Jusqu’à la fin du XXe siècle, la réception des textes de Cervantès en Afrique a été timide et ne s’est limitée qu’à des adaptations et traductions littéraires. Les réécritures et recréations artistiques ne se sont manifestées que très récemment, notamment par les projets d’adaptation théâtrale du Quichotte : Vié Quixot (2016) en Côte d’Ivoire, Rinconete y cortadillo (2016) au Nigeria, et le projet de réécriture du Quichotte à travers le catalogue iconographique Don Quichotte, au fleuve Niger1, objet d’étude de la présente recherche. Le catalogue, constitué de plus d’une soixantaine de peintures de style néo-réaliste2, a été initié en 2016 par les ambassades espagnoles de la Guinée-Conakry, du Mali et du Niger, en collaboration avec la Fondation internationale et ibéroaméricaine pour l'administration et les politiques publiques (FIIAPP) et l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement (AECID). Dans le même ordre d’idées, à l’occasion de la Journée Mondiale du Livre (2-4 mai 2023), l’Institut Cervantès d’Algérie a initié un concours (« Mi propio Quijote3 ») pour la jeunesse (de 3 à 15 ans) qui vise à générer des interprétations du Quichotte personnalisées, sous forme de dessin ou de vidéo, et contextualisées. À notre connaissance, l’ouvrage El Quijochico : el primer Quijote para alumnos de E.L.E. (2022), édité par l’AECID, est l’un des projets les plus aboutis et les plus récents de réception de l’œuvre de Cervantès en Afrique. Il s’agit d’une adaptation ivoirienne du Quichotte destinée à l’enseignement de l’espagnol comme langue étrangère dans le secondaire. La présente recherche tente non seulement d’étudier les dialogues et modes d’enchâssement des images du corpus DQFN avec le texte du Quichotte, mais aussi de voir comment les artistes rompent cette dynamique en lui attribuant une identité africaine. Il sera question de la problématique de l’adaptation/réception esthético-cultu(r)elle de la philosophie de l’hypotexte à des préoccupations liées aux humanités de l’Afrique en général et à l’environnement immédiat des illustrateurs en particulier.
En s’appuyant sur des approches esthétiques et anthropologiques des médialités, nous tenterons de mettre en exergue les transferts et fractures entre le texte cervantin et ses illustrations. De la même manière, sera convoqué le concept de « territoire4 » afin de faire ressortir le caractère interculturel, transterritorial et hybride du corpus d’étude. Selon Marigno Vázquez, la notion de territoire est consubstantielle à celle d’hybridité qui est « une altération mutuelle d’identités issues de territoires distincts, et résultant de la transgression de frontières sous l’effet de flux permanents5 ». Il est tout de même nécessaire de préciser que, dans le cas d’espèce, le territoire n’est pas seulement envisagé comme un espace géographique physique avec des matières et des lieux variables, mais aussi comme un espace mental, conceptuel (transiter d’un mode de pensée à un autre) et esthétique (transiter du texte à l’image et/ou de l’image au texte). Ce transit peut donc s’opérer via une déterritorialité et une reterritorialité, le premier mouvement induisant ipso facto le second6, ou le transfert d’un territoire « A » (le texte) à un territoire « B » (iconographique, géographique, culturel et/ou temporel). Ainsi, dans la présente étude, les territoires mis en tension seront de plusieurs ordres : esthétique (du texte aux réécritures iconographiques), humanistique et culturel (de la culture espagnole à celle d’Afrique), et temporel (du Siècle d’Or à l’époque contemporaine).
Entre prosopographie et portrait : transfert des codes chevaleresques et comiques de l’hypotexte
Nous entendons par « transferts » les différentes relations de similitude entre les territoires textuel et iconographique en constant dialogue. Ici, deux principaux motifs sont réécrits : d’une part, la prosopographie et le portrait des protagonistes ; d’autre part, les transferts des codes chevaleresques et comiques de l’hypotexte. De prime abord, rappelons que Sancho Panza et don Quichotte sont les principaux protagonistes de l’ouvrage, compagnons de lutte mus par des idéaux divergents, même si à la fin de l’aventure, ils s’influencent mutuellement. Tandis que le premier est réaliste, le second est idéaliste et rêvasse de la vie de chevalerie abondamment fantasmée par le biais de la lecture de romans. Un autre personnage tout aussi principal est Rossinante, le cheval qui accompagne don Quichotte depuis sa première sortie. Avant de traduire leur point de démarcation et de s’approprier l’histoire du texte, les artistes restent fidèles à la représentation prosopographique (description des traits physiques) et portraitiste (description tant physique que morale) des sujets7.
