L’évolution de la broderie des textiles liturgiques a été marquée par la mécanisation, dont l’usage systématique a modifié le statut des brodeuses : d’artisans d’art, elles sont devenues des ouvrières qualifiées. L’objectif de cette contribution est de montrer comment les brodeuses ont réussi à trouver un espace de création artistique à l’intérieur de cet exercice extrêmement codifié. Pour nos analyses, nous nous baserons sur un corpus d’une centaine de pièces retrouvées lors de l’inventaire du patrimoine remarquable mené dans les sacristies de quatre bourgs de la communauté de communes Cœur de Loire, dans la Nièvre, Pouilly-sur-Loire, Donzy, Saint-Père et Saint-Malo-en-Donziois.
Un contexte historique favorable à la production de vêtements pour le culte
La Révolution a conduit à la destruction d’églises et de leurs biens. Après une décennie antireligieuse, le Concordat, accord signé entre Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII en 1801, permet aux religions monothéistes de se reconstruire. Le catholicisme décide de redorer ses cérémonies. Le nombre de prêtres va croissant et passe de 36 000 à 52 000 au xixe siècle1. Il faut, pour célébrer le culte, au minimum six textiles liturgiques (voiles de calices, bourses de corporal, chape, manipule, étole, chasuble) dans six à huit couleurs, imposées par le calendrier liturgique (blanc, noir, vert, pourpre, doré, rouge, rose, jaune). Le marché est donc immense, et, si l’on multiplie le nombre de prêtres par celui des pièces et des couleurs, on peut penser qu’il y avait plus de deux millions de textiles liturgiques conservés en même temps dans les sacristies. Leurs réalisations étaient facilitées par la mécanisation croissante. L’industrie des chasubliers, regroupée dans la région lyonnaise (la liturgie impose la soie2 et proscrit les matières « bestiales » comme la laine), se développe dans la France entière. Des catalogues sont envoyés par la poste dans les paroisses les plus reculées et des représentants en commerce sillonnent le pays grâce au chemin de fer. Les brodeuses, qui ornaient jusqu’alors des pièces une par une à la main, vont se convertir en mécaniciennes, penchées sur des machines, réalisant des séries.
Étudier cette évolution du statut de la brodeuse, tout au long du xixe siècle, nécessite de dissocier, dans un premier temps, les réalisations des amatrices de celles des professionnelles, ce qui nous permettra d’appréhender le changement de statut de la femme à cette période pendant laquelle les manuels de broderie changent de destinataires, passant de la demoiselle oisive à occuper à l’ouvrière obligée de travailler pour gagner sa vie. Grâce aux réalisations des motifs floraux brodés à la machine, à partir de ce corpus, nous exhumerons des indices qui montrent comment les brodeuses ont trouvé un espace d’expression qui leur soit propre, à l’intérieur de ces réalisations extrêmement codifiées.
Le changement de statut de la brodeuse
« Broder, c’est orner un tissu de dessins à l’aide d’une aiguille. Le mot broder vient d’un terme celtique « brozd » qui signifie « pointe ». […] L’aiguille est le pinceau de la brodeuse3. » Voici une des définitions, donnée par un manuel de broderie qui propose, comme la plupart des autres4, un historique. L’instruction des femmes s’impose dans les domaines domestiques. Elles doivent se cultiver car elles sont le premier maillon de la transmission aux enfants. Il ne suffit pas d’effectuer des points, l’activité est contextualisée.
