Ce huitième numéro de Motifs s’inscrit dans le prolongement du numéro quatre, intitulé « Hors‑champ et non‑dit dans le texte et l’image », coordonné par Lise Delmas et Sophie Le Hiress et publié en 2021 à la suite du premier colloque international porté par des doctorant·e·s et jeunes chercheur·euse·s du laboratoire HCTI. L’organisation d’un second colloque international, cette fois dédié à la notion de « re-présentation », nourrissait en effet des ambitions similaires : réunir des jeunes chercheur·euse·s, doctorant·e·s et docteur·e·s, affilié·e·s à des universités françaises et étrangères, de langues diverses et dans une optique pluridisciplinaire, pour échanger sur une thématique fédératrice, à même de générer des lectures plurielles et profitant en retour des approches théoriques de chacun·e. Par la grande variété des disciplines représentées dans les articles issus de ce colloque (« Re-présentation(s) dans le texte et l’image : transfert, influence, fracture », qui s’est tenu à Brest les 8 et 9 juin 2022) et réunis au sein de ce numéro, ce travail éditorial se veut le reflet de l’importante diversité scientifique du laboratoire à l’origine de ce projet. Que soient remercié·e·s ici tous·tes les enseignant·e·s‑chercheur·euse·s, personnels, collègues docteur·e·s et doctorant·e·s de l’Université de Bretagne Occidentale qui ont participé à ce projet au long cours et ont permis le succès de ce colloque, dont la publication des actes dans ce numéro marque l’aboutissement.
C’est dans le sillage du projet de recherche 2022-2026 du laboratoire HCTI que s’inscrivent les articles ici réunis : ces derniers étudient le texte, l’image et la création tantôt de manière indépendante, tantôt à l’aune de la relation entre différents médiums, en accordant une place particulière – et bienvenue – à la transmédialité. La notion de « re-présentation » (a fortiori avec ce trait d’union, qui témoigne de l’appétence des doctorant·e·s HCTI pour les signes typographiques), outre la richesse des pistes d’analyse qu’elle ouvre et la manière singulière dont chaque discipline s’en empare, fut retenue dans la mesure où elle nous semblait constituer un espace privilégié pour penser une « cinétique de l’écart » – thématique fédératrice du projet de recherche HCTI –, tant le « pouvoir de la représentation » semble naître « précisément de l’écart, de la mise à distance1 ». Pour autant, ce numéro ne prétend pas renouveler la réflexion théorique autour de ce concept ondoyant, ni proposer une étude à même d’en cerner tous les enjeux : depuis les années 19802, de nombreux ouvrages en sciences humaines, qu’ils adoptent une approche mono- ou pluridisciplinaire, se sont attelés à ces questions3. Les articles de ce volume offrent en revanche la possibilité d’éprouver cette notion, d’en révéler les différentes facettes et de les examiner au prisme d’enjeux propres à chaque domaine, couvrant un large éventail d’époques et de territoires : du Japon impérial à l’ère de la mondialisation, en passant par l’influence du Siècle d’Or espagnol sur le Niger contemporain, sans oublier l’Équateur à l’heure de la Grande Guerre qui frappe le vieux continent. Le parcours que nous avons favorisé pour ce numéro opère des rapprochements thématiques, davantage que disciplinaires, afin de faire émerger à la lecture une confrontation de points de vue qui puisse révéler la richesse d’un concept souvent mis en cause pour sa « trompeuse familiarité4 ».
Une « débauche lexicographique5 »
Chrystelle Fortineau-Brémond désigne la représentation comme un « concept mou, concept flou6 », convoqué à outrance dans les discours contemporains : « [l]e mot envahit notre vie quotidienne, tout comme il colonise les discours savants : les sciences humaines et sociales, en particulier, en font un usage abondant, pour ne pas dire immodéré7. » Ainsi, « la représentation est partout8 », mais ce procédé se manifeste de diverses manières : les différentes acceptions que revêt le terme expliquent sa popularité et, paradoxalement, sa complexité.
La notice du TLFi propose trois entrées principales, accompagnées, remarque Chrystelle Fortineau-Brémond, de pas moins de 80 sous-emplois et de 128 exemples. La représentation, de son étymon latin repraesento (action de replacer devant les yeux de quelqu'un), se définit comme « [l’] action, [le] fait de représenter ; [le] résultat de cette action » ; il s’agit plus précisément de « rendre quelque chose présent à quelqu'un en montrant, en faisant savoir », ou bien « sous la forme d'un substitut ou en recourant à un artifice », ou encore de « rendre présent par son existence, par sa propre présence9 ». Elle se décline dans de nombreux contextes dont les principaux sont l’art (représentation plastique, littéraire, théâtrale, etc.), les sciences, notamment humaines et sociales (représentations mentales, culturelles, sociales etc.) et la politique (représentation et représentativité démocratique, etc.). Dans les domaines de la philosophie et de la psychologie, il s’agit plus spécifiquement de « ce qui forme le contenu concret d'un acte de pensée10 », que rend la forme pronominale se représenter. Ces disciplines s'emparent de ce mot de diverses manières pour en préciser le sens. Par exemple, la sémiotique est l’une des disciplines clés pour penser la relation vicaire entre signifiant et signifié :
Un signe, ou representanem, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose, sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. […] Le mot signe sera employé pour dénoter un objet perceptible ou seulement imaginable ou même inimaginable11.
Les sciences politiques se fondent également sur le principe de substitution du aliquid stat pro aliquo : dans le régime de la démocratie représentative, un représentant tient lieu pour quelqu’un d’autre. En revanche, dans le domaine des études dramatiques, bien que l’acteur figure un personnage, la représentation théâtrale s’entend comme performance, c’est-à-dire comme la mise en présence d’une action. Si les langues romanes abritent sous un seul terme parapluie tous ces sens, la langue allemande comprend pour sa part différents mots pour exprimer ces nuances, que rappelle Chrystelle Fortineau-Brémond12 : Vorstellung pour « la représentation mentale » ; Darstellung ou Abbildung pour « les représentations matérielles, en particulier visuelles » ; Vertretung pour « la représentation politique » ; Aufführung pour la « représentation action ». En dépit de cette richesse lexicale, les distinctions entre ces différents sens ne sont pas aussi nettes que cette liste ne le laisse croire : non seulement un terme dérivé du latin existe (Repräsentation), mais une représentation théâtrale pourra par exemple être désignée par l’un ou l’autre de ces mots. Ce dernier usage illustre le fait que, bien souvent, les différentes acceptions du terme sont mobilisées indistinctement.
