Fracturer un miroir sans tain, représenter la grande pauvreté de l’intérieur

Résumés

Dans cet article, j’aborderai des textes de Joseph Wresinski sur la grande pauvreté en me plaçant dans une perspective au croisement de l’interactionnisme et de la phénoménologie critique. À cette fin, je tenterai de construire le schème du miroir sans tain en tant que forme heuristique de l’expérience vécue des personnes en grande pauvreté dans les interactions mixtes, au-delà de l’appréhension de leur présentation de soi par les personnes avec lesquelles elles interagissent. Ce schème permettra de saisir ce qui se joue dans ces interactions, les surdétermine et produit des effets d’occultation : une dialectique familier-étranger.

On observe, chez les personnes en grande pauvreté, un écrasement de ce qui est étranger par une certaine illusion de familiarité qui fonde la posture interactionnelle des autres interactants. S’ensuit une interaction sur deux niveaux qui ne se recoupent pas, entre, d’un côté, réification, attente de conformation aux canons des formes sociales d’humanité ou disqualification, et, de l’autre, demande de reconnaissance d’une humanité indéchiffrable parce qu’elle déborde ces canons – humanité par-là rendue irreprésentable. Il s’agira donc de tenter de donner re-présentation à ce qui échappe à la représentation dans l’appréhension sociale de la présentation de soi des personnes en grande pauvreté.

In this article, I will be perusing some of Joseph Wresinski’s texts on extreme poverty through the lens of an interactionist and critical phenomenology. To this end, I will try to build a “one-way mirror” framework: that is, a heuristic form of the lived experience, in “mixed contacts”, of the people living in extreme poverty, beyond the apprehension of their self-presentation by the persons and social institutions with whom they interact. This framework aims to better understand what is at stake in these interactions, what overdetermines them and generates effects of occultation: a familiar-alien dialectic. One can there behold the squashing of what is alien in people living in extreme poverty under a certain “illusion of familiarity” which in turn serves as the basis for the interactional posture of the other interactants. From there follows an interaction on two non-overlapping levels: on the one side, reification, conformation to social expectations in terms of social humanity ideals, or disqualification; on the other side, a request to have one’s humanity recognised, although it has become undecipherable owing to its outflanking these ideals, and is thus made unrepresentable. I then intend to provide a re-presentation of what eludes representing in the social apprehension of the self-presentation of people living in extreme poverty.

Index

Mots-clés

philosophie sociale, grande pauvreté, exclusion sociale, déshumanisation, Joseph Wresinski, épistémologie de l’ignorance

Keywords

social philosophy, extreme poverty, social exclusion, dehumanisation, Joseph Wresinski, epistemology of ignorance

Plan

Texte

Un miroir sans tain est un dispositif assez simple : deux pièces sont séparées par une plaque de verre traité. L’une est plongée dans l’ombre, l’autre est illuminée. Le différentiel de lumière produit l’opacité du verre et son aspect réfléchissant. Cela permet à qui se trouve dans la pièce enténébrée de voir dans la pièce éclairée sans être vu en retour, et ce, jusqu’à faire oublier non seulement sa présence, mais l’existence de la pièce attenante, puisque pour un observateur dans la pièce éclairée, le miroir ne renvoie rien d’autre que le reflet de ce qui s’y trouve. Il s’agit donc fonctionnellement à la fois d’un miroir et d’une fenêtre, quoique sa contribution à l’ambiance de la pièce éclairée close cette dernière bien plus qu’elle ne l’ouvre. Si on accepte l’effet d’ambiance d’un miroir sans tain, force est de constater qu’entretenir mentalement l’existence invisible d’une pièce enténébrée de l’autre côté du verre, et a fortiori de son occupation potentielle, demande un effort cognitif constant de correction et d’abstraction de notre expérience immédiate. Celle-ci est bien plutôt happée par les enjeux de l’interaction en train de se jouer, présentée dans la pièce éclairée, et représentée, si l’on veut, par sa réflexion dans ledit miroir. Un miroir sans tain est ainsi un dispositif dont une des propriétés notables est de se rendre invisible comme dispositif, s’occultant derrière la visibilité redoublée de la scène, et de rendre irreprésentable le dehors de cette scène, car, s’abolissant comme fenêtre, l’objet dans l’autre pièce disparaît de toute expérience et de toute thématisation possible.