Tout au long du xixe siècle, le statut des brodeuses d’ornements liturgiques va évoluer. La lecture des livres qui leurs sont destinés permet de distinguer trois périodes : Tout au long de la première moitié du xixe siècle, la jeune fille apprend à broder car cela l’occupe et empêche son imagination de vagabonder. Puis, broder devient une activité sérieuse qui n’est plus réservée à l’occupation des seules jeunes filles. Les femmes doivent broder du linge de maison ou les vêtements de leurs enfants, quelle que soit leur position sociale, d’ailleurs, des livres ou des journaux qui leurs sont destinés sont écrits quelques fois par des femmes portant des titres de noblesse5. Broder n’est pas déchoir, mais contribue au bien-être du foyer en faisant œuvre utile et en assurant la santé des membres du foyer par une hygiène nécessaire. Puis, au tournant du xxe siècle, les éditeurs ont remplacé ces productions par des manuels techniques destinés aux femmes qui travaillent pour gagner leur vie6. Quelle que soit la période, chacun de ces ouvrages consacrait un ou plusieurs chapitres aux ornements d’église, sous des rubriques destinées à « faire plaisir à votre curé ». Ils étaient montrés comme exemples de réalisations abouties7 :
La broderie des textiles liturgiques que nous avons retrouvés peut-être scindée en deux modes de production, celui des paroissiennes surnommées « les bras armés d’aiguilles », dans lequel sont enrôlées les jeunes filles, et celui des artistes brodeuses, auxquels on peut rapporter la figure d’Angélique dans Le Rêve8 de Zola. Si les réalisations poursuivent des finalités différentes, toutes sont de grande qualité.
Dans la sphère domestique, l’idée d’occuper les jeunes filles par la pratique de la broderie s’installe sur un paradoxe : la couture, le crochet, le tricot, le canevas ou encore la broderie, sont des disciplines utilisées pour occuper le temps libre et discipliner l’esprit, qui, s’il est laissé libre, va en profiter pour vagabonder et développer une imagination nocive :
La première arme, à la fois piquante et pacifique, qui est mise aux mains de la femme, c’est l’aiguille. Arme défensive, avec laquelle la reine du foyer domestique combat l’oisiveté, dite, avec raison, la mère de tous les vices. Arme précieuse qui lui sert surtout à conquérir bien des modestes et indispensables qualités9.
Cependant, une objection apparaît, car les travaux d’aiguilles sont réputés propices au développement de l’imagination et de la rêverie : rapidement, l’esprit n’est plus canalisé par le travail de la main, qui s’effectue sans y penser, une fois que le geste a été discipliné par l’apprentissage, même si le corps reste immobile. Cette contradiction n’a pas été occultée par les auteurs, qui ont décrété que ces instants doivent être remplis par la méditation et la prière, particulièrement lorsque sont réalisés des ouvrages pour les églises. L’idée proviendrait des Carmélites : si le diable surprend les femmes les mains occupées, il n’aura aucun espace qui lui permette d’entrer dans leurs âmes. Mais comment le vérifier ? Ce temps peut être également dédié à l’écoute, lorsqu’il est partagé avec d’autres, quand les jeunes filles se regroupent pour broder, chez l’une ou l’autre ou dans des ouvroirs, pendant que l’une d’elles fait la lecture.
La contribution de ces femmes aux ornements liturgiques est moins spectaculaire que la confection de chasubles, mais peut être de très grande qualité. Les réalisations principales sont les cols de chasubles et d’étoles, des manchettes pour les surplis, et les ravaudages des textiles. Les cols permettent de rendre la chasuble, souvent bordée d’un orfroi en galon rugueux métallique, plus confortable. Fixés par de grands points de bâti, ils sont faciles à coudre, à découdre et à laver et prolongent l’existence de ces vêtements en repoussant leur usure. Les modèles retrouvés montrent que peu d’entre eux reprennent l’iconographie catholique. Les ornements brodés et les dentelles des curés rappelaient les vêtements féminins, et les patrons pouvaient être proposés à double fin, dans l’exemple suivant, nappe d’autel et aube :
Le n°8 est un riche dessin pour garnir une nappe d’autel ; il se brode en application, sur tulle, et s’enrichit de points à jour.
Ce dessin sert aussi pour une aube ; on le grandit en y ajoutant un semé.10
Cette assimilation entre vêtements féminins et vêtements liturgiques a conduit à réaliser des modèles de cols pour vêtements de femme afin de les coudre sur les chasubles. Le plus souvent réalisés au crochet ou au fuseau, ils étaient brodés avec des motifs fleuris. La créativité s’effaçait devant une maitrise technique, indéniable.