Commençons par don Quichotte et tâchons de comparer le texte aux images. Le chapitre 1 de la première partie de l’ouvrage renseigne le lecteur sur les données relatives à son âge, à sa (maigre) corpulence et à la description de son visage :
L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité8.
Plus loin, dans le chapitre 14 de la seconde partie, on peut clairement lire une autre ekphrasis qui renseigne de nouveaux éléments sur sa taille, la forme de son nez et sa moustache :
– Comment, non ! répliqua le chevalier du Bocage ; par le ciel qui nous couvre ! j’ai combattu contre don Quichotte, je l’ai vaincu, je l’ai fait rendre à merci. C’est un homme haut de taille, sec de visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui s’appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein d’un fameux coursier nommé Rossinante, et finalement il a pour dame une certaine Dulcinée du Toboso, appelée dans le temps Aldonza Lorenzo, tout comme la mienne, que j’appelle Cassildée de Vandalie, parce qu’elle a nom Cassilda et qu’elle est Andalouse. Maintenant, si tous ces indices ne suffisent pas pour donner crédit à ma véracité, voici mon épée qui saura bien me rendre justice de l’incrédulité même9.
Force est de constater que les peintures du catalogue partagent ces caractéristiques de la descriptio textuelle : dans les illustrations suivantes, on peut apercevoir un vieux chevalier mince, crasseux, de grande taille, avec les mêmes moustaches longues et noires. Les traits du portrait littéraire repris par les illustrateurs sont principalement son aspect amaigri, dépenaillé et rêveur. En plus de ce détail, on remarque que le chevalier est presque toujours accompagné de son cheval Rossinante, ou de tout autre animal tel que décrit dans le texte.
Figures 1a et 1b. Représentations picturales de don Quichotte, 2016
En ce qui concerne son écuyer Sancho, le narrateur du Quichotte recourt à la mise en abyme dans le chapitre 9 de la première partie du roman et propose la description ekphrastique suivante :
Dans le premier cahier on voyait, peinte au naturel, la bataille de don Quichotte avec le Biscayen ; tous deux dans la posture où l’histoire les avait laissés, les épées hautes, l’un couvert de sa redoutable rondache, l’autre de son coussin. La mule du Biscayen était si frappante qu’on reconnaissait qu’elle était de louage à une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau où on lisait : Don Sancho de Azpeitia, c’était sans doute son nom ; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait : Don Quichotte. Rossinante était merveilleusement représenté, si long et si raide, si mince et si maigre, avec une échine si saillante et un corps si étique, qu’il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau : Sancho Zancas. Ce nom venait sans doute de ce qu’il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes grêles et cagneuses. C’est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que l’histoire lui donne indifféremment, tantôt l’un, tantôt l’autre10.
À l’exception de quelques détails comme le moyen de déplacement, le lecteur/observateur peut facilement identifier le sujet graphique Sancho étant donné que les illustrateurs restent fidèles à son caractère bouffon et glouton. Par exemple, dans la figure 2a, bien qu’ayant pris l’apparence d’un Africain, le personnage est aisément repérable par sa taille et par sa tendance à saliver face à un poisson mort. Si le texte en bulle (« J’AI FAIM MOI ! MIAM ») trahit quelque peu la personnalité originale largement décrite dans l’hypotexte cervantin, la curiosité la plus déconcertante dans cette scène graphique est le choix de désintéresser Sancho de la problématique environnementale qui semble inquiéter au plus fort degré son compagnon et les personnages féminins représentés.
Figures 2a et 2b. Transferts prosopographiques de Sancho Panza, 2016
De même, dans la figure 2b, on peut percevoir Sancho dans une posture similaire. Tandis que son maître semble aguerri face à tout danger les attendant potentiellement hors champ, l’écuyer se préoccupe plutôt de ses pastèques. Les artistes réussissent alors, par ces mécanismes d’antithèse, à dénoter les prismes de priorité respectifs des deux personnages, ce qui rejoint les motifs soulignés dans le texte.
