Bien qu’elle soit au cœur des interrogations de la réalité sociale actuelle, qu’il s’agisse de la lutte contre les inégalités sociales, pour la reconnaissance de l’égalité des sexes, des orientations sexuelles ou de la question du genre, l’idée de norme a depuis toujours suscité le débat, dont la littérature se veut l’un des supports majeurs. La condition postmoderne incarne ainsi la transformation idéologique que subissent les luttes sociales au cours du xxe siècle1, le mouvement postmoderniste naissant quant à lui d’un rejet des normes littéraires, et notamment du métarécit.
Contrairement au concept de convention qui relève davantage de l’accord tacite ou explicite, la norme agit comme une règle prescriptive, formalisée et édictée. Stein Haugom Olsen rappelle en outre que la norme est basée sur la convention2, qui peut quant à elle trouver sa source dans la nature, la raison, le pouvoir social ou encore l’habitude et la tradition3. La littérature est une institution sociale formée d’auteurs et de lecteurs qui produisent, apprécient et appréhendent les œuvres littéraires suivant des conventions et des normes constitutives (constitutive rules4). Outre le fait d’être arbitraire, cet ensemble est à la fois nécessaire au concept même de littérature et paradoxalement sujet à la contingence des pratiques qui en sont faites à travers l’histoire5.
C’est notamment ce qu’illustre le romancier américain contemporain Lance Olsen par le dispositif photolittéraire qui caractérise son œuvre. Olsen est en effet connu pour ses expérimentations stylistiques textuelles, transgénériques voire transmédiatiques. Son roman métafictionnel intitulé Theories of Forgetting et paru en 2014 met en scène trois personnages, Hugh, Alana et leur fille Aila, dont les réflexions à la fois personnelles et existentielles, qu’ils mettent par écrit, apparaissent comme autant d’interrogations des notions d’oubli, d’effacement, de l’idée de mort et donc de la condition humaine. Le roman souligne par conséquent l’importance de la mémoire – individuelle et collective – dans la construction des normes identitaires et sociales.
Cette étude se propose d’examiner comment, à travers ces gestes d’écriture autobiographique, Olsen s’attache en réalité à déconstruire ces normes afin de révéler l’objet de la quête cathartique des personnages : la notion de beauté. Il s’agira en premier lieu de mettre en lumière la façon dont les expérimentations narratologiques et esthétiques de l’auteur lui permettent de transgresser certains codes littéraires préétablis, avant d’examiner les transformations normatives qui en résultent. La dernière partie de cette analyse se concentrera quant à elle sur la volonté auctoriale de subvertir ces normes esthétiques et littéraires qu’implique la recherche de la beauté telle qu’elle est présentée dans l’œuvre.
Expérimentation et transgression des codes littéraires
Le récit de Theories of Forgetting est constitué de trois parties différentes, qui se font toutefois écho. L’un de ces récits prend la forme d’un journal intime tenu par le personnage d’Alana, dans lequel elle exprime notamment ses difficultés à réaliser un film documentaire sur The Spiral Jetty, une œuvre de Land art réalisée en 1970 par le sculpteur américain Robert Smithson. Les difficultés qu’Alana rencontre sont essentiellement causées par une pandémie appelée The Frost qui attaque le système nerveux et provoque des troubles croissants de la parole et de la mémoire, avant de faire succomber la personne qui en est porteuse. Alana observe en effet une perte progressive de sensations au niveau des mains, qui s’engourdissent comme par grand froid. Cela l’empêche de taper correctement à l’ordinateur et affecte par conséquent son expression écrite qui devient de plus en plus erratique, voire erronée au point de devoir biffer son propre texte.
Une seconde partie du récit a pour narrateur Hugh, le mari d’Alana, qui tente tant bien que mal de se remémorer les derniers moments de la vie de sa femme. Le décès d’Alana le conduit à s’engager dans une quête identitaire, pour oublier autant que pour se souvenir, le menant jusqu’au désert de la Jordanie. La dégradation psychique et physique d’Alana semble affecter son propre récit, qui accumule prolepses et analepses intervenant sans crier gare, sans aucune indication de transition d’un lieu à un autre, d’un moment précis à un autre. Le processus de réception du récit devient par conséquent aussi décousu que le monde fictionnel dans lequel Hugh évolue. Le traumatisme causé par la mort de sa femme ne semble néanmoins pas être l’unique cause de ce brouillage intradiégétique. Lors de son deuil, Hugh se fait en effet embrigader par une secte religieuse prêchant l’ingestion de drogues hypnotiques dans le but d’oublier l’approche inéluctable d’un cataclysme social. La chronologie des événements diégétiques du récit de Hugh étant volontairement dérangée, il se révèle impossible de déterminer si la confusion du personnage est le résultat d’un traumatisme psychologique ou de l’ingestion de substances psychotropes.