À l’autre extrémité de la chaîne qui pourvoyait les sacristies, les brodeuses de textiles liturgiques professionnelles, qui brodaient à la main, vivent leurs derniers jours, et seules subsisteront quelques artistes qui continueront à accomplir des créations de luxe pour les cathédrales et les paroisses riches. Elles pouvaient avoir en charge une partie ou la totalité de la chaîne de fabrication, depuis la création du dessin, sur un calque percé de petits trous qui permettaient de le reproduire sur le tissu, le choix des couleurs des fils dont certains d’or ou d’argent, qui permettaient de réaliser le « passé en deux endroits », réversible, l’utilisation des points de broderie parmi les plus complexes permettant d’exécuter une « peinture à l’aiguille » renommée par sa finesse. Ces réalisations étaient de moins en moins souvent l’œuvre de religieuses, pratique qui perdure encore aujourd’hui dans des couvents, dans de moindres proportions. Les acheteurs se sont tournés vers des chasubliers spécialisés, répartis dans la France entière. Même si une chasuble de Saint-Malo-en-Donziois porte l’étiquette de la maison Monna de Toulouse, le grand centre demeure à Lyon.
Les fabricants cherchent sans arrêt à augmenter la production, ce qui conduit à baisser les prix de vente, et les chasubles les moins chères coûtent 80 Francs11. L’activité est rentable et les innovations techniques se succèdent. Cette mécanisation, tangible dès le début de la seconde moitié du xixe siècle, change le statut de la brodeuse, dont l’activité n’est plus seulement un passe-temps pour occuper les demoiselles.
La broderie devient un art « noble et utile »
Nous avons pensé qu’une des raisons qui ont conduit à changer le statut de la broderie se trouvait dans l’hygiénisme, en rapide progression, et amplement vulgarisé, car il s’agissait d’une question de santé publique. Les statistiques naissantes sur les épidémies12, permises grâce aux progrès des mathématiques, permettent de conclure sur la nécessité de l’asepsie, ce qui va avoir une incidence sur l’entretien du linge qui doit impérativement être propre. Les arrêtés municipaux montrent que des épidémies de choléra se sont déclarées à partir des lavoirs, majoritairement situés sur des sources, là où l’eau est la plus propre. Avec ce devoir, les femmes se retrouvent investies d’une nouvelle responsabilité : elles sont le premier maillon de la bonne santé de la famille. Broder le linge de maison à son chiffre désigne clairement à qui il appartient et permet de témoigner, lors de l’activité collective de la lessive au lavoir, du soin avec lequel il est entretenu. L’orner devient un exercice auquel toutes doivent se livrer. Les femmes des milieux les plus aisés doivent donner l’exemple, puisé dans les héroïnes, Pénélope ou la reine Mathilde : « Je ne sais quel attendrissement me gagne à voir cette femme de rang suprême, dont l’intelligence est si haute et si noble, se livrer à cet humble et patient travail féminin13. »
Cette production domestique se double de réalisations destinées au culte, et les manuels proposent toujours des modèles qui, eux aussi, reprennent rarement les symboles religieux au profit de fleurs stylisées. Ces trois variations autour d’un même motif montrent les différences d’exécution :
L’art des brodeuses amatrices du début du xixe siècle s’estompe. Les textiles liturgiques que nous avons retrouvés, fabriqués par les paroissiennes à partir de 1850, témoignent souvent d’une exécution grossière :
Les festons qui appliquent les initiales jaunes sont grossièrement réalisés.
Ce ne sont plus des œuvres artisanales destinées à théâtraliser le culte, mais des vêtements d’utilisation pratique, quotidienne.
La réalisation de nouveaux vêtements se double de l’habitude de procéder à des récupérations, dont nous avons trouvé de nombreux exemples. Une fois le vêtement inutilisable, les broderies et les ornements sont décousus et recyclés :
Réparer n’apparaît pas comme une activité inférieure à la réalisation de nouvelles pièces brodées, mais en propose une autre facette, car transformer, c’est également créer. Si ces femmes ont suivi des patrons et des modèles pour les pièces nouvelles, c’est dans le recyclage que leur créativité va pouvoir s’exprimer.