Dans ces définitions se retrouvent finalement les grandes ambiguïtés de la représentation comme concept : d’abord, la représentation renvoie aussi bien à l’action et à la « relation » (« quelque chose est représenté à quelqu’un ») qu’au « véhicule lui-même de la représentation » (« contenu, énoncé, état, perception »)13. En second lieu, c’est l’idée même de substitution ou d’évocation, charriant la dyade présence/absence, qui pose problème. Étudiant les acceptions du terme dans le Dictionnaire universel de Furetière (édition de 1727), Roger Chartier en tire la conclusion suivante :
[L]es entrées du mot « représentation » attestent deux familles de sens apparemment contradictoires : d’un côté, la représentation donne à voir une absence, ce qui suppose une distinction nette entre ce qui représente et ce qui est représenté ; de l’autre, la représentation est l’exhibition d’une présence, la présentation publique d’une chose ou d’une personne14.
De ces dynamiques contradictoires naît la relation problématique qui lie la représentation à son objet, comme son double (soi) et son contrepoint (non-soi)15 que donne à penser le préfixe re-16. Le signifiant tendrait à éclipser, si ce n’est trahir, l’objet représenté :
La question de la présence est au cœur de la représentation en tant que fait sémiologique : les signes souffrent d’un manque de réalité indépassable, ils pâtissent de leur incapacité à être pleinement ce qu’ils désignent, et l’homme est ainsi séparé du monde par l’épaisseur de son langage17 .
De la crise de la représentation à l’ère des représentations
Comme l’illustrent l’analogie de la ligne et l’allégorie de la caverne platoniciennes, le concept de représentation est le lieu d’un soupçon depuis la philosophie antique, dans son rapport au réel pensé sur le mode de l’écart. Luc Vigier en dresse le constat en ces mots :
Les ambitions et apories de la représentation esthétique du monde sont choses fort courues, multiples, variées et ancestrales. L’homme imite, fabrique, sculpte, peint, écrit, danse, joue, chante le réel sans que jamais l’opération soit totalement satisfaisante : les critiques aussitôt fusent, les rectificatifs successifs des artistes et penseurs de l’art se superposent bientôt en un feuilleté théorique et pratique dénonçant l’écart irréductible (lui‑même objet de pensée) qui sépare l’homme du réel18.
Le trait d’union de « re-présentation » matérialise cet écart et invite, par là même, à explorer la tension entre l’objet, sa présentation et sa présentation de nouveau. Re-présenter, est-ce copier, créer, ou toujours les deux ? Est-ce une distinction de nature entre la chose à représenter (réel) et ce qui la représente (artificiel), ou bien faut-il examiner ces deux objets ensemble, dans un « continuum fluctuant19 » ?
Comme « programme de l’art occidental depuis la Renaissance20 », la Poétique d’Aristote conditionne la représentation dans le domaine esthétique selon le principe de la mimesis, soit la manière dont la création artistique imite le monde. Or la primauté de la nature, a fortiori lorsqu’elle est l’expression de la volonté divine, sur l’art qui la reproduit, pose la question de sa dimension trompeuse. Le rapport de l’art au réel traverse les débats artistiques, que l’on pense au theatrum mundi élisabéthain dans le contexte de l’Europe baroque, aux débats des dramaturges classiques sur la vraisemblance21 ou encore à l’émergence de la photographie au XIXe siècle qui s’accompagne de questionnements sur sa nature artistique22. Les soupçons qui pèsent sur la représentation comme simulacre ont mené à une crise de la représentation23 qui constitue la mutation contemporaine de ces débats théoriques. Cette crise s’exprime par la « perturbation du régime traditionnel de la représentation24 » liée à l’apparition de nouveaux médias et à l’effondrement des certitudes idéologiques, transformations dont l’art se fait le relais à l’ère de la postmodernité, voire dans un contexte de post-vérité25. La médiation opérée par la représentation se retrouve au cœur des questionnements artistiques : à la recherche d’une rupture de cette médiation, des artistes déséquilibrent le rapport entre le réel et sa représentation, interrogeant par là le récepteur26. Cette mise en cause peut s’avérer janiforme27 : il y aurait, d’un côté, les adorateurs du signe qui s'abîment dans l’image et cultivent l’auto‑réflexivité ; et, de l’autre, les partisans du cratylisme qui cherchent à abolir la coupure sémiotique, en quête de la perfection mimétique. Pour Chrystelle Fortineau-Brémond, la publication de La Société du spectacle en 1967 inaugure cette crise. Dans cet essai, Guy Debord postule que le développement d’une société de consommation mène à une coupure du réel : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation28 ». La représentation, définie comme « une image, une illusion, qui coupe, qui sépare de l’expérience vécue, de la vie même29 », est condamnée comme l’origine de la déliaison et de l'aliénation contemporaines. Si une telle condamnation n’est pas nouvelle, elle repose ici sur une critique de l’image qui va être particulièrement opérante, jusqu’à infuser les débats sur la réalité virtuelle ou sur l’intelligence artificielle, au sein d’une société désormais « écranique30 » et marquée par l’Anthropocène31.
Lorsqu’il s’agit d’évoquer cette question de la représentation comme illusion potentiellement dangereuse, en raison de l’éloignement du référent induit par sa reprise et du risque de trahison inhérent à toute « deuxième présentation », nous ne pouvons faire l’économie d’un détour par la critique rossétienne. Nous mobiliserons ici la théorie phare quelque peu iconoclaste de Clément Rosset : si sa vision du monde s’avère fort différente de la critique situationniste sur les plans idéologique et méthodologique, le philosophe se montre tout aussi sévère à l’égard de la représentation que la définition debordienne résumée ci-dessus. Rosset propose une définition lapidaire du réel : « J’appellerai ici réel, comme je l'ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d'identité qui énonce que A est A32. » Le philosophe affirme l’impossibilité d’accéder à ce réel qu’il qualifie d’éminemment tautologique, d’insignifiant voire d’« idiot » (l’idiotie renvoyant ici à l’absence de double, c’est-à-dire à une singularité absolue qui résiste à toute tentative de duplication33), et va jusqu’à contester la nécessité d’entreprendre toute quête ontologique aspirant à verbaliser, conceptualiser ou transcender l’expérience foncièrement individuelle et incommunicable de cette réalité. En présumant l’incapacité d’appréhender le réel, Rosset nie également la pertinence de l’acte de représentation : toute duplication revendiquée du réel ne viserait qu’à le rendre plus tolérable. En d’autres termes, l’être humain tendrait à se complaire dans l’illusion pour détourner le regard d’une expérience autrement insupportable, car foncièrement tragique, du réel, tout en prétendant l’apprivoiser par procuration. Ainsi, la création poétique et, non sans ironie, la réflexion philosophique elle-même, s’apparenteraient à des échappatoires visant à « adoucir l’épreuve de la réalité par une infinie variété de remèdes […] qui se ramènent toujours en fin de compte à un exorcisme hallucinatoire du réel34 ». À travers ce refus de l’esthétisation comme de la sublimation du réel, la pensée rossétienne revendique une rupture avec l’héritage de l’idéalisme (néo-)platonicien35. Comme l’illustrent les propos suivants, Rosset dénonce sans ambiguïté la supposée vanité de ces entreprises de dédoublement du réel, réduisant par là même toute forme de « réplique » représentationnelle au statut d’objet défectueux :
L’objet réel est en effet invisible, ou plus exactement inconnaissable et inappréciable, précisément dans la mesure où il est singulier, c’est-à-dire tel qu’aucune représentation ne peut en suggérer de connaissance ou d’appréciation par le biais de la réplique. Le réel est ce qui est sans double, soit une singularité inappréciable et invisible parce que sans miroir à sa mesure36.
