La figure de la dentellière et le goût de ses œuvres est un lieu insistant de la vie symbolique des sociétés européennes. Elle éveille une soif de candeur et d’authenticité, elle rappelle le prix d’un silence qui agit plus qu’il ne discourt. Le roman de Pascal Lainé intitulé La dentellière (1974) traduit à sa manière un déplacement symbolique : il ne s’agit pas vraiment de l’histoire d’une dentellière, Pomme, la protagoniste du roman, travaille dans un salon de coiffure mais la dentellière y est devenue un symbole qui ne cesse de se diffracter en miroir dans la vie des petites gens et des anonymes ; elle ne s’attache plus immédiatement à une activité, un métier d’art particulier mais elle désigne toute personne qui entretient une attitude de retrait par rapport aux engouements fallacieux du langage. Le film de Claude Goretta auquel Pascal Lainé a largement contribué s’achève par les paroles suivantes qui font transition avec le générique de fin :
Il [Aimery de Béligné, le personnage masculin principal] sera passé à côté d’elle, juste à côté d’elle sans la voir. Parce qu’elle était de ces âmes qui ne font aucun signe mais qu’il faut patiemment interroger, sur lesquelles il faut savoir poser le regard. Un peintre en aurait fait autrefois le sujet d’un tableau de genre. Elle aurait été Lingère, Porteuse d’eau ou Dentellière.
Lingère, porteuse d’eau ou dentellière. La parenté de ces petits métiers tient aux soins qu’ils prodiguent au corps pour l’abreuver et/ou le sublimer ; le vêtement et la propreté, l’eau et l’étanchement de sa soif, la beauté et la sublimation de la chair pour la dentellière. Ces mots s’inscrivent à l’écran après un étonnant mouvement de la comédienne Isabelle Huppert qui s’y révèle admirablement : elle tourne peu à peu son visage vers le spectateur, elle le dévisage, brise la distance de la représentation pour faire effraction dans son horizon et faire éprouver toute sa présence.
En bref, la dentellière devient la métaphore d’un unique nécessaire, la prise en considération de la vie de l’autre en son plus pur dépouillement, la lumière qui traverse son visage, la singularité qui signe son regard. Comme si la supplication muette de la dentellière était d’adhérer à la vérité irréductible de son propre corps jeté en pâture auprès du spectateur pour que le lien social et la vie soient encore possibles. Voir l’autre sans se dérober, c’est lui rendre la vie, c’est consentir à un langage qui ne peut pas s’écrire, c’est situer le lien social dans une présence davantage que dans des représentations et des discours.
C’est là ce qui me retient dans l’histoire et la poétique des dentellières, cette résurgence du voir et du croire sur un arrière-plan de tyrannie des discours, une molle tyrannie devenue comme une seconde nature de la condition de « l’homme moderne » pas moins que du « lettré classique ». La liberté de la peinture par rapport à la littérature toujours en peine d’avoir à se plier aux regards objectivants mais aveuglants de l’histoire serait-elle plus propice à évoquer l’imaginaire de la dentellière, un imaginaire de silence et d’oubli de soi, de lumière immuable et de sobriété ?
Les dentellières : légende, histoire et vocation
Quelques jalons d’une histoire fragmentaire
Il n’y a pas, à ma connaissance, d’histoire récapitulative des dentellières au xxe siècle1 : elle est si profondément enracinée dans une multiplicité de lieux et de légendes que toute saisie synthétique de leur genèse et de leur évolution fait défaut. D’abord symbolique et plurielle, leur émergence et leur devenir sont dispersés en mille pratiques et particularités qui forment une myriade de microhistoires impossibles à circonscrire et à résumer.
Néanmoins, il est possible de discerner les quelques traits éclairants que beaucoup d’entre elles ont en commun : des récits de commencement où la religion et le mythe rapprochent la naissance de la dentelle des rites d’initiation, d’intégration et de passage du christianisme en Europe ; la mutation majeure du xixe siècle qui change un artisanat rural et fortement communautaire en une production industrielle urbaine à la chaîne : la dentellière devient tulliste et les métiers à tisser, Jacquard ou Leavers, même s’ils peuvent encore assurer une certaine qualité de fabrication, ne permettent plus une transmission des savoir-faire et le déploiement d’une créativité à la fois personnelle et corporative. Enfin, à partir de la fin du xixe siècle, la dentelle artisanale apparaît comme la survivance d’une tradition sacrifiée au progrès de l’industrie textile. Néanmoins, à la fin du xxe siècle, un regain d’intérêt pour la dentelle se traduit en 1976 par la création de deux conservatoires-ateliers de la dentelle à la main, l’un au Puy (reprise du Conservatoire de la dentelle fondé au Puy en 1942 par Johannes Chaleyé consacré d’abord à la dentelle au fuseau) et l’autre à Alençon (dentelle à l’aiguille). Créés à l’instigation du chef de l’État, à l’époque le président Giscard d’Estaing, ces instituts ont pour but de perpétuer un savoir-faire de haute qualité et sont rattachés au Mobilier national. Les dentellières y occupent cette fois le statut d’agent public. Aujourd’hui, il n’existe que très peu de filières professionnalisantes dans le domaine de la dentelle artisanale, à fuseaux ou à l’aiguille : un CAP, un BMA, – un brevet des métiers d’art – et un concours de rang B pour les rares postes de dentellière aux ateliers nationaux – peuvent introduire à un secteur d’activité qui occupe moins de 5 000 salariés aujourd’hui quand on en dénombrait environ 150 000 au début du xixe siècle. Cependant, de très nombreuses formations non diplômantes (15 000 par an ont été recensées) se sont développées ces dernières décennies, elles s’adressent principalement à des pratiquant(e)s amateurs de la dentelle et aussi à une multitude de professionnels venus d’autres horizons : milieu de la haute couture, de la passementerie et du luxe, pour qui la dentelle est un tissu qui s’ajoute à d’autres supports, comme aussi pour les secteurs de la bijouterie, de l’ameublement, de la verrerie, etc. La différenciation des horizons d’attente, celle aussi des modes de fabrication et des usages, en particulier dans l’art contemporain, marque une transformation définitive de l’univers de la dentelle et des dentellières.