Pourtant, malgré une nécessité qui s’impose à toutes, les classes sociales sont bien séparées entre les réalisations domestiques et professionnelles, et l’art de la brodeuse lui permet de vivre au détriment de sa santé. Aussi, le conseil suivant doit être suivi par les nanties :
La femme du monde, la femme très riche ne doit pas trop marchander le prix d’une fine broderie, quand elle lui est fournie directement par l’ouvrière, ou même, quand elle l’achète dans un magasin, où on ne serait que trop disposé à diminuer le salaire de la brodeuse, pour conserver un bénéfice trop considérable. Les pauvres femmes qui exécutent ces broderies usent leurs yeux à ce travail qui exige beaucoup de temps, elles compromettent leur santé par une trop grande assiduité14.
Cette idée d’un travail physique qui ruine la santé va mailler la fin du xixe siècle et attaquer les femmes dans leur intimité. Ce n’est plus la vue des brodeuses qui préoccupe, mais leur sexualité, sollicitée par l’utilisation des machines, sujet sur lequel nous allons revenir.
La broderie mécanique mène à l’indépendance, au détriment de la santé et de la qualification
Au fur et à mesure de l’avancée du xixe siècle, ces ouvrages pour demoiselles et « femmes du monde », sont remplacés par une édition de manuels destinés à celles qui travaillent, de plus en plus alphabétisées.
La broderie et la dentelle sont réputées offrir « de grands avantages pour la femme qui désire gagner sa vie, et surtout celle qui recherche un complément de ressources : il lui permet de consacrer à son travail un nombre d’heures limité et de rester ainsi la gardienne de son foyer15. » La double peine des femmes, travail et ménage, est affirmée, et piquer à la machine n’empêche pas de surveiller ses enfants. Mais broder mène aussi à l’indépendance et, pour celles qui sont obligées de travailler à plein temps, la mécanisation va changer la donne.
Le Nouveau manuel complet de la Broderie16, édité par Roret, créateur d’une édition encyclopédique concernant tous les métiers, ouvre la voie. Il est suivi par de nombreux ouvrages :
En publiant la technologie en quarante leçons que nous offrons au public, notre but est de faciliter à une certaine catégorie de travailleurs très intéressants, des études spéciales […] dont la connaissance est indispensable pour faire un dessin industriel exécutable, une dentelle ou une broderie possédant les mérites de beauté qui leur donne la valeur commerciale17.
Cette citation est instructive à plusieurs titres : il y est question de « travailleurs », quelques hommes s’adonnant au métier de brodeur : « Il vint un brodeur. C’était un bel homme à l’air solide. Il fixa d’abord le prix de sa journée, puis il s’approcha de la machine et dit avec insolence : « – Mais c’est un vieux modèle… Comment voulez-vous que je fasse du travail soigné avec ça 18 ?» Ensuite, les réalisations doivent êtres « commerciales », donc satisfaire à des exigences de la clientèle, et surtout, « le dessin industriel exécutable » nous indique que toute part de création n’est pas encore enterrée.
Les brodeuses, qui réalisaient des pièces uniques à la main, vont se retrouver à produire en série des chapes et des chasubles selon des modèles bien précis. En effet, la liturgie ne se limite pas à imposer les matières et les couleurs. Elle édicte les formes, et, à cette période, les chasubles « semi-gothiques », en forme de boite de violon, sont les seules dont l’utilisation est permise. Elles sont codifiées dans leurs moindres détails, la largeur des épaules doit mesurer un mètre, les étoles deux mètres cinquante de long, etc.
Toutes ces réalisations vont être brodées à la machine, principalement à l’aide du couso-brodeurs Cornély qui, avec son aiguille en forme de crochet, va permettre d’exécuter rapidement des points de bouclettes en réalisant une chaînette facile à reconnaître. Une autre machine permettait de produire des pièces plus riches grâce à des fils or-faux. L’aiguille effectuait des allers et retours, avec une grande régularité, et le point se trouvait en relief en passant par-dessus des cartons ou des journaux découpés. Des pieds de biche « à guimper » torsadaient et fixaient des fils métalliques, permettant de réaliser des volutes légères.