Pour autant, le fait d’entériner une crise de la représentation et de prononcer la mort du concept reste problématique, en ce que les chercheurs, dans le même temps, prennent acte d’une obsession contemporaine pour la représentation37. Envers et malgré les divers constats, éminemment pessimistes, d’une fracture irrésolvable entre l’objet et son double textuel ou iconographique, nous nous intéresserons dans ce numéro à cette relation, certes conflictuelle à certains égards, mais indubitablement féconde.
On pourrait alors poser (à nouveau) la question du rapport entre un modèle et sa re‑présentation à contresens, en considérant que ce sont les représentations qui modélisent le réel et non l’inverse, jusqu’à penser la notion de manière autonome. Parlant d’une « ère des représentations », Pierre Glaudes souligne que « de Derrida à Ricœur, nombre de philosophes contemporains ont souligné l’empire des représentations » questionnant « notre mode d’accès à la réalité » qui, « loin d’être pensable en termes de présence, ne [serait] pas séparable des processus de figuration38 ». Ce mouvement de pensée met en jeu une compréhension naturaliste de la représentation, laquelle postule, dans une logique causale39, l’existence préalable des objets présents, donnés, extérieurs et disponibles à la reprise représentative. La remise en cause de cette logique permet de comprendre le donné comme un fait, un acte préalable institué, c’est‑à-dire une production historique et désacralisée, qui devient critiquable eu égard au monde qu’il contribue à structurer et à reconduire, mais aussi aux effets que cette reconduction implique. Cela ouvre un vaste potentiel de remise en question et d’accusation des faits qui structurent le monde des représentations. Réévaluée comme « structure d’intelligibilité », la représentation ne serait pas « redoublement mimétique d’un modèle, ni vérité absolue, mais [une] médiation imaginaire entre la conscience et le monde40 », nécessaire pour penser le réel. Rejetant une conception dualiste et antinomique du rapport entre représentation et réel, des philosophes comme Daniel Bougnoux ou Pierre Guenancia considèrent que la représentation, loin de constituer un reflet affadi du réel ou la création d’un « autre monde41 », est une manière de regarder autrement ses objets. L’acte est ainsi réévalué comme processus à part entière :
[L’esprit] convertit une chose réelle en objet pour la pensée, il se l’approprie par le biais de l’irréel ou de la fiction, gagnant ainsi la possibilité de regarder une chose autrement que dans l’expérience directe et de faire surgir des significations que l’immersion dans l’existence et la familiarité du vécu ordinaire laissent inaperçues42.
Penser la représentation de manière autonome permettrait de comprendre son intérêt, que Guenancia explique de la sorte :
Une représentation de la réalité ne ressemble pas à la réalité, elle en diffère même profondément. Mais, paradoxe de la représentation relevé par Descartes à propos des tailles‑douces, c’est à condition de différer de son objet qu’une image peut efficacement penser à lui, le représenter. Une œuvre de fiction peut aussi nous procurer une intelligibilité de notre propre vie que le témoignage le plus fidèle qui soit de ce que nous avons vécu au jour le jour est incapable d’apporter, justement parce qu’il cherche à coller le plus possible à la réalité. Car le rapport de soi à soi passe aussi par le détour de la représentation43.
La représentation favorise ainsi une position de recul pour penser le monde : davantage qu’une opposition, le trait d’union mettrait en évidence cette médiation. Ainsi, plus qu’une réévaluation de la représentation per se, les penseurs contemporains considèrent la réciprocité du processus (une activité de « co-construction du monde44 ») selon un principe de « transduction45 » : « les deux pôles n’existent que dans la relation réciproque, où la relation elle‑même constitue les deux termes sans que l’un précède l’autre ou vice versa46. » À ce propos, Lorenza Mondada développe l’idée selon laquelle les représentations « ne sont pas des images d’une réalité qui leur serait extérieure et indépendante, mais jouent un rôle à la fois structuré et structurant par rapport à elle47 ». Modulée et négociée en permanence dans les interactions sociales, la représentation est loin de constituer un objet de pensée monolithique qui serait propre à chacun·e ou à des groupes particuliers.
Modes de l’écart : transfert, influence, fracture
En regard de ce rapide et schématique parcours autour d’un concept soupçonné, en crise ou réhabilité, une multitude d’attitudes émergent pour penser le rapport entre l’objet et sa représentation, qu’il soit abordé sur le mode de l’écart et de la distance ou fondé sur le refus de cette dualité. De la même manière que Charles S. Peirce a proposé, en sémiotique, des degrés pour penser la référentialité du signe que sont l’indice, l’icône et le symbole48, nous souhaiterions jalonner cette cinétique de l’écart en proposant trois approches selon un mouvement excentrique : le transfert, l’influence et la fracture.
Le transfert se produit quand il y a emprunt de caractéristiques d’un objet ou de l’objet entier pour le présenter ailleurs. Si l’on peut considérer la traduction comme la manifestation par excellence du transfert, dans la mesure où ce procédé implique une « déterritorialisation49 » par la mise en présence de deux aires culturelles et linguistiques, nous abordons également dans ce numéro la question de l’adaptation et de ses avatars, soit de toute forme de relecture de l’objet initial (réécriture, palimpseste, parodie et pastiche, etc.)50, ainsi que la réitération et la réactualisation. De l’ut pictora poesis aux dialogues intermédiaux, les mécanismes de transposition et les matériaux de la représentation sont au cœur des questionnements soulevés par les articles proposés, en particulier dans la première section de ce numéro.