Inscrit au « patrimoine culturel immatériel » de l’Unesco comme le point d’Alençon en 2010, la dentelle artisanale survit très positivement à ses légendes enchantées tout en appartenant à un passé qu’aucun artifice ne saurait restaurer : elle ne fait plus partie du quotidien de la vie sociale et la dentelle mécanique a inventé d’autres procédés de fabrication, d’autres produits qui s’alignent d’abord sur les besoins de l’industrie textile. Quant à la dentelle artisanale, elle appartient encore au monde des loisirs, de l’art et du luxe mais elle ne constitue plus un des lieux profondément fédérateurs des communautés villageoises. Certes, il est facile d’embellir le passé, ses « couviges » et ses « veillades » en Haute-Loire, l’entraide des générations à travers une tradition de béates promptes à enseigner les orphelines et des femmes en situation précaire. Cependant, que ce soit en Haute Loire, en Normandie ou dans les Hauts-de-France, dans bien d’autres régions encore, le risque demeure de se laisser aller à des herméneutiques trop manichéennes de l’histoire de la dentelle et de ses actrices : tantôt des images d’Epinal idéalisant un style de vie traditionnel et religieux réputé à l’abri des secousses de l’histoire, tantôt une critique virulente et injuste qui assimile le statut de la dentellière à une passivité aliénante étrangère aux revendications féministes, légitimes ou brutales, de la « modernité ». Nous allons voir maintenant quelles légendes ont accompagné la naissance de la dentelle, et comment, selon les lieux et les époques, se greffent dans ses récits de genèse une signifiance du mythe ou sa caricature.
Les légendes dorées ou lumineuses d’une genèse
La dentelle de Burano
La dentelle est étroitement associée à l’univers des dépenses somptuaires et il n’est pas étonnant de la voir décliner ses productions selon les formes rituelles en vigueur dans ses lieux de naissance. Les vêtements qu’elle a magnifiés peuvent être destinés aux acteurs de la liturgie catholique, qu’il s’agisse de laïcs ou de clercs et servir ainsi lumineusement au rayonnement esthétique des sacrements qui en rythment le calendrier et les impromptus. Le baptême, la première communion et le mariage se sont souvent traduits par des ornements en dentelle, – cols, chemises, bas d’aube, manchettes, gants, voile ou robe de mariée ; aujourd’hui, les robes de mariage emploient encore abondamment la dentelle selon des coupes et des prix fort variés, modiques si la dentelle ne forme que les franges ou le voile de la robe, onéreux si elle la tisse tout entière.
Par ailleurs, la naissance de la dentelle sur l’île de Burano, dans les lagunes de Venise, propose un récit de commencement légendaire qui l’associe encore étroitement au mariage. Situé aux alentours de l’an 1500, au croisement du folklore et de réminiscences mythiques homériques, il peut se résumer ainsi : un ancien pêcheur, fiancé à une jeune fille de l’île, fut tenté, lors d’une de ses nombreuses navigations, par le chant des sirènes. Alors que le garçon résistait à leurs charmes, il reçut un cadeau de leur reine, bouche symbolique de la mer gratifiant sans tarder sa loyauté. C’est ainsi que la sirène heurta le bord de son bateau avec sa queue et que de l’écume, créée par le mouvement de l’eau, sortit un élégant voile de mariée que le marin offrit à sa future épouse. Cette première dentelle, merveilleusement belle, donna lieu ensuite à un désir de mimesis collectif : les femmes de ce village de pêcheurs vénitiens se mirent à fabriquer à l’aide d’aiguilles et de fils de plus en plus fins, une robe calquée sur celle de la jeune mariée.
L’inconscient de cette légende, proche du conte pour enfants significatif d’une transaction heureuse entre le « moi » social et ses passions inassimilables, permet les deux constats suivants : la régulation du flux et de la stase propre à l’invention de la dentelle, le lien qu’elle dévoile entre la légende et la réalité quotidienne, ici celle des habitants de Burano. Dans un premier temps, la menace des sirènes met en relief chez le marin amoureux la capacité d’une clôture du désir face aux assauts d’un débordement dionysiaque ; celui-ci se renverse aussitôt (avec l’instantanéité propre aux récits folkloriques) en une force créative d’un objet symbolique de l’union nuptiale. L’écume mimétique de l’effervescence pulsionnelle devient la matière même d’un vêtement servant à célébrer les noces de l’homme et de la femme. Il est une dentelle née par enchantement mais un enchantement qui donne forme et durée au corps de la mariée tandis que la figure tutélaire de la mer, « la reine des sirènes » opère le passage d’un imaginaire débridé (la queue des sirènes faisant violence à la nef du pêcheur) à la stabilité du monde symbolique en accordant toute sa reconnaissance à la fidélité du fiancé. Dans ce récit, l’écume du désir accède métaphoriquement à la pérennité et la pudeur du vêtement en dentelle lequel magnifie mais aussi sublime le corps de l’autre.
Le lien entre légende populaire, rite et dentelle ne manque pas de pertinence dans la légende de Burano ; il opère une suture entre l’eros et l’agape des amants et participe aussi à la structure de composition propre à la dentelle : elle cache pour mieux montrer et dévoile pour couvrir davantage. Le corps y est resserré entre un luxe de monstration et un excès de réserve ; la dentelle dépose la consécration du visible en le brisant en mille petits morceaux mais elle l’exalte aussi en préservant le tracé d’un invisible, exposé à tous les regards : chaque spectateur peut y projeter ses propres fictions, l’éphémère d’une fascination ou la pérennité d’une intériorité qui ne sépare plus l’imaginaire du vrai.
Ce raccord entre le réel et la fiction se confirme dans un trait quotidien de la réalité empirique de Burano, il s’agit du lien entre le filet de pêche, le rôle des épouses des marins pêcheurs et la dentelle. Il était coutumier aux femmes de l’île de réparer les filets de pêche de leur mari à l’aiguille ; ces filets, à la fois outil de travail et réceptacle du don gratuit de multitudes de poissons, accentuent encore la symbolique sponsale du masculin et du féminin. Comme le vêtement de dentelle, ces objets sont aussi un composé de transparence et d’opacité.
La légende de la dentelle du Puy
La légende du Puy est plus difficile à exposer et à interpréter puisqu’elle mêle de façon inopinée une cohérence théologique à un récit folklorique qui souscrit à la magie populiste d’un imaginaire féérique. La naissance de la dentelle du Puy correspond à une fête de l’Église catholique très particulière, celle d’un Jubilé qui associe l’Annonciation au Vendredi Saint. C’est cette coïncidence du calendrier liturgique en 1407 qui institue l’année jubilaire et son Grand Pardon, temps d’indulgence pour des pèlerins venus si nombreux au Puy que pour éviter les bousculades funestes de la foule, le temps du Jubilé, précédemment restreint à quelques jours de fête, a été étendu à l’année entière. Or, le rapprochement dans cette liturgie jubilaire de l’annonce de la conception de Jésus par la Vierge et du jour de sa mort et de sa Passion peut signifier beaucoup. Il dit la solidarité indissociable de la mort et de la vie dans toute existence. La dentelle n’est-elle pas en elle-même un tissu de contradictions, un assemblage de jours et de mats, de lumière et d’ombre ?