Les gestes d’écriture de Hugh et d’Alana apparaissent ainsi comme ostensiblement instables en raison de leur typographie et de leur structure narrative a-chronologique. Ils vont en outre jusqu’à s’affranchir des règles constitutives du genre autobiographique telles que Philippe Lejeune les définit dans Le pacte autobiographique. En effet, l’utilisation que Hugh et Alana font non plus de la première personne du singulier mais de la troisième, voire parfois de la deuxième personne, pour se référer à eux-mêmes, interroge le principe même de lisibilité de l’autobiographie comme norme à la fois esthétique et éthique. C’est par conséquent le « contrat de lecture » établi entre l’auteur réel et son lecteur qui se voit renégocié, du simple fait, notamment, que les deux autobiographes fictionnels du roman « oublient » leur propre passé au fur et à mesure qu’ils écrivent6.
Alana utilise à plusieurs reprises le syntagme nominal « la fille » (the girl), ou encore la périphrase « la fille qui n’était plus une fille » (the girl who was no longer a girl) pour rendre compte de son passage de l’enfance à la maturité. Ce procédé d’auto-identification en miroir d’une forme passée d’elle-même souligne ainsi sa difficulté à se représenter dans une temporalité continue, à l’image du récit de Hugh, dont la majeure partie est narrée au présent, y compris ses souvenirs, rendant pour le moins difficile tout repérage chronologique. Hugh n’emploie que très rarement la première personne du singulier, se référant à lui-même par le biais du syntagme nominal « l’homme » (the man). L’intensification du trouble de la personnalité dont il est victime transparaît de manière symptomatique dans un texte et une syntaxe de plus en plus schizomorphes, comme le montre l’extrait suivant tiré des dernières pages de son récit : « You hunch up against a boulder, trying to get my bearings, sun crazy on your face, his neck, lips. My lips don’t feel like my lips anymore7. »
La troisième partie du récit apparaît quant à elle sous forme de notes marginales qu’Aila ajoute à la main et à l’encre bleue au manuscrit de son père, qu’elle reçoit après sa disparition. C’est en engageant une sorte de dialogue sans réponse avec son frère Lance, dont elle est séparée depuis un certain nombre d’années, qu’Aila s’exprime quant au sens ou à l’absence de sens du récit de Hugh8, tout en s’efforçant de reconstituer l’origine de sa propre existence. Aila fait ainsi part de ses réflexions au moyen d’une écriture palimpsestuelle qui vient parasiter le discours de son père, ce qu’elle souligne de manière performative en marge du récit de celui-ci : « Marginalia functions as parasitic traces of autobiography9. »
Les trois parties du récit de Theories of Forgetting se font continuellement écho, telles les traces derridiennes auxquelles Aila fait indirectement référence. Les réflexions intérieures similaires que se font Hugh et Alana créent quant à elles un jeu d’intratextualité au sein même du roman. Les trois récits semblent ainsi se réécrire, se « recouvrir » l’un l’autre au fil de la lecture10.
Tous ces jeux de miroir – textuels et narratologiques – et le rapport ambigu entre identité et altérité qu’ils mettent en lumière11, participent ainsi d’une forme de dénormalisation de l’écriture autobiographique, même si seul le principe de liberté de style et de parole semblerait, paradoxalement, en faire la norme dont le lecteur herméneute serait finalement le gardien. En effet, c’est non seulement le processus de production du texte qui se voit profondément transformé dans Theories of Forgetting, mais également celui de réception. Comme Françoise Sammarcelli le fait remarquer, le recours à la métafiction permet en outre à l’auteur de créer des passerelles symboliques entre la fiction et le réel, entre l’intime et l’universel, mais également entre les concepts de fond et de forme12.
Répétitions, oubli et transformations normatives
Theories of Forgetting est dépourvu de première de couverture, le livre étant doté à la place de deux quatrièmes de couverture placées tête-bêche de chaque côté de son dos. Les récits de Hugh et d’Aila sont ainsi imprimés « à l’endroit » sur la page alors que celui d’Alana apparaît « à l’envers », ou vice versa. Les parties se croisent et se rencontrent parfois sur la page pour se compléter et former un tout pluriel. La lecture du roman peut par conséquent être débutée d’un côté comme de l’autre, le libre choix du lecteur ayant néanmoins un impact inévitable sur sa réception du reste de l’œuvre.