Pourquoi et comment établir un parallèle entre un miroir sans tain et l’expérience vécue de la grande pauvreté ? L’idée quelque peu exploratoire est la suivante : en se plaçant dans une perspective goffmanienne attentive à la « face », le schème du miroir sans tain permet de donner forme à un certain type d’interactions « mixtes1 », plus précisément entre personnes en grande pauvreté et représentants des institutions d’assistance qui constituent l’essentiel des contacts entre les personnes en grande pauvreté, « exclues », et les individus « intégrés2 » à la société. Pour cette raison même, il a donc une importance majeure dans l’établissement pragmatique d’une représentation sociale instrumentale de la grande pauvreté, qui rend irreprésentable la spécificité de l’expérience et des demandes que portent ses ressortissants.

C’est en convoquant le dispositif du miroir sans tain qu’on peut donner une intelligibilité à ce que cette représentation sociale occulte, et qu’on peut mettre en lumière le processus qui aboutit à cette occultation : l’interposition, entre l’observateur et l’objet étranger, d’une illusion de familiarité. Le présent article se propose de faire l’analyse de la source et des effets de celle-ci. Je commencerai par revenir sur la notion même de grande pauvreté, puis j’insisterai sur l’ambiguïté des interactions mixtes, pour ensuite en développer l’interprétation interactionniste, afin d’expliciter l’irreprésentable de ces interactions mixtes.

Approche de la grande pauvreté

Pour mieux situer mon propos, il importe premièrement de mieux comprendre ce qu’est la grande pauvreté. En proposer une définition compréhensive est l’un des enjeux du rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » présenté au CES3 en 1987. Le rapporteur en est Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, et cela donne d’une certaine manière un statut épistémique assez singulier aux thèses présentes dans ledit rapport. Il ne s’agit pas du travail d’un universitaire méditant sur son objet : c’est, au contraire, l’«  objet » même qui produit une analyse critique de ses conditions d’existence. Pour donner plus de tangibilité à cette affirmation, regardons un autre rapport, cette fois produit en 1982 à la demande de Michel Rocard, où Wresinski, lui-même né dans la grande pauvreté, explique d’où il parle :

Si j’ai entrepris d’écrire ce rapport, c’est parce que j’ai un atout important : celui d’avoir côtoyé, au sein du mouvement international ATD Quart Monde, ces familles de travailleurs défavorisés, vingt-six années durant, et d’avoir pu ainsi recueillir leur pensée et leur avis, au jour le jour. De plus, des milliers d’entre elles m’ont envoyé, en 1982, des « Feuilles de faits » où elles disent leur situation, l’injustice qu’elles subissent et les luttes qu’elles tentent de mener. Enfin, des milliers de dossiers monographiques ont pu être constitués depuis vingt-cinq ans par plus de trois cents permanents sur le terrain4.

Voici, cinq ans plus tard, la définition de la grande pauvreté que cette parole ancrée et collective propose :

La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible5.

Il ne m’appartient pas ici de l’analyser de fond en comble, mais qu’il suffise de la résumer ainsi : la grande pauvreté peut être comprise comme une insécurité d’existence extrême et durable. Son effet le plus notable est l’exclusion sociale, le fait de ne plus être garanti dans notre statut de citoyen, c’est-à-dire de contributeur au travail d’entretien et de transformation du social. Ne plus être citoyen, c’est ne plus jouir de nos droits, y compris fondamentaux, c’est-à-dire de nos droits humains. Et si un droit ne signifie jamais autre chose que la sanctuarisation de la forme d’existence sur laquelle il porte, il faut dire que l’insécurité existentielle de la grande pauvreté ébranle en quelque sorte jusqu’au droit d’appartenir et de participer à l’humanité, d’être reconnu comme humain, c’est-à-dire, comme une incarnation légitime des valeurs cardinales de l’anthropologie implicite, ou opérante6 de la culture à laquelle on se rattache (anthropologie qui est celle qui va venir saturer et caractériser le signifiant « humain » dans le syntagme « droits humains »). Et c’est précisément ce qui fait dire ailleurs à Wresinski : « quand nous parlons des droits de l’homme, nous oublions souvent que lutter pour les droits de l’homme, c’est lutter pour avoir le droit d’être un homme7. »