Que la brodeuse la plus reconnue de la ville2 soit appelée par les autorités religieuses3 et l’opinion publique à inventer une nouvelle forme de tissu pour habiller la statue de la Vierge Noire le jour du Jubilé peut être lu au prisme de l’histoire de la piété, de l’histoire de l’art et d’une théologie du voir ; aujourd’hui, la mise en scène du corps glorieux de Marie se déploie à travers 32 manteaux différents, composés de soie, de velours mais surtout de dentelle, laquelle sert aussi à tresser certaines des couronnes destinées à la Vierge Noire. Un calendrier d’habillage accordé au temps liturgique module l’éclat de cette femme reconnue comme la « reine de toute grâce » : la façon dont la Vierge Noire du Puy suscite à la fois la distance révérencielle et un traitement vestimentaire engageant une familiarité d’égal à égal peut évoquer la « coïncidence des opposés » chère au penseur Nicolas de Cues4 : opposition et croisement de l’ostentation et du secret (la statue est tantôt montrée, tantôt cachée), du saint et du profane (la sainteté du corps marial se distingue des autres corps humains mais se communique aussi à eux sans confusion ni séparation, quel que soit leur « état de vie ») de l’un et du multiple (l’unicité de la Vierge suscite une grande diversité d’images, d’attitudes spirituelles et de pratiques dévotionnelles), du mouvement et de l’immobilité (la statue est immobile sauf pour la procession du 15 août). Cette statue préposée à la vénération des « fidèles » ou des « curieux » indique en tous les cas la liaison symbolique suivante : le travail somptuaire d’une dentellière de renom inaugure un nouveau mode de relation au corps superlativement incarné de l’Occident, il engage un jeu d’identification entre la statue habillée et le corps du fidèle. D’une certaine façon, la statue lui devient familière par la possibilité d’y projeter son propre imaginaire, ses propres couleurs (le manteau de la Vierge Noire passe du violet au rouge, au jaune, au vert et enfin au blanc pour la fête de l’Immaculée Conception) : habiller cette statue en cèdre inspirée des vierges romanes auvergnates et par un certain style byzantin, c’est prendre part à la gloire du corps marial lorsque Marie accueille de toutes ses fibres la liberté et la puissance de l’Esprit. Plusieurs autres artifices réalistes : « yeux de verre enchâssés, […], mouvement, qui concourent à créer l’illusion que cet objet est une personne5» permettent selon une communion à la fois individuelle et institutionnelle de « prendre le dehors pour le dedans » et de caler le désir d’assomption du corps humain si pauvre et si mortel sur la paix majestueuse d’une communion à la fois innombrable et singulière, sensible et spirituelle.
Marlène Albert-Lorca montre aussi dans la même étude que la sculpture est moins valorisée en elle-même que ses vêtements et ses parures qui exaltent davantage le caractère humano-divin de la Vierge6. Tisser une dentelle pour la Vierge traduit une volonté individuelle et sociale de prendre part activement au rayonnement de l’Incarnation. Le grand nombre en procession derrière la Vierge Noire le 15 août et son besoin irrépressible de signes contraste avec les aspects les plus sévères de la coïncidence de l’Annonciation et du Vendredi saint : là où ces deux événements cruciaux pour le catholicisme évoquent un passage nécessaire par la disparition de tout signe, la topique de la virginité et de la croix – pas d’expression immédiate de l’amour incarné dans le premier cas et de la condition divine dans le second –, là même où cette double absence est advenue et a été consentie, là peuvent foisonner les signes avant-coureurs de la réconciliation de la chair et de l’Esprit. Ces deux lieux extrêmes du catholicisme se répondent l’un l’autre en ce que tous deux affirment la possibilité de vivre affranchi de la logique d’une causalité naturaliste normative, de toute représentation et de tout signe. Faire vivre la lumière, la rendre présente et possible, l’incarner, c’est se couvrir de l’ombre. Laisser surabonder la vie, c’est consentir à une entière disparition de soi dans l’assurance d’un don qui grandit de toujours se communiquer davantage. C’est bien, au-delà d’un folklore vieillot et traditionnaliste, l’une des interprétations possibles du « récit de commencement » de la dentelle au Puy. La Vierge Noire, en bois de cèdre, qui trône immobile au sommet de la ville, la rassemble autour d’un même voir et d’un même croire mais la fête du Jubilé a suscité le désir collectif d’une coopération des fidèles à l’Annonciation et à l’Assomption de Marie au travers de la mise en scène d’un apparat : le plus éphémère, l’éclat de la dentelle blanche au milieu de la passion des couleurs, confesse le désir souvent inconscient de la foule en procession d’accès à un corps pérenne, à la fois incorruptible et on ne peut plus réceptif et aimant. L’objectalité de l’image en est la médiation davantage encore que la sculpture dont la forme importe peu aux pratiques dévotionnelles du corps ecclésial, pratiques le plus souvent insoucieuses de se penser elles-mêmes.
Les dentellières à l’épreuve du politique au xixe : la figure de Zélie Martin
Un dernier aperçu historique avant d’aborder les représentations littéraires et picturales : il s’agit d’évoquer maintenant une relation de prédilection entre le métier de dentellière et un style de vie qui en traduit la profondeur existentielle et symbolique au milieu du xixe siècle. La vie de Zélie Martin est une leçon de réalisme et d’humilité. Elle incarne une lucidité mystique plus profonde et plus humaine que toutes les ruses du sacré et les complaisances étourdissantes de sa « religiosité ». Zélie Martin donne force et vigueur à une vocation laïque où le métier d’art de la dentelle devient métaphorique d’une culture de l’intériorité face au consumérisme fiévreux des productions mécanisées de la société industrielle libérale.
Née en 1831 dans l’Orne, à Saint-Denis sur Sarthon, Zélie Guérin vit une « enfance […] triste comme un linceul7 ». L’obsession du péché multiplie les scrupules dans une éducation à la couleur lourdement janséniste ; pas la plus petite poupée pour Zélie, ce serait un divertissement coupable : son frère a été gâté par sa mère, lui écrit-elle, mais pour elle, trop de sévérité et de raideur.
Cependant, malgré les mornes influences d’un rigorisme pernicieux, la foi et l’affection unissent en profondeur la famille, Zélie, ses parents et ses trois frères. En 1844, elle s’installera avec sa famille à Alençon où elle apprend les rudiments de la dentelle dans un établissement scolaire des sœurs de l’Adoration. « À l’époque, la dentelle d’Alençon est à son apogée au point d’être reconnue comme “dentelle des reines et reine des dentelles” lors de l’exposition universelle de Londres en 18518. »
L’histoire de la dentelle d’Alençon est particulièrement « œcuménique » : inventée en 1660 par Marthe La Perrière, une huguenote, sa technique tout à l’aiguille se transmettra aux nombreuses institutions catholiques qui en prennent le relais après la révocation de l’Edit de Nantes. Le fameux « point d’Alençon », « concurrent » de celui de Venise, est une dentelle d’hiver, un point chaud et serré comme un cordial.
