, de notre définition de l’œuvre d’art. Ces habitudes sont si fréquentes, si régulières, qu’elles en deviennent des règles, plus ou moins implicites. Le fait d’expliciter ces habitudes, voire, donc, ces règles, questionne ainsi le bien-fondé de tels usages et de telles normes. Si ce qui est implicite et non-dit peut être associé aux présupposés prégnants dans l’art, et notamment, dans l’art contemporain, le fait d’expliciter ces présupposés pose la question de leurs fondements. « Certains non-dits vont sans dire9 » nous dit le Chat de Philippe Geluck. Ces présupposés, tus, ou du moins restants implicites, le sont justement parce que pensés comme relevant de l’évidence.

Cependant, les évidences tombent lorsque nous essayons de les expliquer. Pierre Bourdieu, dans son cours de sociologie au Collège de France du 16 novembre 1982, le rappelle :

Ces systèmes d’adjectifs [les oppositions d’adjectifs porteurs de jugements de goût] qui suffisent pour se bien comporter devant une œuvre d’art, et souvent devant une œuvre scientifique quand on ne veut pas entrer dans sa logique, sont très pauvres, ils tombent très évidemment dans la circularité vicieuse ; pour qu’ils fonctionnent si bien, il faut un principe beaucoup plus puissant, qui n’est autre que l’accord entre les structures mentales et les structures objectives. En fait, ces systèmes ne marchent qu’aussi longtemps qu’on ne leur demande pas de s’expliquer ; il suffit qu’on leur demande de s’expliquer, même dans une dissertation, pour qu’ils montrent leur formidable faiblesse10.

Et dans son cours du 23 novembre 1982 :

C’est pourquoi les lectures internes de type sémiologique qui consistent à chercher dans le texte, et dans le texte seulement, toute la vérité du texte sont contestables. Il est vrai que toute la vérité du texte est dans le texte, mais ce n’est pas là qu’on la voit le mieux, parce qu’elle y est mais à l’état caché, masqué. Pour comprendre la vérité du texte, il est important d’interroger ce qui le rend possible11.

C’est ce que nous tentons de faire avec les œuvres-commentaires qui, après avoir explicité ces présupposés en déplaçant dans le champ même de l’œuvre les à-côtés qui la rendent possible, proposent un autre point de vue sur la création, un point de vue qui permet de remettre en question ces présupposés. N’est-ce pas une interrogation légitime de la part des artistes que de questionner la création, les habitudes de création, d’exposition et de réception des œuvres ?

Dans l’un des cours précédents les deux derniers présentés plus haut, à savoir celui du 12 octobre 1982, Pierre Bourdieu indique :

Cette espèce d’objectivation élémentaire qu’est l’explicitation dans le discours, a fortiori dans l’écrit, a fortiori dans un discours doté d’autorité comme le droit, est un des effets sociaux les plus fantastiques, les plus puissants, et il y a des gens dont le métier, la fonction sociale est d’être des spécialistes de l’objectivation : ceux qu’on appelle les « créateurs ». Comme toujours, la représentation idéologique a souvent des fondements réels : le créateur est un professionnel de ce travail d’objectivation qui ne va pas du tout de soi12.

En effet, n’est-ce pas en partie le rôle de l’artiste que de révéler ce qui existe pourtant déjà ? De représenter, re-présenter, ou de présenter sous un angle de vue différent ? Expliciter ces fonctionnements de l’art revient à interroger la place de l’artiste vis-à-vis des spectateurs, ainsi que vis-à-vis de tous les autres agents du milieu de l’art (critiques, commissaires, médiateurs, etc.), mais également à questionner la place de l’artiste dans la société dans son ensemble. Le « créateur », avec ce « pouvoir d’objectivation », à défaut peut-être parfois d’analyser la société, contribue du moins, et ce n’est pas rien, à révéler les non-dits, les présupposés, les évidences, et de là, la société qui l’entoure avec ses zones d’ombre implicites.

L’exposition Ça vous plaît rappelle que l’œuvre d’art en invitant à l’interprétation invite aussi aux spéculations, avec les dérives qu’elle peut comprendre, notamment lorsqu’il s’agit de spéculations financières, mais pas seulement. Le rapprochement de l’œuvre à la publicité, dans cette exposition, n’en est qu’un exemple. La publicité qui pense l’image comme potentiel vecteur valeureux de message et de suscitation de désir, rapproche l’œuvre d’art de la marchandise. Mais d’autres conceptions de l’image comme vecteur puissant de messages peuvent être dangereuses et sont également suggérées dans cette exposition, notamment l’art de propagande qui véhicule des messages d’adhésion forcée, que l’on pourrait assimiler au titre de l’exposition. Ainsi, si cette exposition révèle certains fonctionnements de l’art, elle révèle également des extensions de ces fonctionnements dans la société.

En résumé et pour conclure, l’exposition Ça vous plaît, à l’instar des Fruits d’or de Nathalie Sarraute, propose ainsi un déplacement de ce qui est habituellement hors du champ de l’œuvre, directement au sein de l’œuvre, anéantissant tout autre contenu. Ce glissement s’opère grâce à l’utilisation des commentaires, et plus précisément, des commentaires autorisés, des commentaires pensés par l’auteur comme pouvant émaner des spectateurs. Ce glissement d’éléments explicite un fonctionnement de l’art contemporain actuel et occidental (l’art contemporain dominant ?) qui par habitude, et presque par évidence, classe inlassablement de la même manière certains éléments que l’on retrouve dans la majorité des expositions. Cette explicitation des présupposés sous-jacents se présente alors comme une remise en question de ces fondements. Car si les non-dits vont sans dire, ils ne vont pas sans se montrer. L’art peut s’emparer de ces rares occurrences pour les révéler et étendre ainsi son champ de vision, voire son champ d’action.