Pour Wresinski, un des traits frappants de cette exclusion sociale dans la vie des personnes en grande pauvreté est donc sans surprise une relation particulière aux expériences promises par les valeurs sociales :

 [Une] sorte de décalage dans la façon d[e] percevoir certaines valeurs [travail-dignité, éducation-émancipation, mariage-honneur, etc.], du fait qu’on ne les vit pas de la même manière que le monde [intégré : travail-humiliation, éducation-disqualification, mariage-instabilité]. [… On] croit [à la positivité de ces valeurs] sans jamais arriver à [la] saisir entièrement par une expérience vécue. […] Cette situation confuse donne à tout contact entre le pauvre et le non-pauvre une note d’ambiguïté qui fausse la relation et fait qu’elle aboutit le plus souvent à un dialogue de sourds8.

Mais de quelle ambiguïté parle-t-on ici exactement ? Pour donner de la chair à cette idée, il faut premièrement saisir sur quelles scènes interactionnelles lesdites valeurs culturelles sont aperçues, et saisir également quel usage les plus pauvres font de ces valeurs ; autrement dit, quelle est la valeur des valeurs pour eux, l’utilité de celles-ci pour leur vie.

L’incorporation subalterne et la valeur des valeurs

Wresinski affirme que :

[L]a société environnante lègue [aux personnes en grande pauvreté] des notions de ce que devrait être la vie familiale, professionnelle et sociale, ne serait-ce que par le biais de moyens d’information de masse, des interventions des services sociaux, de l’enfance passée à l’assistance publique9.

Ces notions léguées dans des interactions mixtes frappées au coin de la dépendance impliquent non seulement des valeurs, mais une grammaire de leurs formes socialement recevables d’expression et de rattachement. Elles prescrivent les conditions de possibilité de se voir reconnaître ce que Goffman appelle une « face », c’est-à-dire : « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier10. »

Reste que si ces valeurs n’ont qu’une existence verbale ou injonctive, sans expérience congruente qui permettrait d’en reconnaître les effets humanisants, elles fonctionnent comme une boussole sans aiguille. Qui plus est, on peut faire l’hypothèse que le rôle qu’elles dessinent, que la « face » qu’elles proposent sont de la même étoffe, purement énonciative, que ses matériaux. En ce sens, elles permettent bien la condition minimale d’octroi de la face : elles permettent de supposer qu’une ligne d’action énoncée est guidée par une valeur sociale.

On peut trouver des éléments allant dans ce sens dans l’extrait suivant du portrait que Wresinski dresse d’André Jamart11 :

André, [comme tant de très pauvres], emprunte un certain vocabulaire au monde [intégré] et spécialement au monde des œuvres qu’il connait depuis son enfance miséreuse. [… Il] parlera toujours le langage de son interlocuteur, quel qu’il soit ; il le fait même avec une insistance qui risque d’agacer. Il surprend le visiteur [intégré] par ses phrases soignées12.

Celles-ci « peuvent faire croire à des antécédents respectables, à une jeunesse passée en des conditions meilleures13 ». On pourrait penser que ce braconnage linguistique est une stratégie menée en toute conscience de sa duplicité, dans l’idée d’obtenir telle ou telle aide sociale, mais Wresinski affirme aussitôt d’André que, comme tant d’autres là encore, il « ne cherche pas a priori à tromper14 ». La méprise sur les enjeux de l’interaction est un effet de celle-ci, non sa fin. Au contraire, André « utilise d’autant plus facilement certains mots mal compris, non pas pour induire en erreur son interlocuteur, mais comme des formules rituelles qui permettent d’entretenir un contact15 ».