Après avoir songé à une vocation religieuse, Zélie Guérin se sent appelée à « se mettre à la tête d’un atelier de dentelles » et à se marier. Elle peaufine sa formation de dentellière chez les sœurs de la Providence et acquiert avec une vélocité étonnante – en deux ans au lieu de huit – la maitrise d’une technique exigeante avec une dizaine d'étapes de préparation (3), de réalisation (4) et de finition (4)9. « La tâche la plus délicate et la plus coûteuse reste celle de l’assemblage final où l’on réunit diverses pièces pour en faire une seule sans qu’aucun raccord ne puisse apparaître. C’est à cette œuvre que bien souvent Zélie s’emploie10. »
Dès 1863, aidée de son père et sa sœur Louise, elle peut confier à un négociant parisien, la maison Pigache, les premiers fruits de son métier d’art ; le succès de son atelier se confirme avec l’obtention d’une médaille d’argent à une exposition destinée à promouvoir les activités d’Alençon. Quelques semaines plus tard, elle se marie avec Louis Martin.
Avec Louis Martin, l’activité professionnelle de Zélie accorde avec encore plus de justesse sa dimension vocationnelle au catholicisme social de son mari autour du Cercle Vital Romet et des Conférences Saint Vincent de Paul. Malgré la nostalgie politique de la monarchie présente encore dans une partie de son environnement social, Zélie Martin, reconnait, à l’instar de son mari, la nécessaire nouveauté du régime républicain ; leur activité caritative se double au quotidien d’un sens civil du bien commun qui donne à la vie de son atelier de dentelle un climat de respect mutuel singulier malgré les contraintes du « marché ». Entre surcharge de travail et disette de la demande, il y a des périodes difficiles à gérer mais après la crise de la Restauration, la « fête impériale », les Expositions internationales, la production de petites dentelles plus accessibles aux revenus modestes et l’ouverture des grands magasins de Paris vont relancer la dentelle artisanale. Enfin, la rémunération des dentellières augmente et devient, surtout après quelques années d’expérience, plus confortable qu’au Puy en Velay où, après y avoir brièvement séjourné, Georges Sand11 dénonce la disproportion entre le volume de travail des dentellières, la qualité de leur ouvrage et leur maigre rétribution.
À Alençon, si le calendrier souvent imprévisible des commandes exige des dentellières une grande disponibilité, leur salaire modeste est toutefois supérieur à celui d’un ouvrier : de 1856 à 1866, c’est une période plutôt favorable pour l’artisanat dentelier d’Alençon. Quant à Zélie Martin, sa période d’activité précède la crise de la fin des années 1860 où l’évolution des marchés frappe « de plein fouet la vente des dentelles et toiles de chanvre12 ». Comme ses employées, Zélie Martin doit parfois modifier ses projets personnels quand les commandes surabondent après un temps de pénurie. Il lui arrive d’avoir à reprendre une partie du travail des brodeuses dentellières. Enfin, Louis, son mari, se joint à l’entreprise de sa femme pour en assurer la partie commerciale. Les Martin demeurent des sous-traitants et sont dépendants, à quelques exceptions près, des négociants de la dentelle. Rien d’un long fleuve tranquille dans la terrible beauté du point d’Alençon : elle s’y voit, lors des périodes de presse, « une esclave du pire esclavage.13» Malgré tout, et avec la charge de 9 enfants à élever, Zélie Martin ne néglige pas les ouvrières de son atelier : non seulement elles reconnaissent sa justice, mais elles l’aiment comme une mère. Emportée par un cancer du sein, à 46 ans, Zélie Martin demeure une figure de proue pour les dentellières d’Alençon. Cependant, la bonté de Zélie Martin et son époux, le réalisme de leurs actions caritatives ne suffisent pas à résoudre la question sociale : si personne n’accusera madame Martin de « maternalisme », le monde ouvrier est dans un entre-deux juridique qui le rend précaire. Ne bénéficiant pas encore d’une protection sociale digne des droits de l’homme, il est privé aussi depuis 1791 des effets heureux des corporations (loi d’Allarde) et de la possibilité de toute forme de coalition (décret Le Chapelier).
Ainsi la condition des dentellières, aussi engagée soit-elle dans des ouvrages somptuaires qui formaient un lieu mitoyen du domicile privé (où exerçait aussi un certain nombre de dentellières indépendantes) et du grand nombre de l’industrie, est loin d’être idéale. La beauté d’une œuvre peut être une faible compensation quand elle dévore le quotidien de l’existence. Il n’empêche que des figures comme les Martin, avant l’édiction de lois civiles protégeant l’ouvrière dentellière à la fin du xixe siècle, auront préparé par leur bonté efficace et juste à la reconnaissance publique de ces « artistes de l’ombre ».
La fille de Zélie, Thérèse, elle, sera la « docteur » de la nuit de la foi, héritière de l’humilité, du réalisme et de la patience de sa mère dentellière. La sainteté cachée de sa « petite voie » n’aura rien fait d’autre que soulever un ouragan de gloire conquis d’aiguille en aiguille sur un amour-propre lové à tous les étages et dans tous les milieux de la société : une telle nuit dit le vertige d’une substitution spirituelle, par compassion pour qui se voit privé de tout discernement du divin. Thérèse de Lisieux est amenée à voir apparaître la foi comme une fiction, à intervertir le lieu de la croyance avec celui d’un imaginaire désertique et dépeuplé, livré aux seuls feux-follets du sensible et du spleen. Elle brode de l’intérieur un lien invisible et discret entre tout ce que la fiction a d’humain, de trop humain et tout ce que la foi a de fragile, d’infiniment fragile. « Moins l’esprit comprend tout en percevant davantage, plus grande est sa capacité de former des fictions14. » affirmait Spinoza. En ce sens, la puissance de fiction est une puissance d’altération qui participe aussi d’une passion de défaire l’autre de son désir de mort ; elle est, par conséquent, irréductible à une limite funeste de la connaissance de l’être, du réel et du vrai. Les Martin attestent avec force l’utopie d’un croire et d’un agir qui ne passent pas par le tout-politique et par sa préséance de la communication immédiate sur l’utopie d’une communion sans frontières. Hélas, un tel goût de l’absolu est souvent le lieu d’une récupération traditionaliste qui vient gravement défigurer une hospitalité spirituelle d’exception en un ressentiment politique chargé des relents d’un communautarisme douillet.