Le fil conducteur du Quichotte satirise et parodie le caractère idéaliste des romans de chevalerie médiévaux. En ce sens, les différentes aventures du héros constituent un savant mélange de l’épique, du tragique, du lyrique et du comique que les artistes tentent de reproduire. Dans la figure 3, Housseini Salifou tente de traduire fidèlement la folie quichottesque en représentant le personnage en proie à une sorte de délire à se battre contre les moulins à vent qu’il confond avec des géants (première aventure de la deuxième sortie de don Quichotte). Il chevauche un « beau » cheval de couleur rose qui fume une cigarette et qui semble aussi plongé que son maître dans une sorte de rêverie (figure 3a).
Figures 3a et 3b : Délires, rêveries et ironie. 2016
Dans le même ordre d’idées et pour rester fidèles au motif textuel de l’ironie, les artistes vont priver le chevalier de son cheval. Dans l’illustration, on peut lire : « L’œuvre est une case de BD qui se centre sur le comique de la situation : Don Quichotte, sur une girafe, et Sancho Pansa, sur un phacochère, illustrant la “chevalerie”, mais néanmoins privés de “chevaux” » (se référer à la figure 3b). Quant au phacochère qui transporte l’écuyer, il semble tout aussi bouffon que son maître.
Fractures cultu(r)elles : entre déterritorialité et reterritorialité
Cette fracture, également envisagée sous le prisme de la réception, est due au fait que le Quichotte est avant tout une œuvre propice à une portée plus universelle qui, ici, rejoint et inclut les codes de la représentation africaine. Il s’agit d’une œuvre transcendantale par sa thématique universelle renfermant certaines valeurs philosophiques, éthiques et morales. C’est dans cette logique que Cervantès affirme dans la seconde partie du Quichotte que « les enfants la feuillettent, les jeunes gens la lisent, les hommes la comprennent, et les vieillards la vantent11 », marquant ainsi son caractère transgénérationnel. Selon Irma Césped Benítez12, c’est un miroir à travers lequel chaque être peut y distinguer son propre reflet. Cela dit, la fracture ne se conçoit pas en termes de rupture ou de cassure dans son acception première, mais en termes d’adaptation, de réadaptation, de réappropriation et/ou de reterritorialisation. À travers ce prisme, les artistes adaptent certaines aventures, la prosopographie, le portrait des protagonistes et les paysages, à l’Afrique sahélienne, leur attribuant ainsi une nouvelle identité africaine. Par exemple, les moustaches de don Quichotte disparaissent et laissent place à une longue barbe blanche et bien fournie (cf. figure 4a). Ainsi, le personnage se reterritorialise et adopte une nouvelle personnalité. En outre, il cesse d’être le chevalier redoutable de ses rêveries pour devenir agriculteur, chasseur, nomade et sage qui lutte contre la pollution du fleuve Niger. Dans la figure 4b, on peut remarquer une correspondance entre la locution interjective « Adieu les livres » et la représentation visuelle des livres entassés dans une sorte de sac poubelle derrière les sujets graphiques. Cette correspondance suggère que les personnages tournent le dos aux livres pour s’adonner à une nouvelle vie d’agriculteur, ce qui s’apparente à une forme de valorisation de la principale activité pratiquée par les populations représentées.
Dans la figure 4c, don Quichotte Maouri est vêtu comme les hommes de l’aréwa, habitants de la région de Dogondoutchi au Mali. On peut le voir « debout avec son bonnet sur la tête, une peau de chèvre au tour [sic] du corps, une jupe de cuir à la hanche, des gris-gris attachés aux bras et aux pieds, sa lance et son bouclier13 ». La vignette 4d s’inscrit dans la même logique en présentant les deux personnages sous l’apparence des Touaregs, le principal peuple du Sahara central et de ses environs. Ils sont vêtus de la Burqa, style de vêtement traditionnel couvrant tout le corps et la tête, dont seuls les yeux demeurent visibles. La même métamorphose physique s’observe avec Sancho qui se vêt comme le peuple nigérien, soit d’un bonnet fait en nattes de couleur jaune dont la corde passe le menton, d’une tunique verte, d’une chemise et de bottes marron.