L’influence est un processus qui repose sur la nécessité d’avoir deux pôles en communication : l’influenceur·euse et l’influencé·e. Cette notion permet d’étudier les décisions et comportements des influencé·e·s, notamment dans les créations littéraires et artistiques, qu’il s’agisse d’une influence directe ou indirecte, visible ou invisible. Il y a influence quand la re‑présentation porte une empreinte, plus diffuse et pas nécessairement consciente, de l’objet initial. La notion d’influence inscrit donc de façon plus nette que le transfert la re-présentation dans le temps, puisqu’elle pose la question de la relation entre le contexte de re-présentation et le passé, entre un héritage incorporé qui produit pour nous la naturalité d’un monde, et ce qu’on peut dire, penser et re-présenter de ce monde hérité dans le présent. Pour reprendre une terminologie dérridéenne, un tel héritage pourrait se penser à partir d’une « logique de la hantise51 » (ou « hantologie ») en ce que le préfixe re- invite à penser dans le temps de la différance52 la re‑présentation d’un objet :
Il n’y a plus de début ni de fin à cette histoire, mais le mouvement persistant d’une hantologie. Car la question n’est plus d’être ou de ne pas être, mais d’être et puis d’être encore et encore... La représentation n’a jamais lieu sinon comme une répétition qui n’en finit plus, ce qui n’arrive pas et qui doit toujours être remis en scène. Le spectre ne s’arrête pas, il ne s’attrape pas, il n’est pas, et il reste perpétuellement à être inventé53.
La fracture suppose une rupture avec l’héritage de l’objet initial : un rapport violent émerge dans la relation entre l’objet et sa re-présentation. Se pose ainsi la question de l’irreprésentable et de l’inadéquation des médiums et de leurs langages. Dans le domaine social et politique, la représentation peut être un terrain de lutte pour les « mineurs » (au sens deleuzien du terme54) lorsqu’elle est comprise comme :
un acte assujetti aux luttes de légitimation sociale, aux mécanismes d’absolutisation et de dissimulation de l’idéologie, qui remplit, en même temps, une fonction d’intégration. Elle régule les conduites, pèse sur les échanges symboliques, détermine les croyances du plus grand nombre55.
C’est comme outil idéologique et relais (autant que produit) des mécanismes de domination que la représentation est interrogée par les études postcoloniales et féministes :
Des champs comme celui des études féministes ou celui des études postcoloniales sont en partie apparus en réponse à l’absence ou à la non-disponibilité d’études sur les femmes, les minorités raciales et les cultures ou les communautés marginalisées dans les récits historiques ou dans les annales de la littérature. Ce défaut de représentation se retrouve dans les sphères politique, économique et juridique. Ces « autres » du discours dominant n’ont pas de mots ni de voix pour élaborer leur propre terrain ; ils sont réduits à être ceux « pour qui on parle », pour qui parlent ceux qui possèdent le pouvoir et les moyens de parler56.
Gayatri Spivak dénonce ainsi l’incapacité des « subalternes57 » à prendre la parole et l'assujettissement qui en découle, en ce qu’elles sont déterminées par des représentations orientalisantes58 d’elles-mêmes par ceux qui disent parler pour elles selon le principe de la représentation politique (porte-parolat) : la représentation de l’autre a pris sa place, et bien que cette médiation ne lui corresponde pas, elle l'empêche d’exister. Pour « ces autres du discours dominant59 », il est nécessaire de proposer une présentation de nouveau qui porte la trace des (re)présentations précédentes tout en s’en émancipant. La re-présentation constitue ainsi pour Edward Saïd, qui théorise la « lecture en contrepoint » (« contrapuntal reading60 »), un outil de « résistance » à la colonisation ; il s’agit d’une réponse61 à la fois créative et critique à même de générer un « contre-discours » pour procéder à la « réappropriation du territoire fictionnel62 » qu’il appelle de ses vœux :
Dans ce contexte, un contre-discours est une forme de résistance profonde qui s'exprime par la créativité, les mots et les actions, niant délibérément le discours dominant du colonialisme. Un contre-discours est une ré-inscription, une réécriture et une re-présentation qui vise à revendiquer, réaffirmer et récupérer la maîtrise par les peuples sujets de leur propre vie, que les colonisateurs s'étaient appropriée ; c'est un discours qui va à contre‑courant pour remettre en question les présupposés du pouvoir impérial. Un contre‑discours tente de générer de nouveaux récits, de nouveaux paradigmes de prise de pouvoir [empowerment] et de résistance pour les peuples et nations opprimés, colonisés et assujettis63.
Dans une optique plus optimiste et constructive, si l’on envisage ce processus comme un instrument de lutte, la re-présentation permettrait alors d’agir sur le réel contre les oppressions systémiques qui le traversent. Pour reprendre la formulation de Jauss (ici appliquée aux études postcoloniales et reprise dans une perspective intersectionnelle), il s’agirait ici, par le biais de la représentation, de « créer64 » un monde pour celles et ceux qui en sont exclu·e·s. C’est en ce sens que la notion de re-présentation, riche de potentialités de transformation sociale et politique, invite toute personne concernée par une quête identitaire ou idéologique à sillonner de nouveaux champs épistémologiques, voire à imaginer des mondes plus habitables : « Une société est toujours à la recherche de la représentation qui lui manque pour transformer tout ce qu’elle subit en manifestation la plus forte et la plus signifiante de soi et du réel65. »
Présentation des articles
Les onze contributions qui forment ce volume sont organisées en trois volets, chacun proposant d’aborder la relation entre l’objet et sa re-présentation en explorant divers enjeux que sous-tendent les actes de représentation dans les domaines de l’art et de la littérature. En mettant en lumière l’hybridité intrinsèque à la notion d’intermédialité, en examinant les rapports entre signifié et signifiant à travers le prisme de l’écart et de la distance ou en abordant la confrontation à l’irreprésentable, chaque mouvement de ce numéro contribue à enrichir notre compréhension des mécanismes qui régissent la manière dont l’objet est re-présenté. Ces articles célèbrent l’hybride en interrogeant notamment les frontières culturelles et d’autres formes de délimitations (géographique, artistique, idéologique), tout en en abordant les défis éthiques inhérents à l’acte de représentation dans le champ des sciences humaines et sociales.