Le récit de Hugh s’achève sur une aposiopèse13, c’est-à-dire une forme d’interruption d’une phrase par un silence, qu’il observe également chez son grand-père14. Outre le fait d’engendrer chez le lecteur le désir non assouvi d’en connaître la suite voire la fin, la construction adverbiale and then, « et puis », renvoie directement à l’ouverture de son propre récit, créant ainsi une boucle narrative. Le récit d’Alana se termine quant à lui par le prénom de son mari qu’elle semble tenter de convoquer une ultime fois avant de sombrer elle aussi dans l’amnésie totale ou de succomber à la maladie15. Cette mention du prénom de Hugh, qui occupe à lui seul une page autrement vierge de tout caractère, invite par conséquent le lecteur à retourner l’objet-livre afin de se (re)plonger dans les deux autres parties du roman. L’interaction de ces formes d’itérations et de réitérations textuelles produit ainsi une boucle récursive sans fin au sein même du récit, dont le mouvement spiralé entre en résonance avec l’œuvre de Land art qui est au centre de l’intrigue.
Le jeu typographique caractéristique du récit d’Alana apparaît dès lors comme un fil d’Ariane soigneusement disposé par l’auteur afin de guider le lecteur tout au long de l’expérience photolittéraire de Theories of Forgetting :
We approach the [
Spiral Jetty] with our visual expectations already askew, already thrown intotao/doubt, /and so we experience it without convention—or, closer to the point, with the idea of convention always bracketed, always foregrounded precisely in its contingency and instability16.
Les personnages d’Alana et d’Aila font toutes deux usage des crochets dans leurs récits respectifs, bien que de manières différentes. Aila les substitue à plusieurs reprises aux parenthèses (les deux termes se traduisant en anglais par brackets), tel un second degré de marginalisation, alors que ceux d’Alana encadrent généralement des espaces vides pouvant parfois s’étendre sur plusieurs pages. Les crochets de cet extrait mettent non seulement en évidence la « Jetée en spirale », d’autant plus qu’elle est ici biffée par prétérition (foregrounded), ils soulignent également le lien que partagent la sculpture de Smithson et le roman d’Olsen. Tous deux nécessitent en effet une déstabilisation de l’horizon d’attente du lecteur-regardant et par conséquent une dénormalisation esthétique, littéraire et artistique, pour être pleinement appréhendés et appréciés.
Visible jusque sur la page dont le centre incarne l’espace « normal » du texte, l’excentricité d’Aila fait écho aux sentiments d’aliénation et d’isolement éprouvés par Hugh et Alana. Ces sentiments sont par ailleurs symptomatiques des formes de déviation par rapport aux normes identitaires et sociales dont ils sont victimes. Leurs troubles physiques et psychiques les rendent en effet de plus en plus incapables de créer voire d’entretenir quelque relation stable avec leur environnement, les forçant par conséquent à se replier sur eux-mêmes.
Selon l’Encyclopédie du transhumanisme et du posthumanisme, « la distinction entre anomal et anormal, c’est la différence de degrés entre aberration et absence de conformité17 ». L’état psychotique de Hugh se verrait qualifié d’anormal puisque résultant d’un traumatisme psychologique et/ou de l’ingestion de drogues hallucinatoires provoquant chez lui un comportement allant à l’encontre des règles de la vie en société. En revanche, l’état d’Alana participerait davantage de l’anomalie, étant engendré par une maladie fictive et tout aussi aberrante au sein même de l’univers diégétique.
L’anomalie comme l’anormalité engendrent chez les deux protagonistes une défaillance du processus de subjectivation. Celle-ci s’accompagne d’un effacement de la mémoire, d’un oubli conduisant inéluctablement au silence18, incarné notamment par la page blanche19. Cet effacement devient néanmoins geste de production – discursive, artistique – dans Theories of Forgetting, comme le fait remarquer Aila : « [[imagine : you & i, dear bro, exist as 4 words in the hem of this narrative. Remarkable how noisy silence can be20.]] » L’image de « l’ourlet narratif » (hem) n’est d’ailleurs pas sans rappeler la définition que Deleuze et Guattari donnent de l’anomalie dans Mille Plateaux. Selon eux, elle « désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation. […] C’est un phénomène, mais un phénomène de bordure21. »
Le format et la structure narrative de Theories of Forgetting incarnent par conséquent l’idée avancée par Wolfgang Iser selon laquelle le sens se transforme sans cesse tout au long du processus dynamique de lecture, sans qu’il ne soit jamais explicitement établi dans le texte22. L’acte de lecture se révèle être chez Olsen une expérience cathartique tout aussi individuelle et personnelle que les formes d’introspection auxquelles se livrent les protagonistes. La lecture devient pour le récepteur une forme d’écriture, voire de réécriture, et même de « désécriture » (unwriting) du texte23.