Figures 4a à 4d. Don Quichotte et Sancho dans la peau d’Africains, 2016
Sur le plan des paysages, on peut remarquer que les illustrateurs se sont inspirés de l’écologie immédiate de l’Afrique de l’Ouest et du Sahara afin d’africaniser les aventures de don Quichotte. De prime abord, il est judicieux de mentionner que les couleurs dominantes de toute la série iconographique sont chaudes (jaune et rouge). Elles renvoient au climat chaud et aride de la Guinée, du Mali et du Niger qui sont des pays frontaliers au Maghreb et partagent les mêmes caractéristiques climatiques. Un autre motif d’africanisation est le paysage animalier, ici dominé par des animaux tels le chameau – monture privilégiée des peuples sahéliens –, la girafe du Niger, reconnaissable par sa peau en damier de couleur blanche, et les espèces aquatiques qui se baignent dans le fleuve Niger, parmi lesquels les hippopotames et les crocodiles. Au-delà de la représentation d’ordre purement esthétique, les animaux représentés revêtent une signification symbolique qui peut rejoindre les codes thématiques du Quichotte. Ainsi, don Quichotte et Sancho Panza, habillés en grands chasseurs du Mali et accompagnés d'un petit chien, abattent plusieurs animaux sauvages, parmi lesquels des lions et des éléphants, symboles de force et de puissance en Afrique.
Cette scène graphique peut faire référence à la folie chevaleresque que don Quichotte développe tout au long du roman : représentation teintée d’ironie, par l'artiste malien Youssouf Kanté qui tournerait en dérision les rêveries idéalistes du chevalier de la Triste-Figure à travers le contraste entre les chasseurs et les prouesses illustrées.
Par ailleurs, un lecteur averti pourrait naïvement s’interroger sur les motifs du choix porté sur cette catégorie précise d’animaux. Il est connu que don Quichotte combat le mal et toutes ses manifestations négatives. Le choix du lion interroge, dans la mesure où cet animal revêt généralement une signification dualiste, symbolisant en même temps la lumière et l’obscurité. Dans sa dimension positiviste, il exprime l’idée de justice, de courage, de noblesse, de puissance, de protection et même de royauté. En revanche, chez certains peuples d’Afrique de l’Ouest – mandé, haoussas, peuls, yorubas, akan et wolofs –, il représente aussi la force instinctive et incontrôlée dans son approche négative14. D’un point de vue sociologique et géopolitique, le lion pourrait donc symboliser le despotisme et la dictature, comme l’affirme Jean Chevalier : « l'analyse en fait le symbole d'une pulsion sociale pervertie : la tendance à dominer en despote, à imposer brutalement sa propre force ou autorité15 ». Ainsi, la mission chevaleresque du don Quichotte malianisé pourrait être celle de lutter contre la dictature, la confiscation du pouvoir, les régimes totalitaires, autoritaires et militaires qui minent le continent. À ce propos, on peut penser à la dictature brutale et autoritaire de Moussa Traoré (1968-1991) au Mali, qui accède au pouvoir en 1968 à la suite d’un coup d’État militaire. Après plus de deux décennies d’un règne qualifié de brutal et d’autoritaire, caractérisé par la restriction des libertés civiles, le musellement des libertés de la presse et la persécution des opposants politiques, le dictateur sera lui-même détrôné par un autre coup d’État militaire soutenu par un soulèvement populaire. En outre, le choix de ces animaux pourrait aussi exprimer la symbolique d’une lutte sociale pour la survie d’un peuple qui vit essentiellement d’élevage et d’agriculture : les éléphants sont ravageurs des récoltes, et les lions attaquent les éleveurs.
Don Quichotte est donc revisité comme un archétype du super-héros, défenseur des causes sociales. Dans le chapitre 22 de la partie 2 du roman, le personnage est décrit comme un homme vaillant au cœur d’acier et au bras d’airain, dont l’objectif est de conquérir le monde pour prendre le parti des faibles et agir en redresseur de torts16. Selon Emmanuel Marigno Vázquez, le chevalier cervantin porte la voix des indignés et des personnes marginalisées par la société17. Dans cette perspective, deux tableaux (l’un, du Malien Mamadou Baïlo Kanté, l’autre, du Nigérien Adamou Tchiombiano ; cf. figures 5a et 5b) présentent don Quichotte dans la posture d’un défenseur d’enfants molestés par leurs bourreaux. Ces illustrations semblent reprendre des motifs présents dans l'hypotexte. En effet, un épisode du quatrième chapitre de la partie 1 du Quichotte se déroule dans une forêt ; dans l’extrait suivant, don Quichotte tente de sauver le jeune Andrés des coups de son employeur :
Don Quichotte n’avait pas fait encore grand trajet, quand il crut s’apercevoir que, de l’épaisseur d’un bois qui se trouvait à sa droite, s’échappaient des cris plaintifs comme d’une personne qui se plaignait […] Aussitôt, tournant bride, il dirigea Rossinante vers l’endroit d’où les cris lui semblaient partir. Il n’avait pas fait vingt pas dans le bois, qu’il vit une jument attachée à un chêne, et, à un autre chêne, également attaché un jeune garçon de quinze ans au plus, nu de la tête à la ceinture. C’était lui qui jetait ces cris plaintifs, et non sans cause vraiment, car un vigoureux paysan lui administrait une correction à grands coups d’une ceinture de cuir, accompagnant chaque décharge d’une remontrance18.