La première section de ces actes est consacrée aux matériaux de la représentation, qu’il s’agit d’interroger. Les quatre articles proposés réunissent une diversité de médiums et sont propices à une réflexion approfondie sur la nature de la représentation artistique. Les productions artistiques étudiées s’inscrivent dans un contexte temporel restreint (XXe et XXIe siècles – notons que trois de ces objets d’étude relèvent du contemporain et s’ancrent dans la postmodernité), mais elles convoquent un cadre spatial étendu, des États-Unis au continent africain, en passant par des institutions culturelles européennes abordées sur le mode du décalage : Venise re(-)visitée, Cervantès déterritorialisé, le ballet parisien re-présenté par divers médiums au-delà de la scène de l’Opéra, ou encore la francophonie étrangement « béga[yante]66 » de l’œuvre de Ghérasim Luca, poète ciselant « dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas67 » pour reprendre les mots élogieux de Deleuze. Cette première partie vise à éclairer la complexité des matériaux en question, tout en identifiant les dynamiques intermédiales et les défis conceptuels inhérents à la création artistique.
Gislain ESSOME LELE propose une analyse du catalogue pictural Don Quichotte, au fleuve Niger (2016) et engage une réflexion originale sur la réception et la réinterprétation esthético-culturelle du Quichotte de Cervantès. Cette adaptation destinée à un jeune public opère une déterritorialisation stratégique de l’intrigue depuis l’Europe jusqu’aux pays du Sahel : son lectorat est ainsi confronté à « des dialogues interculturels qui alternent entre des personnages noirs et blancs, [et à] des écosystèmes africains dans lesquels s’imbriquent des motifs espagnols ». Convoquant à la fois les notions de transfert (du médium textuel au médium iconographique) et de fracture (à travers la recréation et, partant, la réappropriation du texte premier), cette contribution examine la transposition de l’iconographie du Quichotte dans le continent africain, mettant ainsi en présence deux aires culturelles distinctes en procédant à une hybridation à la fois ludique et propice à une (re)lecture politique du texte canonique : par exemple, « la mission chevaleresque de don Quichotte malianisé pourrait être celle de lutter contre la dictature, la confiscation du pouvoir, les régimes totalitaires, autoritaires et militaires qui minent le continent ». L’approche intermédiale de Gislain ESSOME LELE, dont l’article est émaillé de nombreuses illustrations, éclaire ces dynamiques de réécriture en identifiant les mécanismes esthétiques et anthropologiques à l’œuvre dans le dialogue entre le Quichotte et l’Afrique post-coloniale.
La contribution de Sasha RICHMAN s’articule autour du « photo-texte » Love Affair : A Venetian Journal (1972), de l’écrivain et photographe américain Wright Morris. L’intermédialité constitutive de cet objet est pensée selon l’auteure non sur le mode de la fracture, mais plutôt de la « friction » : l’article (rédigé en anglais) se penche sur cette tension stimulante entre texte et image et met au jour la manière dont l’écrivain-photographe conceptualise la représentation. L’artiste préfère, à l’illustration ou à la démonstration, une forme de « récupération », comme le suggère le verbe polysémique « salvage », qui renvoie également aux notions d’appropriation et de conservation, voire de sauvetage. En effet, il s’agit avant tout, pour Morris, de « sauver quelque chose d’une histoire d’amour avec une ville merveilleuse » (« to salvage something of a love affair with a wondrous city »), c’est-à-dire de saisir des fragments de vie et d’entreprendre une démarche réflexive : par la mise en regard de l’image photographique et du texte littéraire, le photographe tâche de célébrer – à défaut d’immortaliser – Venise, objet de fantasmes romanesques ici abordé sur le mode de l’urgence et de la déréliction. Questionnant la complémentarité de ces formes de représentation au sein d’un témoignage artistique doublement subjectif et dont la fiabilité est sujette à caution (l’autrice mobilise également la notion de trompe-l’œil), Sasha RICHMAN offre une perspective éclairante sur la notion de « photo-texte », terme dont le trait d’union rapproche, tout autant qu’il éloigne, les deux médiums.
Lorena EHRBAR propose pour sa part une étude d’ordre transmédial : sa contribution porte sur la représentation de la danse de Serge Lifar, danseur, chorégraphe et Maître de ballet de l’Opéra de Paris, dans les arts graphiques. Le passage de la matérialité de la scène à la matérialité du texte, processus mis en exergue dans le titre métonymique de l’article (« Du parquet au papier »), rappelle la porosité des médiums artistiques autant qu’il en en célèbre l’interpénétration. L’autrice explore, tout en nuances, la question de la représentation visuelle du ballet via l’image fixe (photographie et dessin) ou mobile (le cinéma, envisagé par l’artiste comme moyen de « transcription » et de démocratisation du ballet), et souligne la manière dont l’image fixe, dans le cas des photographies de corps en mouvement, peut capturer et représenter l’essence dynamique de l’art vivant. L’analyse démontre, d’une part, comment ces représentations visuelles figées capturent et transcendent le moment éphémère de la performance scénique pour l’inscrire dans le temps long, en cristallisant l’énergie cinétique du corps dansant. D’autre part, l’article soulève la question de l’agentivité : Lorena EHRBAR étudie le dialogue qui s’établit entre Lifar et d’autres artistes (par exemple, dans le cadre des captations audiovisuelles de ballets) et interroge la position du danseur-chorégraphe dans cette relation éminemment stratégique, où l’autorité du créateur se voit parfois subordonnée aux contraintes, notamment techniques, qu’implique le passage d’un médium à un autre.
Pour conclure cette exploration des matériaux de la représentation, Pauline KHALIFA nous invite à (re)découvrir les « performances poétiques » associées au recueil Le Chant de la carpe (1973) de Ghérasim Luca, poète francophone d’origine roumaine. L’article se penche, tout d’abord, sur la création d’un livre-objet particulier, conçu comme une sculpture en verre par l’artiste franco-polonais Piotr Kowalski, avant de s’intéresser au récital télévisuel Comment s’en sortir sans sortir (1989) réalisé par Raoul Sangla, dans lequel Ghérasim Luca interprète certains poèmes du recueil. Artéfact culturel et artistique hybride, repoussant les frontières traditionnelles du livre, Le Chant de la carpe intègre ainsi une dimension performative propice à une expérience artistique immersive et pour le moins novatrice. La nature intermédiale de ce dispositif engendre, selon l’autrice, « des jeux de représentations et de co-présences du lisible, du visible et de l’auditif ». Pauline KHALIFA souligne les interactions complexes entre les différents médiums mobilisés, commente la formation d’une œuvre poétique protéiforme et multidimensionnelle et révèle l’habileté de Ghérasim Luca à transcender les limites conventionnelles de la poésie : « [e]xubérant et rhizomique, le sujet en crise, porté à bras le corps par le poète, joue de la réversibilité de la langue ».