Ce concept de désécriture apparaît ainsi comme le pendant littéraire de la citation apocryphe de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme ». Il est également l’incarnation textuelle de l’œuvre artistique de Robert Smithson, dont Alana tente en vain de faire un film documentaire lui-même intitulé « Theories of Forgetting » :
She didn’t get a chance to complete it […] a succession of entropic fadings mimicking the temporal wear of the thing itself, but also a demonstration of its strangely productive effects. […] So she theorizes decay, not merely as a process of emptying and exhaustion, but also as one of relay & salvage. in those terms art, body, & life become the mark of progress as well as a sign of passage, a means of building anew with constantly depleting remnants24.
La dimension productive, créatrice, de l’oubli, de l’effacement et de la désécriture implique par conséquent une absence de fin. C’est notamment cette « infinissabilité » qui, selon Olsen, permettrait à l’art, au corps et à l’existence même (art, body, & life) de subvertir les normes individuelles et universelles.
Infinissabilité et subversion des normes
Le texte est, selon Olsen, théoriquement « infinissable » (unfinalizable)25, autrement dit en mouvance perpétuelle. L’auteur précise: « Attempting to finalize the body of a text or the text of a body is to bring about a mode of death: translation from animate being into lifeless object.26 » Et c’est bien là que se trouve la pointe de déterritorialisation deleuzienne mentionnée plus haut, dans l’infinissabilité de ce qui fait l’existence de l’art (the body of a text) et du corps (the text of a body).
L’art de Smithson, mais également celui d’Olsen dont Theories of Forgetting est un hommage littéraire, reposent sur la mise en lumière du lien qui les unit à la nature et à l’humain. Comme démontré précédemment, selon ces deux auteurs, un tel état de conscience du monde et de soi-même ne peut être atteint qu’en « oubliant » les normes qui balisent nos propres perceptions, en mettant donc à mal celles du lecteur-regardant grâce à une déconstruction du caractère conventionnel des concepts d’identité, d’espace et de temps. Conformément à cette idée, la citation de Smithson, « Nature is never finished », fait ainsi office d’épigraphe du récit d’Alana27 alors que Hugh la mentionne dans la dernière partie du sien28, à la manière d’un cadre mouvant des deux récits. The Spiral Jetty concrétise ce point de rencontre entre les trois pôles de la création – l’art, l’être humain et la nature – du simple fait qu’elle se veut l’incarnation même du récit de la vie du sculpteur : « In April 1970, Smithson hired Ro Bob Phillips, a contractor based in Ogden, to help him write his autobiography in space29. »
Lorsqu’il entreprend la construction de son œuvre au bord du Grand Lac Salé, au nord de l’Utah, Robert Smithson a alors pour objectif de réaliser une sculpture vouée à disparaître au fil du temps30, à s’effacer par l’érosion et la remontée du niveau de l’eau du lac qui est alors anormalement bas en raison d’une sécheresse. L’impermanence de l’œuvre et le fait qu’il n’est jamais donné au spectateur de voir deux fois la même sculpture – en raison des conditions environnementales toujours variables – sont ce qui fait, pour Smithson, la beauté d’une œuvre d’art31. La retranscription faite par Alana d’une partie d’un entretien – réel ou fictif – accordé par l’artiste résume cette idée, tout en rejoignant les « théories de l’oubli » qu’Olsen développe dans son œuvre :
Q: Why is the Spiral Jetty so beautiful?
A: Because it is in the perpetual process of misremembering itself32.