Figures 5a et 5b. Adaptations du Quichotte comme super-héros et défenseur des faibles, 2016
Le texte descriptif accompagnant le tableau d’Adamou Tchiombiano nous donne plus de détails sur cet ancrage :
Don Quichotte qui joue le rôle de super-héros à l’époque où l’esclavage régnait au fleuve Niger. Au loin on observe le Pont Kennedy et les deux châteaux d’eau jumeaux transformés en moulins géants. On continuera sa bataille19.
On remarque que les deux tableaux réalisés par deux auteurs issus de territoires distincts (le Niger et le Mali) adaptent cet épisode à une histoire collective. Par anamnèse esthético-historique, ils se remémorent et ressuscitent un passé collectif. C’est donc un fait mémoriel collectif dont le récit est partagé par une communauté anthropologique20 ; ces deux images permettent de voir clairement comment cette histoire se construit sur le plan esthétique21. Le héros idéaliste de Cervantès qui lutte contre les moulins à vent décide alors d’effectuer son voyage en Afrique afin de lutter contre l'esclavage, les sévices et violences de toutes sortes.
Somme toute, les illustrateurs reçoivent le Quichotte espagnol selon les codes propres à leur environnement immédiat et mémoriel. Ils proposent une autre vision et un autre regard, non seulement du texte, mais aussi de la société africaine22. C’est ce qui a pu justifier la prégnance de motifs propres à la culture et à l’écologie africaines : types d’habitation (cabanes, habitations modernes de style sahélien, maisons en terre cuite, mosquées et greniers nigériens), territoires visités par les aventuriers (Dogon au Mali, Agadez et Ténéré au Niger23), reliefs (plaines, chaines montagneuses, falaise de Bandjagara au Mali, terres sablonneuses et plateaux), végétation (baobabs, forêts, désert et savane), hydrographie (fleuve Djoliba au Niger ou fleuve Niger), objets et artifices (flèches, puits, table coranique appelée alluha, Pont Kennedy au Niger, calebasses, tambours et kora24), sans oublier les mythes et symboles (monstres de la falaise de Bandjagara au Mali, arc-en-ciel et mythe de la pluie, ciwara et mythe de la bravoure25).
Conclusion
En fin de compte, ce travail a permis de s’inscrire dans la grande tradition cervantiste qui soutient que le Quichotte est un héritage collectif empreint de codes universels et dont la réception artistique est de plus en plus présente en Afrique. De même, on a pu se rendre compte de la mosaïque de sensibilités qui s’offrent à l’interprétation du texte par des artistes qui ont apporté des regards différents sur des épisodes classiques et traditionnels. C’est une approche qui se démarque de nombreuses interprétations du Quichotte dans le monde occidental et qui, après plus de quatre siècles, offre une autre façon de penser et d’imaginer l’hypotexte. Ainsi, comme l’a affirmé Arconada Ledesma, Alonso Quijano (don Quichotte) n'est plus seulement ce chevalier, ce noble en quête d'aventures qui traverse les paysages de la Manche pour conquérir la femme de ses rêves (Dulcinée de Toboso), mais il est aussi représenté comme un fermier, un nomade, un guerrier ou un sage qui défend les intérêts écologiques du fleuve Niger26. On constate ici une réelle volonté de mettre en lumière des dialogues interculturels qui alternent entre des personnages noirs et blancs, ainsi que des écosystèmes africains dans lesquels s’imbriquent des motifs espagnols (moulins à vent, drapeau d’Espagne). Cette re-présentation témoigne, en définitive, à la fois d’une prise en compte et d’une démarcation des codes de la représentation de l’environnement immédiat des artistes, mais aussi d’une mise en exergue des questions géostratégiques (relations diplomatiques), sociales (violence, esclavage, questions climatiques) ou encore politiques spécifiques au passé collectif de l’Afrique.