Le deuxième mouvement de ce numéro entend prolonger ce constat d’une friction entre signifié et signifiant en étudiant les dynamiques de l’écart à l’œuvre au sein de diverses productions littéraires. Cette partie, qui rassemble trois approches complémentaires du matériau, de l’intention et de la représentation poétiques, convoque des procédés d’hybridation textuelle et discursive à travers lesquels les trois auteurs francophones mobilisés (Roger Gilbert‑Lecomte, Philippe Jaccottet et Édouard-Glissant) entendent repousser les frontières de leurs cadres énonciatifs respectifs. Chacun·e des contributeur·ice·s fait dialoguer la représentation avec d’autres disciplines, concepts et procédés : la question de la traduction, mode de transfert linguistique et culturel aussi stimulant que problématique, allant de pair avec une « éthique de la transcription » singulière (Zhenhong WANG) ; le figural, notion qui, loin d’attester d’un « évidement » autotélique, voire stérile, du sens au sein d’une œuvre poétique déstabilisante, permettrait en réalité d’« étend[re] le champ représentationnel du mot par l’hésitation sémantique qu’elle induit » (Corentin BOUQUET) ; enfin, la question des genres oratoires, sujets à un « télescopage » fructueux dans la prose déterritorialisante de Glissant, où la représentation romanesque se double d’une « impulsion judiciaire » et emprunte à « l’éloquence épidictique » pour interroger divers enjeux poétiques et rhétoriques, mais aussi politiques (Mohamed Amine RHIMI).
La forme poétique, espace privilégié pour la recherche de l’adéquation entre signifié et signifiant, constitue également un terrain de jeu sémantique inépuisable. À ce propos, Corentin BOUQUET propose une étude du mouvement poétique chez Roger Gilbert-Lecomte. Le poète français, contemporain des surréalistes et membre fondateur de la revue Le Grand Jeu (1928‑1932), revendique une forme de représentation qui, poussant à l’extrême la force suggestive du l’image poétique, exploite allègrement les potentialités signifiantes du langage jusqu’à saturation, c’est-à-dire dans un « déploiement irraisonné des mots » jusqu’à obtention d’une image poétique apparemment vidée de toute signification et, par là même, de tout lien perceptible avec le réel. La rupture occasionnée par cet « évidement » susciterait, paradoxalement, un sentiment d’« évidence » salvateur car propice à une représentation du monde plus large, à visée totalisante : « la perte sémantique est toutefois compensée par un gain en force tensionnelle qui exploite les virtualités linguistiques du mot sans pour autant le circonscrire à une fonction spécifique ». Accordant un intérêt particulier aux sonorités chez Roger Gilbert-Lecomte, Corentin BOUQUET examine de près les procédés stylistiques à l’œuvre dans cette poésie figurale.
La contribution de Zhenhong WANG soupèse, quant à elle, cette question de la perfection mimétique à l’aune du voyage inter-linguistique entrepris par Philippe Jaccottet en tant que traducteur et de l’influence de ces allers-retours textuels sur l’œuvre poétique de ce dernier. L’autrice, soucieuse de rappeler le « lien étroit entre le travail de traduction, qui implique tout d’abord l’effacement du traducteur, et l’activité créatrice qui en découle », souligne également les limites de l’adaptation et de l’équivalence, a fortiori lorsque la langue‑source n’est pas pleinement maîtrisée par le traducteur. Zhenhong WANG identifie les traces de l’influence du haïku japonais, forme brève s’il en est, dans l’œuvre du poète suisse francophone, qui s’approprie – ou plutôt « transcri[t] », selon ses propres termes et non sans développer une réflexion éthique à ce sujet – un objet poétique extrêmement codifié (concision, sobriété, quotidienneté, etc.) et situé, dans la mesure où les représentations du monde qu’il propose s’avèrent difficiles d’accès, si ce n’est insaisissables pour le lecteur de culture occidentale. Au‑delà de l’exotisme, le haïku (ici doublement re-présenté, car traduit du japonais au français par le biais de l’anglais, puis réapproprié en français) irrigue, en creux, la poésie ultérieure de Jaccottet. Cet outil formel et stylistique, dont la brièveté invite à abolir « l’inessentiel » et occasionne parfois un effacement du référent, s’avère propice au décentrement (« la limpidité contre les tours et les détours de la poésie moderne occidentale ») comme au renouvellement d’une voix poétique soucieuse de transcrire, le plus fidèlement possible, le sentiment d’altérité.
Mohamed Amine RHIMI s’intéresse également à cette question du discours sur l’altérité : sa contribution puise dans de nombreux textes d’Édouard Glissant pour étudier la manière dont le philosophe, poète et romancier martiniquais utilise les genres du discours judiciaire et de l'éloquence épidictique pour dépeindre les réalités historiques, identitaires et culturelles des Antilles, en intégrant ces matériaux rhétoriques de la représentation pour développer une œuvre romanesque dense. La construction d’un contre-discours permettrait au penseur, selon ses propres termes, de « [donner] naissance à un nouvel imaginaire de la parole humaine » : d’une part, sur le mode du plaidoyer pour une réappropriation de la mémoire collective caribéenne et, d’autre part, sur le mode du réquisitoire contre les systèmes d’oppression, sources d’aliénation. Glissant fustige ainsi la colonisation et la « Traite négrière », et relie ces souffrances historiques à la situation contemporaine des Caribéens. Selon Mohamed Amine RHIMI, ce « brassage des genres oratoires » à visée émancipatrice répond à une « urgence existentielle et anthropologique » et infuse, au sein de la fiction romanesque, une argumentation complexe visant à rétablir une « continuité historique » : à travers l’excavation des injustices du passé colonial, Glissant procède à la re-présentation d’un riche héritage culturel tout en exprimant, par sa célébration des spécificités insulaires et identitaires caribéennes, une vision optimiste et tournée vers l'avenir.