La beauté résiderait dans la tension dichotomique et créatrice qui s’exerce entre l’éphémère et le pérenne, entre le souvenir et l’oubli, entre l’écriture et la désécriture33. Outre les facteurs environnementaux qui interviennent dans la manière dont The Spiral Jetty apparaît à tout observateur, Alana souligne également le rôle essentiel qu’y joue le caractère paradoxalement fugace de l’identité humaine :
Smithson’s signature work didn’t only change from year to year, season to season, but day to day, hour to hour, second to second, an Impressionist’s perfection, depending on […] the person you were when you observed it then and the person you were when you observed it then34
Dans sa production artistique, Robert Smithson met en tension les notions d’identité, de mémoire et de temporalité pour interroger l’un des aspects inhérents à la condition humaine : la mortalité. Son art repose en effet sur le concept d’« entropologie », un néologisme combinant anthropologie et entropie emprunté à Claude Lévi-Strauss35. D’après Olsen, la conception qu’avait le sculpteur de l’entropologie dépassait non seulement les idées de vie et de mort, mais également celles de l’intime, du collectif et de l’universel :
Smithson didn’t conceive of entropology in a negative sense, with a sense of sadness and loss, as is Western culture’s wont. Instead, for him it embodied the astonishing beauty inherent in the slow process of wearing down, wearing out, undoing, of continuous de-creation, de-narration, at the level, not only of geology and thermodynamics, but also of civilizations, and, ultimately, of the individuals within them […]36
En accord avec l’ambivalence des sentiments que l’idée de mort suscite chez les personnages de Theories of Forgetting37, c’est ce même concept d’entropologie qui oriente leurs gestes d’écriture respectifs : Alana tout comme sa fille Aila entreprennent un processus de récupération et de transmission (relay & salvage)38 alors que la quête identitaire de Hugh révèle chez lui une volonté oscillant constamment entre le désir d’oublier et celui de se souvenir.
Selon Smithson, ce n’est qu’en adoptant une vision du monde et de soi-même autre que celle préconisée par les normes de la culture occidentale que l’on peut espérer entrevoir l’étonnante beauté (astonishing beauty) que recèle ce lent processus de déconstruction universelle. À l’instar du concept derridien, l’entropologie cherche ainsi à dépasser les binarismes conceptuels qui régissent notre société occidentale, dont notamment la dichotomie opposant les concepts de vie et de mort, associés respectivement – et à tort, selon Smithson – aux sentiments de joie et de tristesse (sadness)39.
Les concepts développés par Jacques Derrida jouent en effet un rôle central dans l’écriture de Lance Olsen. Non seulement Aila, qui travaille en tant que critique d’art à Berlin, fait ouvertement référence au philosophe dans Theories of Forgetting40, la rétrospective fictive intitulée There’s No Place Like Time (2015), qu’elle organise par la suite en l’honneur de sa mère, interroge clairement les concepts de trace et de « différance ». L’un des films présentés, dont le titre Trace est tout sauf anodin, inspire la réflexion suivante : « For Derrida each sign unfailingly contains a trace of what it doesn’t mean, can’t mean—& yet does41. » C’est finalement par le biais d’une parenthèse, un procédé de prétérition supplémentaire, qu’Alana met en lumière le parallèle que Lance Olsen dresse dans Theories of Forgetting entre les concepts de déconstruction, de dénormalisation, d’entropologie et de beauté : « (The Spiral Jetty is a device designed to focus your attention on what isn’t there.)42 »
Conclusion
En réalisant des expérimentations à la fois textuelles et esthétiques, au prisme de la métafiction, Lance Olsen s’attache à transgresser certaines normes littéraires jusqu’à profondément bouleverser les actes d’écriture et de lecture. Les concepts de fond et de forme se rejoignent dans Theories of Forgetting pour que s’opèrent des transformations aux niveaux à la fois extra- et intradiégétique : la déviation aussi bien artistique qu’identitaire et sociale y libère son potentiel créateur pour permettre aux marges de réaffirmer leur pouvoir central et au silence de devenir porteur de parole, avant que tout ne s’efface pour recommencer.
C’est ce travail de dénormalisation qui, selon Olsen et Smithson, représente la quête de la beauté, dans son acception à la fois intime et universelle. En invitant le lecteur-regardant à dépasser les binarismes conceptuels qui façonnent et limitent les attentes et les perceptions de tout un chacun, Olsen propose une vision permettant d’appréhender le monde au-delà de l’intime et de l’universel, du sensible et de l’intelligible, à travers les liens invisibles et silencieux – mais tout aussi présents et porteurs de sens – que ces notions tissent entre elles et qui leur permettent d’exister43.
Le rapport que fait Alana entre la forme spiralée, caractéristique de The Spiral Jetty et de Theories of Forgetting, et le nombre d’or44 abonde en effet dans ce sens. Relevant de l’esthétique autant que du mysticisme, dans les arts comme dans les sciences, le nombre d’or justifierait à lui seul les critères de beauté et d’harmonie des structures du monde physique. La représentation symbolique de cette « divine proportion » ne peut néanmoins exister, comme son nom l’indique, que dans une situation de rapport. La remarque d’Alana citée plus haut suggèrerait ainsi que la beauté ne peut finalement se trouver qu’ailleurs, au-delà de l’horizon d’attente du lecteur, voire au-delà même du cadre conventionnel de la page et de l’objet-livre, ou encore du carcan normatif de notre société contemporaine.