C’est cette dernière phrase qui élucide la « valeur des valeurs » pour les personnes en situation de grande pauvreté dans les interactions mixtes. Ici, les mots et les gestes précis qui font référence à ces valeurs sont, pour les personnes en grande pauvreté, moins importants que leur fonction d’entretien de l’engagement du partenaire dans l’interaction, ou plutôt, ils sont réduits à cette fonction. En d’autres termes, ils servent de moyens transactionnels pour obtenir, en tant que partenaires d’interactions avec des membres de la société intégrée, le droit d’y avoir une face, d’y revendiquer la poursuite d’une valeur sociale positive, et par-là, d’y être reconnus comme contributeurs légitimes. Fondamentalement, il s’agit d’obtenir, par la reconnaissance de notre face, le droit16 d’être inscrit dans l’anthropologie opérante de cette société, et d’accéder à la reconnaissance de notre humanité et à la déférence qu’elle peut commander, car on ne confère volontiers une aide qu’à ceux qui sont jugés dignes de la recevoir17.

L’illusion de familiarité et le miroir sans tain

Ce dernier point permet de commencer à déplier l’ambiguïté des interactions mixtes qui nous intéressent ici et de mieux saisir pourquoi la plupart d’entre elles aboutissent à un « dialogue de sourds ». En effet, tandis que les représentants des institutions d’assistance visent le contenu de telle ou telle interaction précise, les personnes en situation de pauvreté visent la signification anthropologique de l’interaction en général : ce que toute interaction implique de reconnaissance.

Tandis que les uns prêtent attention à ce qui se dit pour en extraire des informations mobilisables dans des protocoles d’assistance et envisagent les suites de l’interaction et l’entretien de la face, les autres sont dans une extrême vigilance vis-à-vis des moindres réactions que leurs propres énonciations entraînent chez leurs partenaires intégrés, et rebondissent sur ces dernières dans une « perpétuelle improvisation18 » de ce qu’ils pensent être la manière la plus à même d’entretenir le moment de grâce de l’interaction.

Tandis que d’un côté, les représentants des institutions d’assistance visent à restaurer la face entr’aperçue dans ces formules rituelles, laissant espérer que la personne en grande pauvreté soit « un “cas”, difficile peut-être, mais soluble19 », de l’autre, les personnes en grande pauvreté espèrent qu’on leur accorde l’humanité, qu’on reconnaisse chez elles une autodétermination rationnelle eu égard aux enjeux de leurs conditions d’existence ; rationalité située qu’elles ne peuvent pourtant laisser deviner sans risquer de perdre leur face par l’expression de leur relative étrangèreté au monde d’où leur face institutionnelle leur est prodiguée ; sans risquer d’être ainsi reléguées à l’indignité et à l’incapacité à être conformément humaines, assignées à une humanité déchue.

Tandis que l’insertion dans des protocoles d’assistance permet de donner des étais et une continuité administrative à la face ainsi produite et entretenue, jusqu’à lui faire parfois prendre une vie autonome20, cette insertion les met en demeure d’avoir toujours avec eux des documents idoines, aptes à satisfaire la charge de la preuve et l’entretien de leur conformité à cette face dont ils deviennent dépendants pour obtenir des aides, afin de contrer la moindre suspicion d’usurpation des bénéfices tirés de cette face21 qu’on leur impute en les effaçant comme personnes derrière de « fausses identités22 ».

C’est pour ces raisons que Wresinski affirme que les personnes en grande pauvreté « nous23 renvoient, comme un mauvais miroir, le reflet plus ou moins flou, plus ou moins déformé, de notre propre visage. […Nous avons] l’illusion d’entrer dans un univers accessible24 », familier. Cette dernière citation me permet de retrouver le schème du miroir sans tain. Dans l’interaction mixte, l’ambiguïté de la présentation de soi des personnes en grande pauvreté agit à la fois comme une fenêtre et comme un miroir selon la manière dont on l’aborde. Nous pouvons ou bien chercher à nous positionner dans l’interaction à partir de ce qui chez elle nous apparait comme étranger, insolite, inconfortable, ou bien plutôt laisser cela dans l’ombre et préférer mettre en lumière la familiarité plus ou moins empruntée, mais néanmoins réconfortante pour nous, avec laquelle cette personne s’adresse au monde et aux valeurs de l’anthropologie opérante dans lesquels nous évoluons.