Le dernier volet de ce numéro s’éloigne de la poétique et de la question de la représentation littéraire pour arpenter de nouveaux champs d’étude : la sémiologie (ici associée aux cultural studies), l’histoire contemporaine et la géopolitique, ainsi que deux approches philosophiques s’inscrivant, respectivement, dans le cadre de la philosophie sociale et de la phénoménologie. Les quatre articles proposés s’aventurent également à faire dialoguer divers territoires ou diverses notions spatialisées : Élodie LENOËL s’intéresse à l’Amérique latine, et plus spécifiquement à l’Équateur comme témoin géographiquement éloigné du conflit européen durant la Première Guerre mondiale ; Lana STANIĆ aborde la culture populaire hégémonique et mondialisée, influencée par les représentations des minorités culturelles véhiculées par l’industrie musicale étatsunienne ; Semyon TANGUY-ANDRÉ s’attache à redéfinir la grande pauvreté en tant que terra incognita, réalité méconnue des personnes et institutions rattachées au « monde intégré » ; enfin, Nancy ZGHEIB revisite la dichotomie classique entre réel et représentation à l’aune d’enjeux contemporains. Ces articles, dont la question de l’éthique de la représentation constitue le fil conducteur, s’avèrent propices à appréhender la complexité de la notion en ce qu’ils interrogent les limites d’un procédé susceptible de déformer ou d’occulter certaines réalités. Invisibilité, invisibilisation, mal de représentation ou irreprésentabilité : autant d’angles morts de l’acte de représentation identifiés par les auteur·ice·s, qui tâchent d’identifier ces aspects problématiques et leurs implications éthiques en soulevant la question de la présence-absence du référent.
Les deux premiers articles privilégient la critique des médiums en examinant divers modes de transfert culturel occasionnant la prolifération de représentations influençant, de manière potentiellement aliénante, la perception de l’objet représenté (stéréotypes culturels, informations partielles et visions du monde éminemment partiales) par la personne réceptrice de ces textes et images.
Élodie LENOËL explore la manière dont la Première Guerre mondiale fut perçue et représentée en Équateur, pays ayant proclamé sa neutralité pendant ce conflit, couvert par la presse équatorienne à partir de dépêches d'agences de presse européennes. L’autrice explique que, malgré la distance géographique, « la guerre qui se déroule en Europe fait la une des journaux équatoriens ». Cette couverture médiatique de la Grande Guerre, mise à distance par le biais déformant de la représentation journalistique – type de médiation entretenant l’illusion de proximité avec une Europe en crise – aurait profondément influencé l'imaginaire local. Élodie LENOËL développe la thèse selon laquelle, malgré cette distance considérable, les photographies et les feuilletons importés ont permis de « mettre en présence » le conflit dans la conscience des Équatoriens, créant un prisme d'observation singulier inspirant des artistes et intellectuels équatoriens : ce mode de re-présentation amène ainsi certains à glorifier les Alliés et d'autres à dénoncer la barbarie de la guerre. L’article s’intéresse également à l’évolution de la perception du conflit en Équateur : « une fracture se crée face à la barbarie observée : le modèle culturel européen est de plus en plus représenté dans les productions équatoriennes comme caduc ». Le constat de cette rupture intellectuelle conduit l’autrice à la conclusion suivante : la Grande Guerre aurait agi comme un catalyseur, provoquant un réagencement des valeurs culturelles et politiques en Amérique latine et une relative émancipation de l'Équateur, ainsi amené à forger sa propre identité nationale et culturelle en rejetant l'influence européenne.
Lana STANIĆ mobilise un matériau de la représentation d’ordre textuel et iconographique fort différent : le clip musical. L’autrice aborde la question éthique, éminemment contemporaine, de l’appropriation culturelle, à l’aide de concepts sémiotiques : elle cite notamment Roland Barthes et le sémiologue étatsunien Charles S. Peirce, et fonde son analyse sur les quatre degrés de l’appropriation définis par le théoricien des médias Richard A. Rogers (échange, domination, exploitation, et transculturation). Dans cet article (rédigé en anglais), Lana STANIĆ analyse la manière dont certains artistes occidentaux aussi populaires qu’influents intègrent des éléments propres aux cultures subalternes pour renforcer ou diversifier leur image de marque. Notons la récurrence du terme (d’inspiration marxiste) « commodification », associant réification et marchandisation : ce processus viderait les éléments culturels empruntés de leur signification d'origine et entérinerait des stéréotypes participant à une forme d’« exploitation culturelle » car potentiellement discriminants envers certaines minorités sociales et raciales. Ainsi, l’œuvre d’Elvis Presley, s’inspirant de genres musicaux initialement associés à la culture afro-américaine, aurait occulté les associations de ces genres avec l'esclavage et la souffrance de la communauté concernée. De même, la chanteuse pop Katy Perry utilise des symboles japonais et égyptiens dans ses performances audiovisuelles, tout en réduisant leurs significations complexes à des stéréotypes simplistes. L'article suggère que la méthode sémiotique peut aider à distinguer l'appropriation culturelle, synonyme d’un effacement des cultures minoritaires, de la notion de « revalorisation culturelle » (« cultural appreciation ») : cette forme de reconnaissance institutionnelle qui garantirait une meilleure visibilité des cultures marginalisées et favoriserait une compréhension plus nuancée de leurs symboles et valeurs.
Les deux dernières contributions s’attachent quant à elles à la critique de la représentation elle-même, et attestent d’un intérêt particulier pour la notion de fracture, ici entendue comme un écart irrémédiable d’ordre ontologique, épistémique, anthropologique et/ou social. En effet, ces deux articles, empruntant à divers courants philosophiques contemporains, se confrontent à la question de l’irreprésentable et tentent de repenser une ontologie de la vie pour pallier cette crise de la représentation.
De même que Lana STANIĆ, Semyon TANGUY-ANDRÉ constate l’urgence d’une re‑présentation effective des minorités sociales stigmatisées de manière systémique. L’auteur recourt à des métaphores évocatrices pour transcrire la manière dont la perception des personnes en grande pauvreté par les institutions d’assistance sociale, figures d’autorité de la société majoritaire, occulte la réalité de cette expérience de la pauvreté. Ainsi, le miroir sans tain symbolise la relation foncièrement asymétrique entre les personnes en situation d’exclusion sociale, qui s’efforcent de se conformer aux attentes institutionnelles pour maintenir une « face » propice à obtenir de l'aide (l’auteur reprend ici le terme proposé par le sociologue Erving Goffman) car véhiculant des valeurs positives aux yeux de l’institution, et les représentants de ces structures d'aide sociale. De même, la notion de « braconnage linguistique » renvoie à une présentation de soi réifiée (positionnement, langage, gestuelle, etc.) de la personne en grande pauvreté s’efforçant de se conformer à la normativité de la « société intégrée » pour être reconnue comme digne d’être aidée. Cette représentation biaisée tendrait à masquer la réalité du vécu des plus pauvres, tout en légitimant des stéréotypes vecteurs de violence sociale. Semyon TANGUY-ANDRÉ analyse ces interactions « mixtes » faussées par la nécessité de se conformer à ce jeu social et affirme que ce dispositif crée une « illusion de familiarité » qui contribue à « l’établissement pragmatique d’une représentation sociale instrumentale de la grande pauvreté, qui rend irreprésentable la spécificité de l’expérience et des demandes que portent ses ressortissants ». Mobilisant à plusieurs reprises la pensée de Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, l'auteur plaide pour de nouveaux dispositifs d'assistance susceptibles de contribuer à une connaissance plus authentique des réalités vécues par les personnes en grande pauvreté, favorisant à la fois l’autodétermination et la reconnaissance de ces dernières.