Figures de la dentellière dans la littérature du xixe siècle
La vocation d’une vie, le travail de la dentelle et celui de l’écriture peuvent sans doute entrecroiser et tordre leur commune passion de la trace. La métaphore du texte comme écriture in statu nascendi analogue à un tissu en cours de fabrication est devenue classique. On pourrait la repérer dans de nombreux écrits critiques. Pour choisir une sous-série de métaphores se rapportant plus précisément à la dentelle, on pourrait conjoindre à ce trope la notion de « livre » écrit à partir de « rien », sans support d’un cadre de référence qui le crédite et le leste d’un poids existentiel aussi reproductible qu’irréfutable. C’est le rêve d’un livre qui ne tiendrait que par son style, un rêve commun à Flaubert, à Mallarmé, repris bien des fois par Blanchot, le Nouveau Roman, de trop nombreux auteurs contemporains pour qu’ils puissent tous être cités. En effet, la dentelle est un tissu qui se démarque des autres pour se développer « sans trame ni chaîne ». Ce tissu entretient donc l’entreprise, chimérique ou praticable, d’une écriture qui tire d’elle-même sa propre puissance d’engendrement : elle viendrait de l’immanence exclusive de ses formes littéraires pour montrer l’éclat d’une poétique transcendantale retorse à tout discours, une poétique « sur le fil » qui ne devrait rien aux trames et aux intrigues de l’existence historique réelle, visible et identifiable.
Elle dirait la parfaite liberté démiurgique de l’auteur qui se cache derrière son œuvre en se curant les ongles, déployant maille par maille sa souveraineté créatrice pour mieux la partager à un lecteur non moins assoiffé que lui d’une telle démonstration de fiction et d’art aux formes autonomes et imprescriptibles.
Cependant, la mobilisation d’une telle analogie oublie une étape inhérente au travail de la dentellière : celle du dessin d’art et du carton qui bientôt donne lieu au piquetage et au traçage du tissage de lin, de coton ou de soie. La dentellière en créant suit au millimètre un cheminement qui la précède, elle ne prétend pas créer à partir du seul élan de sa propre inventivité.
Sylvie (1853) : un cœur à trois fils
Ainsi dans le chef-d’œuvre de Nerval, Sylvie, le génie poétique de l’auteur apparaît comme le dernier recours propre à évoquer le goût d’une communion perdue que l’art de la dentelle signifiait de façon impérieuse et discrète. Le narrateur nervalien souffre, comme le dit très bien l’article de Rae Beth Gordon, d’une mémoire fragmentaire et discontinue. « [L]’importance des vides dans [la] composition et [la] texture de la dentelle15. » correspond sans doute aux trous de mémoire douloureux du narrateur nervalien et à l’éclatement de son « moi » partagé entre plusieurs amours : Sylvie, Adrienne, Aurélie.
Plus que les dix étapes très précises de la fabrication de la dentelle à l’aiguille, la plus fine et la plus fascinante, c’est bien le statut d’un tissage dans le secret, d’une passivité tout intérieure mais productrice d’un surcroît de splendeur et de visibilité qui nourrit peut-être la sensibilité de Nerval au topos dentelier. Dans Sylvie, la ritualité et le luxe d’une pratique en voie de disparition, la timide émergence de la beauté dans les paysages du Valois tiennent en éveil l’extrême délicatesse du narrateur à préférer le clair-obscur du songe et de la réminiscence à une transparence brutale qui voudrait tout dévisager des autres et de leur vie. Il y a chez Nerval la déploration candide d’une perte des effets humanisants de la tradition. Une sagesse pragmatique à trop court terme a pris le pas sur les requêtes de l’âme et de la pensée. La ruine de l’authenticité de chaque être, c’est sous « le soleil noir de la mélancolie » la soumission de tout être à des mécanismes de production anonymes et informes qui rejaillissent aussi dans une dégradation de la relation aux autres. Ainsi le narrateur s’aperçoit que Sylvie a délaissé la dentelle, qu’elle est devenue gantière et qu’elle s’est laissée contaminer par tous les tics rhétoriques de la grande ville, « elle phrasait » remarque le narrateur surpris de ce que Sylvie connaisse « un grand air d’opéra moderne ». La noblesse de cœur assignée à Sylvie « presque une demoiselle depuis qu’elle exécute de fines dentelles » coïncidait avec le régime esthétique d’une gratuité empathique et c’est lorsqu’elle s’employait à son carreau vert de dentelles à fuseaux que le narrateur lui voyait un « sourire divin ». Les impératifs industriels de l’utilité n’avaient pas encore aliéné sa propension à vivre, parler et créer de façon simple et confiante. Le passage d’une morale esthétique et spirituelle à un impératif pratique catégorique lui imposera ensuite le langage suivant : « il faut se faire une raison16 », « nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup en ce moment17 », « il faut songer au solide18 ».
Cependant, la souveraine beauté de l’écriture nervalienne, l’impossibilité de faire son deuil des morsures de l’idéalisme peut réserver aussi un inquiétant immobilisme sur le plan anthropologique. « La femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher19 ». Le narrateur est conscient de préférer les « fantômes métaphysiques » aux êtres vivants. Quant à la pureté d’Adrienne devenue religieuse cloîtrée, elle est aussi l’objet d’une projection sociale et fantasmatique : son origine aristocratique (« le sang des Valois coulait dans ses veines20 ») l’assigne à une hauteur qui lui interdirait le commerce des autres et jette aussi un trouble sur le sens que le narrateur et protagoniste attribue à sa vocation religieuse. Ne deviendrait-elle pas sous son regard d’une poésie sublime mais implacable rien d’autre qu’un gibier d’expiation pour une société « moderne » réputée toujours décadente ? De même que la comédienne est estimée « sans cœur » et promise au libertinage par un statut social, objet de la rumeur et des préjugés, il n’y a pas, dans l’extraordinaire récit de Nerval, de possibilité d’accomplir sa féminité de façon « viable » : le bonheur de Sylvie apparaît médiocre, une fois qu’elle accède à la maternité et qu’elle n’est plus dentellière, la comédienne, insaisissable et perdue dans un exhibitionnisme désespérant et sans âme et Adrienne ne survit plus dans la mémoire que comme un ange condamné par sa famille et les désordres de la vie sociale à disparaître loin des bruits et des fureurs de l’histoire.
Il est nécessaire ici d’éviter un double écueil : celui d’un jugement sociologique qui, au nom d’une littérature « engagée », prendrait à la lettre sans vouloir l’entendre l’écriture de Nerval pour la transmuer en une sorte d’affirmation politique : il dénierait au fond le droit et la liberté d’un récit de fiction à dire la distorsion irrémédiable entre le réel et l’idéal, le rêve et l’action, le cœur de l’homme et les possibles du monde, la parole de Dieu et le « cauchemar de l’histoire ». D’autre part, il n’est pas plus souhaitable d’hypostasier les formes sublimes d’une narration en un impérialisme de l’imaginaire, une « spiritualité de massacre » et de l’éblouissement esthétique. L’extraordinaire splendeur de l’écriture nervalienne n’a pas à nous enfermer dans des images idéalisées du passé, de la tradition et des femmes. Elle est à écouter à l’instar d’une parabole, elle dit les gouffres et les cimes du désir amoureux et de son imaginaire mais n’a pour vocation à renseigner concrètement sur les conditions de possibilité d’un meilleur art de vivre en société.