L’utilisation de ces machines était particulièrement physique, car elles nécessitaient l’emploi simultané des deux mains pour guider le tissu, et les doubles pédales mobilisaient celui des deux pieds. Le vulgarisateur Henri de Parville a souligné la fatigue que représentait ce travail19. Mais d’autres auteurs ont mis le harassement, qui se lisait sur le visage de ces femmes, sur le compte d’un autre phénomène : le frottement de leurs cuisses stimulerait leur appareil génital, les conduisant à des orgasmes successifs20, qui les épuisaient. De là à passer de l’orgasme subi à l’orgasme volontaire21, il n’y avait qu’un pas, vite franchi, ce qui évitait de réfléchir à la fatigue engendrée par des journées de plus de dix heures. Pourtant, ce point de vue n’a pas été partagé par tous les médecins et Gardner, professeur d’accouchements à New York, a défendu les avantages de la machine dans son Hygiène des machines à coudre. La suspicion n’est vraiment retombée que lorsque les moteurs ont entraîné les machines, évitant le recours continu aux pédales22. Si la machine est entrée définitivement dans la production des textiles liturgiques brodés, force est de constater que ces brodeuses se retrouvaient privées de leur capacité à créer de nouveaux modèles.
En effet, la broderie artisanale supposait 10 000 heures de formation, environ quatre ans, et l’inclusion dans une tradition. Même si les pièces brodées à la main n’étaient pas signées, les réalisations de chaque atelier étaient reconnaissables à des tours singuliers, des points tombés dans l’oubli que peu maîtrisaient encore, des dominantes de couleurs de fil, ou des formes de visages de saints ou d’apôtres, plus ou moins allongées. Avec le passage à la mécanisation, la formation est moindre, ne dure que quelques jours, même si les différences de niveau entre les ouvrières sont notées (« Les bonnes ouvrières ne courent pas les rues en ce moment23 »), et la brodeuse devient une exécutante, de moins en moins qualifiée à chaque fois que les machines sont simplifiées. La force et l’endurance remplacent le savoir-faire et les brodeuses sont anonymes. Dans le travail de la broderie manuelle des ornements liturgiques, le plus coûteux était l’achat de la soie et des fils, payés par les patrons. Avec la mécanisation, les outils n’appartiennent plus aux brodeuses : si un nécessaire de bonne qualité (dé, aiguilles, ciseaux), des métiers et des tambours pour tendre la soie suffisaient au début du siècle, le prix d’achat des machines était plus élevé. Nous n’avons pas retrouvé le prix de vente de ces machines à broder, mais une machine à coudre « familiale » coûtait entre 150 et 300 francs. Au vu des pièces qui composent les couso-brodeurs, nous pouvons évaluer leur prix de vente aux alentours de 500 francs.
Jusqu’à la production en série des machines portatives au milieu du xxe siècle, avoir une machine à coudre à son domicile, qui n’effectuait généralement qu’un seul point, représentait un investissement important. Les crédits et les garanties de cinq ans permettaient l’acquisition, qui se faisait sans apport. Ils étaient remboursables après le premier mois, ce qui permettait de la rentabiliser avant de commencer à payer. Le travail brodé à la machine à son domicile était réputé d’une qualité supérieure, vraie ou inventée, en comparaison à celui qui était réalisé dans les ateliers : « l’ouvrière dirige son travail. De son habilité, de son intelligence, de son goût, dépendent la régularité du point, la beauté de la broderie. […] Dans la broderie à la machine, l’ouvrière n’intervient pas dans l’exécution de la broderie elle-même, le même modèle est livré au commerce en grande quantité24. » Effectivement, dans les productions en série, seules les couleurs des fonds et des fils changent, comme le montrent ces deux chaperons brodés, provenant de chapes réalisées à Saint-Étienne et conservées à Donzy :
Avec l’usage de la machine qui lissait les différences, la création était dévolue aux dessinateurs et dessinatrices des cartons qui servaient à ces modèles. Ils pouvaient être réalisés par des brodeuses, connues pour leurs capacités de dessinatrices, qui quittaient la machine un instant afin de réaliser des patrons. Ainsi, si nous nous intéressons aux représentations du lys des évangiles, ces fleurs « qui ne travaillent ni ne tissent25 », mais pourtant sont belles et ne manquent de rien, ou le blé, rapportant le pain au corps du Christ, ou encore la vigne, assimilant le vin à son sang, ont été stylisés et représentés de nombreuses manières, singulières et esthétiques, comme on peut le voir avec les figures suivantes :
En effet, malgré la mécanisation, ces pièces de textiles liturgiques étaient remarquables, et leur exécution nécessitait de la patience et un travail soigné. Cette beauté intrinsèque éloigne leur intérêt d’un cadre exclusivement liturgique, et transportent celui qui les regarde vers les plus beaux jardins. Leur qualité explique que ces textiles aient été conservés avec soin par des générations d’ecclésiastiques et de paroissiens, et qu’un grand nombre nous soit parvenus en assez bon état.