S’emparant autrement de cette question de la critique de la représentation, Nancy ZGHEIB clôt le numéro sur une synthèse généreuse des travaux du philosophe français Michel Henry concernant la représentation. L’autrice analyse la distinction entre vie et représentation établie par le phénoménologue, qui reproche à la philosophie occidentale classique de réduire la vie à une simple représentation et affirme l’« irreprésentab[ilité] » de la vie : cette dernière ne serait qu’intérieure et subjective. En d’autres termes, il serait impossible de la percevoir correctement via des projections extérieures. Après un brassage critique de ces outils théoriques, l’autrice émet ce verdict sans appel : « la vie ne peut pas être reconnue par représentation : elle ne peut pas être reconnue, elle ne peut pas être représentée, elle peut seulement être vécue ». En revanche, le monde extérieur ne serait « qu'une re-présentation de la vie » dans la mesure où la conscience, le langage et les médias ne feraient que projeter une image distanciée et objectivée de celle-ci. Nancy ZGHEIB prolonge la pensée henryenne et l’adapte à nos enjeux contemporains en proposant une nouvelle piste de réflexion : dans une époque dominée par la médiatisation, les images et les technologies numériques, où l'expérience de la vie est souvent éclipsée par ses représentations conceptuelles, la phénoménologie de la vie de Michel Henry inviterait aussi à « [r]epenser la représentation à l’ère des rencontres numériques, du télétravail, de l’enseignement virtuel, de la communication à distance […]. »
En guise de conclusion à notre numéro, nous nous contenterons de mentionner la distinction suivante, esquissée par le philosophe et explicitée par la dernière contributrice mais suggérée, en creux, dans bon nombre d’autres textes ici rassemblés : Henry oppose la représentation, perçue comme un procédé stérile, à la re-présentation, envisagée comme un acte fécond, plus à même de « saisir l’essence originaire de la vie » : « [l]a représentation, en son sens passif, n’est qu’une reproduction, image ou copie de la réalité. Mais en son sens actif, la re-présentation est le fait de rendre présent quelque chose. Re-présenter […], c’est projeter quelque chose, faire voir, montrer dans la lumière du monde. »
Au terme de cette introduction, nous tenons à préciser que le colloque « Re‑présentations » 2022 a accueilli neuf communications supplémentaires, mobilisant bien d’autres supports et domaines de recherche en lien avec la re(-)présentation, qui auraient bien évidemment pu trouver leur place dans ce numéro : la caricature en tant que mode de transfert culturel ; la représentation de l’écrivain dans la fiction télévisée sérielle humoristique ; les images d’archives militaires, représentations confidentielles réappropriées et rendues visibles par le cinéma militant ; le « film-poème », autre matériau artistique formellement hybride ; le roman métafictionnel parodique afro-américain ; la figuralité de l’art surréaliste belge et son esthétique du décalage ; la visibilité cinématographique et les représentations sociales des minorités queer ; le jeu vidéo et les potentialités de la représentation vidéoludique ; enfin, la bande dessinée et son usage du blanc intervignetal envisagé au prisme de l’irreprésentable : tant d’autres médiums et approches possibles, qui invitent à poursuivre sans relâche la réflexion transdisciplinaire sur la notion.
Last, but not least, nous tenons à nouveau à remercier, nommément, un certain nombre de partenaires ayant contribué à donner vie à ce numéro : tout d’abord, nos collègues doctorant·e·s et jeunes chercheur·euse·s ayant participé à l’aventure du colloque 2022, dont nous avons assuré la coordination des comités scientifique et d’organisation, et tous·tes celles et ceux qui se sont à nouveau montré·e·s volontaires et disponibles pour effectuer des relectures l’année suivante : Nadine ASMAR, Lisa HARISTOY, Sophie LE HIRESS, Diana RODOVÁ, Semyon TANGUY-ANDRÉ, Fujuan WANG.
Nous renouvelons aussi nos remerciements les plus chaleureux à l’égard de tous·tes les enseignant·e·s-chercheur·euse·s ayant apporté leur soutien à notre travail pour leur disponibilité durant la phase d’expertise et, bien entendu, pour leurs précieuses et exigeantes relectures qui ont permis de faire advenir ce numéro de Motifs : Marie-Hélène DELAVAUD-ROUX, Gwenthalyn ENGÉLIBERT, Maria José FERNÁNDEZ VICENTE, Christèle FRAÏSSÉ (laboratoire LP3C), David JOUSSET, Isabelle LE CORFF, Iván LÓPEZ CABELLO, Camille MANFREDI, Yann MORTELETTE, Philippe OUVRARD et Michael RINN.
Nous remercions vivement Catherine CONAN et Lionel SOUQUET, ayant successivement assuré la direction de la revue depuis 2022, pour leurs conseils méthodologiques qui nous ont permis de nous familiariser avec les nombreuses démarches qu’implique ce travail éditorial au long cours, ainsi qu’Alain KERHERVÉ et Mariannick GUENNEC, actuels rédacteurs en chef de Motifs, pour leur aide et pour le temps consacré à la finalisation de ces actes.
Un grand merci, également, à Emmanuelle BOURGE pour son précieux concours durant l’étape des relectures finales, et pour sa disponibilité exceptionnelle avant, pendant et après l’aventure du colloque « Re-présentation(s) ».
Nous tenions enfin à remercier Alain KERHERVÉ et Camille MANFREDI, en tant que directeurs successifs de notre unité de recherche, pour leur accompagnement bienveillant, leurs retours et encouragements réguliers, et pour leur présence fort appréciable durant chaque étape de ce projet, des préparatifs de ce beau colloque HCTI dès 2021 à la mise en ligne de ses actes.