Enfin, d’un point de vue formel, « la légèreté, l’effet de transparence, la répétition constante des mêmes motifs, la complexité de son entrelacement, l’importance des nœuds et des plis21 » confirment la parenté structurelle entre la rédaction du récit nervalien et la composition de la dentelle. Ces quelques exemples montrent le genre de tissage métaphorique qu’une telle correspondance permet : sur le plan des personnages, les visages de Sylvie, d’Adrienne et d’Aurélie se croisent, se combattent et se complètent de façon vertigineuse. Après avoir décrit plus haut les risques d’une interprétation conservatrice de l’idéal féminin nervalien, nous voulons maintenant en montrer l’utopie. L’intrigue d’un amour à trois visages évoque aussi l’inconditionnalité du don symbolique et de l’échange amoureux : Sylvie, la paysanne accédant à la culture et au savoir, symbole d’une « douce réalité » et d’un bonheur sans prestige qu’aucune démesure n’aigrit ; Adrienne, aristocrate disant l’impossibilité de s’adapter au monde bourgeois, « l’idéal sublime » d’une oblation sans réserve ; enfin, Aurélie qui incarne, quant à elle, l’incandescence de l’art, une voix porteuse d’un amour fou du monde, la pure dépense d’un théâtre où les feux de la rampe se risquent à éclairer une entière mise en scène des autres et de soi-même.
En bref, ces trois figures traduisent comme trois fils de dentelle la promesse d’union et de sursomption des différences, une promesse qui hante la pensée toujours étriquée et balbutiante des discours et des idéologies qui excluent et séparent. Sur le plan visuel, le pampre et le rosier, le houblon et la vigne vierge s’entrelacent l’un à l’autre, des « pans de murailles [de l’abbaye de Thiers] sont « percés de trèfles et d’ogives » ; les « toits pointus » d’un château et les encoignures de sa face rougeâtre « dentelées de pierre jaunies », les « îles ombragées de peupliers et de tilleuls » ; sur le plan auditif, le chant des fauvettes se mêle au bruit léger des fuseaux. La dentelle, à la fois métaphore d’un imaginaire de la dentellière et métonymie du tissu qu’elle file, permet aussi le passage analogique d’un champ perceptif à l’autre ; le tressage du point de Chantilly que Sylvie pratique au début du récit est ainsi étroitement relié à l’exercice heureux des chansons du Valois.
En conclusion, l’art de la dentelle pénètre en profondeur la configuration narrative de Sylvie. Si son personnage éponyme en perd le sens et le goût, il accompagne dans cette mutation négative la nostalgie ambigüe de tout ce qui réunissait dans une gratuité somptuaire les acteurs du Valois : la pratique de la chanson et des rites, le rythme heureux des fêtes et des « reflets du ciel sur les ombrages et les eaux ».
La figure des Goujet dans L’Assommoir de Zola
Avec ce roman des Rougon-Macquart, publié en volume en 1877 chez Charpentier, la figure d’une dentellière apparaît loin du naturalisme que l’on prête trop facilement à Emile Zola. Historiquement, ce personnage romanesque, madame Gouget, montre que les dentellières ont pu, malgré leur effacement progressif de la vie sociale, continuer à exercer leur métier en ville hors du cadre traditionnel des ateliers villageois de province. Zola prolonge à sa façon la figure édifiante de la dentellière, sa dignité exemplaire mais il la déploie aussi dans un nouveau contexte où sa faculté d’empathie brille au milieu d’un quartier rongé par l’alcoolisme et la misère ; cependant, il interroge avec une réelle profondeur le modèle trop intemporel de la dentellière, les limites aussi d’un certain intimisme « bourgeois », allant droit à la question de la relation homme/femme dans ses liens au travail et à l’argent.
Certes, le romancier construit son personnage de manière réaliste, le prix d’une petite dentelle ornant une robe de baptême – six francs 22 ! – est mentionné avec exactitude mais le grand intérêt de cette dentellière est de se débattre dans les affres de la grande ville sans trop perdre de l’énergie bienfaisante de la traditionnelle patience de son métier ; elle rend possible la continuité d’un dedans et d’un dehors. La mère tisse, son fils forge mais tous deux obéissent à une logique du don fondé respectivement sur le tissage d’une matière lumineuse (la dentelle et les vêtements qui embellissent et construisent la relation aux autres) et la puissance créatrice du feu (la forge et les boulons qui font tenir ensemble la charpente des villes), deux lieux aux antipodes que le roman met en dialogue et en synergie de façon étonnante.
La figure de madame Goujet tire aussi toute sa puissance romanesque d’être confrontée à la déchéance de Gervaise et de lui offrir, à la fin contre son gré, mais longtemps par un entier consentement, l’amitié désintéressée, héroïque, devrait-on dire, de son fils forgeron. Jusqu’à la fin du roman, il éclaire l’existence de plus en plus sombre de Gervaise d’une présence indéfectiblement attentive et salutaire. Mais commençons par les quelques lignes qui situent madame Goujet ; c’est une femme éprouvée, l’irruption de la mort violente a marqué pour toujours le cours de sa vie individuelle et familiale :
Les Goujet étaient du département du Nord. La mère raccommodait les dentelles ; le fils, forgeron de son état, travaillait dans une fabrique de boulons. Ils occupaient l’autre logement du palier depuis cinq ans. Derrière la paix muette de leur vie, se cachait tout un chagrin ancien : le père Goujet, un jour d’ivresse furieuse, à Lille, avait assommé un camarade à coups de barre de fer, puis s’était étranglé dans sa prison, avec son mouchoir. La veuve et l’enfant, venus à Paris après leur malheur, sentaient toujours ce drame sur leurs têtes, le rachetaient par une honnêteté stricte, une douceur et un courage inaltérables. Même il se mêlait un peu de fierté dans leur cas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. Madame Goujet, toujours vêtue de noir, le front encadré d’une coiffe monacale, avait une face blanche et reposée de matrone, comme si la pâleur des dentelles, le travail minutieux de ses doigts, lui donnaient un reflet de sérénité23.
Le passé de cette dentellière est marqué par le crime de son mari aussi inattendu que son suicide ; la « paix muette » d’une vie honnête et austère mais d’une « douceur et d’un courage inaltérables24 » lui a succédé avec patience et dignité mais non sans les quelques ambiguïtés d’une vertu qui se regarde elle-même et se compare aux autres.