Contribuer à une belle réalisation constituait-il une motivation suffisante, capable de compenser de bas salaires ? Ou devait-on laisser une trace, même anonyme ? Il fallait y regarder de très près, car les brodeuses ont réussi à placer, discrètement, des marques de leur singularité, qui donnaient un sens à leur travail. Pour les identifier, nous nous sommes basée sur la remarque de la baronne Staffe : « une très grande dame, qui avait vendu toutes ses dentelles pour payer les dettes de son fils, et à qui il restait un bout de Chantilly véritable, faisait remarquer à ses filles que les mailles – fond – étaient irrégulières comme dimension, et que cette irrégularité n’existe pas dans la fausse dentelle26. » En appliquant cette constatation à la broderie, nous avons cherché ces « empreintes secrètes », selon l’appellation d’Ilker Özyildirim27, ces discrètes traces qui permettaient de survivre à un effacement de l’artisan. Nous les avons trouvées dans le « passé », point courant qui permettait de « passer » par-dessus un rembourrage, comme nous l’avons déjà évoqué. Dans la broderie des chapes, les « imperfections » se multiplient, sans qu’il soit possible de savoir si elles étaient volontaires, dues à la maladresse, ou à la rapidité d’exécution. Dans l’exemple suivant, les pétales du trilobe sont plus ou moins grands, et l’écartement entre les feuilles, plus ou moins serré. La dysmétrie s’installe dans l’ordre des modèles.
Inattention, maladresse ou rébellion ? C’est dans l’exécution des motifs les plus simples que les brodeuses ont pu exprimer leur créativité, réalisant « à main levée », sans s’appuyer sur un patron, les volutes de ces liserons, leur donnant une grande légèreté :
Conclusion
Le passage à la mécanisation des broderies, qui s’est effectué tout au long du xixe siècle, a transformé de manière irréversible le métier de brodeuse de textiles liturgiques, qui s’est éteint au xxe siècle avec une recherche de simplicité dans la célébration du culte et une désaffection des fidèles. Cependant, l’exigence de qualité des textiles liturgiques a permis à ces femmes, malgré l’exécution de modèles en série, de garder un niveau de qualification important.
Accompagné de son vocabulaire évocateur, ses « bâtis » rappelant le travail du maçon et ses « passés » celui de l’historien, la broderie a permis aux brodeuses d’acquérir une relative indépendance financière, souvent au détriment de leur santé. Elles ont été stigmatisées par une importante suspicion liée à l’utilisation des machines, les attaquant dans leur intimité.
Malgré cela, le travail de création est effectif. Les motifs floraux, prédominants, se sont imposés et ont supplanté les symboles religieux. Ils ont été le reflet de créations singulières, aux dessins d’une légèreté stupéfiante. Les reproductions fidèles des fleurs du jardin ont été remplacées par celles du jardin secret : la volonté de styliser les végétaux, en les dessinant avec une profusion de courbes, participe, à la fin du xixe siècle, aux fondements de l’Art nouveau.