1 Nathalie Sarraute, Les fruits d’or, Paris, Gallimard, 1963.

2 D’après Emmanuel Kant, le parergon est « tout ce qu’on appelle ornements (parerga), c’est-à-dire tout ce qui ne fait pas partie intégrante de la

3 Léonard de Vinci, Portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, dite Mona Lisa, La Gioconda ou La Joconde, vers 1503-1506, huile

4 Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les Presses du réel, 2008 [1999], pp. 135-136.

5 Thomas Huber, Meine Damen und Herren, Galerie Philomene Magers, Bonn, 1994.

6 Howard S. Becker, Les mondes de l’art [trad. Jeanne Bouniort, préf. Pierre-Michel Menger], Paris, Flammarion, 2010 [1982].

7 Si tant est qu’il existe un type d’artiste, que ce soit par une attitude représentative ou une œuvre dans sa globalité.

8 Ibid., p. 176.

9 Philippe Geluck, Et vous, chat va ?, Tournai, Casterman, 2003, p. 8.

10 Pierre Bourdieu, « Cours du 16 novembre 1982 », in Pierre Bourdieu et al., Sociologie générale : cours au Collège de France (1981-1983), Paris

11 Pierre Bourdieu, « Cours du 23 novembre 1982 », Ibid., pp. 415-449, p. 424.

12 Pierre Bourdieu, « Cours du 12 octobre 1982 », Ibid., pp. 229-262, pp. 234-235.

Notes

1 Nathalie Sarraute, Les fruits d’or, Paris, Gallimard, 1963.

2 D’après Emmanuel Kant, le parergon est « tout ce qu’on appelle ornements (parerga), c’est-à-dire tout ce qui ne fait pas partie intégrante de la représentation tout entière de l’objet, mais ne vient s’y adjoindre que comme supplément extérieur, [...] comme les cadres des tableaux, les drapés des statues ou les colonnades autour des palais. » (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, [trad. Jean-René Ladmiral, préf. Ferdinand Alquié], Paris, Gallimard, 2011 [1790], p. 158, §14). Cependant, Jacques Derrida reprend cette notion de parergon dans La vérité en peinture (Paris, Flammarion, 1978) et tente de démontrer que « la ligne du cadre n’est pas indivisible et par conséquent, le cadre n’offre aucune sécurité quant à la distinction du dedans et du dehors. » (Jacques Derrida, interviewé par Michel Chapuis, dans l’émission « Le Pont des arts », 24 février 1979, https://www.ina.fr/audio/P12033279/jacques-derrida-la-verite-en-peinture-audio.html). Le parergon, s’il n’est pas l’œuvre, n’est pas tout à fait hors-d’œuvre pour autant.

3 Léonard de Vinci, Portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, dite Mona Lisa, La Gioconda ou La Joconde, vers 1503-1506, huile sur bois, 77 cm x 53 cm, musée du Louvre, Paris.

4 Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les Presses du réel, 2008 [1999], pp. 135-136.

5 Thomas Huber, Meine Damen und Herren, Galerie Philomene Magers, Bonn, 1994.

6 Howard S. Becker, Les mondes de l’art [trad. Jeanne Bouniort, préf. Pierre-Michel Menger], Paris, Flammarion, 2010 [1982].

7 Si tant est qu’il existe un type d’artiste, que ce soit par une attitude représentative ou une œuvre dans sa globalité.

8 Ibid., p. 176.

9 Philippe Geluck, Et vous, chat va ?, Tournai, Casterman, 2003, p. 8.

10 Pierre Bourdieu, « Cours du 16 novembre 1982 », in Pierre Bourdieu et al., Sociologie générale : cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Seuil, coll. « Raisons d’agir », 2015, pp. 379-413, p. 387.

11 Pierre Bourdieu, « Cours du 23 novembre 1982 », Ibid., pp. 415-449, p. 424.

12 Pierre Bourdieu, « Cours du 12 octobre 1982 », Ibid., pp. 229-262, pp. 234-235.

Illustrations

Fig. 1 : Vue de l’exposition depuis le seuil

Fig. 1 : Vue de l’exposition depuis le seuil

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Fig. 2 : Confettis de « lol »

Fig. 2 : Confettis de « lol »

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Fig. 3 : Recto du carton d’invitation

Fig. 3 : Recto du carton d’invitation

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

Fig. 4 : Concert de balances

Fig. 4 : Concert de balances

Photo : Garance Poupon-Joyeux & Alexandre Arbouin

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Référence électronique

Garance Poupon-Joyeux, « Le hors-champ et le non-dit à travers les « œuvres-commentaires » de l’exposition Ça vous plaît, Rouen, 2017 », Motifs [En ligne], 4 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://motifs.pergola-publications.fr/index.php?id=550 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/motifs.550

Auteur

Garance Poupon-Joyeux

Université Paris 1-Panthéon Sorbonne

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