La topique de la dentellière dans cette œuvre est construite sur une alternative symbolique forte et précise : soit tout est rachat, négoce et transaction au sens économique du terme, soit une certaine forme de filiation permet de moduler l’existence, de goûter à une liberté qui peut lui donner sens hors des seules contraintes d’un rapport de crédit et de débit aux autres et aux choses. Comme la servante au grand cœur de Baudelaire, la dentellière a fait l’expérience de la mort. « Vêtue de noir »25, hantée par les échos d’un drame inassimilable, elle est aussi une familière de la blancheur des vêtements qu’elle orne de dentelles, une blancheur qui déteint sur elle de l’intérieur, même si Zola évite l’idéalisme d’une figure trop lisse. Ainsi éprouve-t-elle des regrets pour son fils contre Gervaise lorsque celle-ci renonce à lui rembourser la forte somme d’argent qu’elle leur a empruntée. La dentellière est donc magnanime jusqu’à un certain point seulement, conditionnée par le souci de sa réputation et l’attente d’un bonheur tranquille pour son fils ; l’originalité du récit tient sans doute à contrecarrer cette attente, à lui opposer la résistance d’un fils qui rompt le cycle d’une certaine reproduction sociale en préférant Gervaise l’irrécupérable à l’exercice d’une « charité bien ordonnée » qui commencerait et finirait peut-être aussi par soi-même.
Si des trésors de patience, d’humilité et de droiture continuent de caractériser avec bonheur la figure maternelle de cette dentellière, les limites d’un modèle rural et traditionnel sont aussi mises à nu par la loi du grand nombre : dépourvu de toute culture de soi, un ouvrier zingueur comme Coupeau perd tous ses repères, une fois en arrêt maladie. Quant à Gervaise, elle est anéantie par une culture machiste qui la rend esclave de son mari et de son ancien amant Lantier. Dans un tel contexte, le « fils de la dentellière » apparaît comme une figure d’humanité non pas idéale mais persévérante et bonne : capable de faire face à la foule, de conserver l’admirable solitude de la dentellière en pleine ville, il laisse courir autour de lui les ragots sur sa relation à Gervaise et persiste à l’aimer gratuitement jusque dans sa plus entière déchéance. Fils reconnaissant et aimant, Gueule d’or, le surnom du forgeron, écarte cependant la prudence protectrice de sa mère pour accomplir jusqu’au bout la volonté d’oubli de soi de la dentellière. Il ne devient pas un « prototype » de vie vertueuse mais il persévère dans la puissance d’engendrement fabuleuse de son archétype. D’un point à l’autre de son existence circonscrite à la forge et à l’appartement de la Goutte d’Or qu’il partage avec sa mère, le fils trace un cheminement singulier, refusant le parti socialement respectable d’une jeune dentellière pour une relation perdue d’avance avec Gervaise. Il va jusqu’à lui proposer de s’enfuir avec elle en Belgique mais Gervaise n’aura pas à le dissuader longtemps de ne pas s’y enfuir avec elle. Conscient de l’amertume d’un bonheur qui oublierait tout sur son passage, les enfants de la blanchisseuse comme aussi son mari impossible, Gueule d’Or comprend tout de suite sa décision, il ne la négocie pas un instant. Sans être un parangon, ce personnage de Goujet incarne donc encore mais sous une autre forme, masculine et citadine, la profondeur du renoncement aux passions traditionnellement dévolue à la dentellière mais il lui donne une nouvelle vigueur : ses choix existentiels critiquent tacitement les barèmes les plus admis d’un crédit social qui, Moloch aux pieds d’argile, ruine en despote tant d’existences autour de lui.
Au vrai, l’art de la dentelle dit l’excès d’une sublime mais impossible beauté affective, matérielle et morale sur les convenances des normes sociales. Il est toujours de trop : tantôt réservé exclusivement aux femmes, tantôt aux hommes, tantôt interdit par des lois somptuaires, tantôt imposé comme objet de toutes les cérémonies et toutes les hiérarchies.
Mise en connivence avec l’art de la forge, la dentelle ouvre, comme lui, à une fulgurance du voir, au parti-pris d’une pure dépense qui ne calcule pas mais doit compter cependant chacun des points qui tracent patiemment son ouvrage comme le forgeron compte le nombre de ses coups de marteau. Dans l’analogie de la dentelle et de la forge se transfère la même hantise de l’œuvre unique et du nombre qui la rend possible, visible et partageable.
Une des séquences les plus révélatrices du roman met en scène, à ce propos, la sidération extatique d’un voir : Gervaise venue « au bout du monde26 », pénètre la forge où travaille Gueule d’Or. Bec Salé, un autre forgeron, le provoque sur-le-champ à un concours improvisé du travail le plus réussi. Les deux ouvriers s’exécutent à l’enclume et au marteau, tout ébaudis de la présence de Gervaise qui devine l’esprit de rivalité qu’elle a suscitée immédiatement entre eux et bien malgré elle : « ils lui forgeaient là un amour, ils se la disputaient à qui forgerait le mieux. »27
Zola insiste dans ce passage-là sur la force, l’harmonie et la beauté de Gueule d’Or. Le sang de ses veines est opposé à l’alcool qui défigure les gestes et le corps de Bec Salé. La scène où le forgeron amoureux emploie toute sa force à symboliser l’éclat d’une fantastique scène primitive (le marteau phallique porte un nom de femme) traduit un extraordinaire travail de sublimation de l’homme par le geste et la vue. L’acte du forgeron y acquiert la grandeur du mythe tant il transforme la trivialité du réel et la menace d’un feu dévorant en une démonstration de puissance et de liberté. À mi-chemin entre Héphaïstos, lieu de la première ekphrasis de la littérature grecque chez Homère, et d’un Christ à la Rouault, sans autre croix visible que celle de son corps prêt à tout donner, Gueule d’Or à la « belle barbe jaune28 » dompte la violence par la générosité de sa dépense créatrice. « Il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu.29 » Zola ajoute aussi que Gervaise oppose le travail de Bec Salé – ses boulons à la mécanique « sont trop bien faits30 » à celui du fils Goujet ; elle lui exprime ainsi sa préférence : « J’aime mieux les vôtres. On sent la main d’un artiste, au moins31 ».
En bref, avec la description des Goujet, mère et fils, Zola met à l’épreuve de la métropole et de la vie urbaine et industrielle le mythe de la dentellière. À la douceur et à la blancheur candide de la dentelle et de l’espace domestique de madame Goujet s’opposent les flammes, le feu et les dangers de la forge. Cependant, son fils a reçu la patience et la force d’exorciser cet univers de la nuit, de la rivalité et du bruit et il est libre d’y inscrire la signature matérielle d’un style.
Enfin, Gueule d’Or y accueille le fils de Gervaise, Etienne, avec lequel se noue un lien étrange de parenté symbolique. Sans pouvoir entrer dans les détails d’un jeu narratif de réversibilité (de la procréation biologique et de l’engendrement spirituel) entre Gervaise, Etienne, madame Goujet et Gueule d’Or, le récit laisse apparaître un transfert de la virginité traditionnellement attribuée à la figure de la dentellière à celle de Gervaise, la déchue au grand cœur chez qui Gueule d’Or sait reconnaitre une profondeur singulièrement mariale :
Ah, le pauvre cher garçon, il n’était pas gênant ! Jamais il ne lui avait parlé de ça ; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n’en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte. Et, sans vouloir l’avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge. […] Ensemble, s’ils restaient seuls, ils n’étaient pas gênés du tout ; ils se regardaient avec des sourires, bien en face, sans se raconter ce qu’ils éprouvaient.32
La dentellière n’est donc pas dans L’assommoir la figure figée d’une image trop idéale mais elle évolue de concert avec l’engagement de son fils auprès de celle qui menace la sécurité de sa demeure et de son charme discret. Il se peut qu’à la fin du roman, madame Goujet ne vive plus seulement dans une « paix muette33 » – la paix ouvre au silence et à la parole mais non au mutisme – mais que par la médiation de son fils, elle ait appris à parler, à ne plus se prendre pour meilleure qu’elle n’est. Ainsi la mère dentellière qui engendre un fils à la liberté d’une abnégation aux limites du réalisme introduit une analogie, d’abord invraisemblable, entre la dentelle et la forge. Sortie de son intériorité domestique, la dentellière donne naissance à une figure d’humanité courageusement exposée aux abjections du monde : à la fois vulnérable et fort, son fils incarne à la Goutte d’Or et pour tant de proches à la dérive une forme de veille active où le lien social qu’il permet atteste par intermittence et comme par effraction la présence toujours possible d’un tact affiné et gratuit entre les hommes comme entre l’homme et la femme. Dans cette perspective, l’amitié amoureuse de Goujet et de Gervaise est l’une des plus parlantes du roman réaliste du xixe siècle.
La dentellière de Vermeer : la manifestation picturale de la lumière
Figure ancestrale trop imbue d’un patriarcat implacable pour certains, énigme du silence et d’une « politicité de la forme » comparable à la vocation artistique ou littéraire, la dentellière ne se laisse pas prendre au filet d’une herméneutique univoque. Un conservatisme traditionnel ou un militantisme moderniste aimeraient en faire l’instrument d’une restauration spiritualiste de la vie sociale ou d’une émancipation libertine du corps féminin ; cependant, il se peut que la littérature, avec Nerval et Zola, avec Mallarmé dont il aurait fallu aussi évoquer la valse des rideaux de dentelles, leur « Jeu suprême » de croisement et de torsion évoquant une conception immaculée du poème, à la manière d’une mandorle offrant sa petite musique sans autre prodige que le pincement des cordes du cœur au plus simple de la chair, il se peut aussi que la littérature et surtout la peinture puissent proposer une autre entrée qu’une représentation discursive du monde à part des dentellières.
Lieu de projection mariale dans bien des tableaux anciens d’Annonciation, la dentellière n’est jamais plus grâcieuse que lorsqu’elle est saisie dans le plus simple appareil de son recueillement, ouvrière du silence tout à son ouvrage anodin. Tel est Vermeer avec son tout petit tableau qui enferme avec lui plus d’espace qu’un océan brouillon, qu’un désert de sable ne pourraient le faire croire. L’enfance de la lumière en peinture tient à l’entêtement d’une disparition, l’obsession des détails à effacer leurs traces, ne plus se faire valoir. Nulle scène de genre qui ne tienne, nulle chaussure qui traîne ou coquille de moule pour appâter le regard mais rien qu’une seule et unanime inclination, celle d’une femme qui déporte la vue du spectateur de son visage au point où nait la lumière. Il n’est pas davantage possible de voir son regard aux paupières abaissées que le point de dentelle qui le fixe, en train de naître sous ses doigts. Fascination pour « l’élite sociale » féminine du xviie siècle hollandais, son éducation raffinée, son pétrarchisme ? Regardons de plus près ; certes, l’intérieur est aisé mais le visage de la dentellière porte aussi picturalement l’envers du monde : des boucles sombres aux formes menaçantes – comme d’une chauve-souris qui s’agripperait à ses nattes et son cou – bordent sur les côtés sa coiffure si régulière qu’elle va s’étageant de son front dégagé jusqu’aux deux tresses enroulées tout en haut de son crâne. Il rôde autour d’elle une part d’ombre, un mauvais rêve aux fantasmes nauséeux, des indices d’une hostilité innommable, et non plus des signes ; entre un livre mystérieux – très probablement la Bible – et des accessoires de broderie imitant la forme d’animaux fantastiques crochus et coupants, dangereux insectes aux pinces de crustacés, n’est-ce pas aussi la même lutte, le même contraste ? De même, des fils blanc sale et rouge sortent du coussin à ouvrage, tout de « coulures et de roulures », précise Daniel Arasse. Georges Didi-Hubermann a raison d’insister sur ces zones de « taches » de peintures dont l’opacité matérielle et les contours déchiquetés font vaciller chez le spectateur la ronde du regard. Tout l’amène cependant à se poser sur le visage et le corps lumineux de la dentellière qui l’éconduit pour mieux l’ouvrir au « dedans » d’une présence qui échappe à la voracité du regard.
En dépit des objets en bois sec et des formes sombres, agressives et creuses qui l’entourent, le visage de la dentellière ne dégage aucun trouble, la paix qu’elle rayonne n’est peut-être pas le « paradis de la nécessité » qu’évoquait Claudel mais la pudeur d’un combat spirituel qui ne s’enfle d’aucune complicité avec le dramatique ou l’esbroufe du pathétique. Le pathos est déjà là bien visible, armée d’ombres, de formes sales, confuses, résolu à briser l’adéquation des couleurs et des fils avec la lumière d’un même geste mille fois remis sur le métier.
La dentellière peut, par cette image, devenir ainsi ce lieu d’adhésion insaisissable au silence qui nous précède, l’injonction à poursuivre l’œuvre de chaque instant sans crainte ni retour en arrière. L’ivraie du temps, de l’histoire, peut chercher à tout brouiller, rendre flou, sombre et fou mais l’humilité d’un geste qui fait tout voir du dedans au plus près du réel creuse la consolation, la parole intime et vraie.
Pas d’enfant, de mari, de vieillard, de famille dans ce tableau mais l’hospitalité d’une présence qui s’absente pour réserver au spectateur fatigué des discours, un chemin de sens infime, quelques centimètres carrés d’un tissu d’ombres et de jour qui recouvre le corps des autres en effaçant sa signature : voici la dentellière fraîchement happée par la lumière, telle qu’en son plus seul sourire, l’éternité la grisent et l’art de Vermeer.