Réconfortante, parce que se laisser aller à cette illusion de familiarité et la considérer comme réelle permet de s’épargner un effort cognitif constant de correction et d’abstraction de notre expérience immédiate, emportée par la reconnaissance empathique, l’identification, de notre monde, souffrant en l’autre. Ce faisant, nous avons certes l’impression de mieux appréhender les coordonnées de l’action et les enjeux de l’existence de la personne en grande pauvreté en face de nous, mais cette impression repose sur la projection des coordonnées de notre action et des enjeux de notre existence. Tout cela nous donne l’impression d’habiter un monde suffisamment commun pour savoir comment en débrouiller les problématiques, et nous semblons alors nous donner des leviers d’action plus tangibles sur sa situation : voilà les dispositifs compensatoires, les sécurités d’existence, qu’on peut offrir aux valeurs en mal de concrétisation.

Cela étant, avec la disparition de l’ambiguïté derrière la familiarité de façade, disparaît également la possibilité d’appréhender la personne en grande pauvreté en face de nous comme problématisation incarnée des limites pragmatiques de notre anthropologie opérante et comme exemple de falsification d’icelle, à partir d’un de ses dehors relatifs, l’exclusion sociale25. Nous intimons au contraire à cette personne de vérifier et d’assister cette anthropologie opérante, nous la rendons tributaire des exigences de la face qu’on lui attribue et attendons de la personne qu’elle marque sa révérence à l’égard de cette face. Nous allons même jusqu’à mettre en place des mesures de protection de cette face réifiée contre la personne qui la porte, lorsqu’elle produit des comportements répondant aux enjeux du monde de la grande pauvreté, c’est-à-dire, lorsqu’elle s’autodétermine à partir d’une rationalité située. Cela précisément parce que les conditions d’élaboration de cette rationalité sont pour nous irreprésentables et erronées, alors qu’elles sont bien plutôt extérieures et étrangères au cadre d’expérience et d’habitation du monde délimité par notre anthropologie opérante.

C’est ainsi que, sans pouvoir le concevoir comme tel et sous couvert d’assistance, nous dépossédons les personnes en grande pauvreté des derniers bastions de l’enracinement de leur autodétermination, disparus derrière leur face réifiée, reflet illusoire d’une familiarité sans tain.

Conclusion

En définitive, l’architecture en miroir sans tain des dispositifs d’assistance contribue à entretenir une certaine « épistémologie de l’ignorance26 » dans la manière dont elle incarne une phénoméno-technique sociale27 qui tend à confirmer et à renforcer l’anthropologie opérante sur laquelle elle repose en excluant et/ou invalidant et/ou punissant toute présentation de soi qui ne cadrerait pas avec la représentation de l’humain conforme à cette anthropologie. Et ce, précisément parce que ce faisant, elle permet à l’interactant intégré d’ignorer ce qui se joue d’étranger à cette anthropologie opérante dans l’interaction, à plus forte raison parce qu’elle encourage l’interactant en grande pauvreté, dépendant de ces dispositifs d’assistance, à taire ou à minimiser sa situation réelle d’existence et les enjeux qui la trament. Ceci pour se protéger de la punition rétribuant tout soupçon de duplicité, ou simplement d’articulation d’un domaine de liberté non-conforme, et étranger, à la face réifiée que ces dispositifs contribuent à leur attribuer.

Ce n’est qu’en intégrant l’idée que toute rationalité s’échafaude à partir de connaissances produites comme méthode située de réduction des tensions entre le vivant et le milieu28, à partir des enjeux existentiels qui structurent les mondes vécus et les valeurs que les individus et les groupes tentent d’y incarner, qu’on pourra par suite inventer des dispositifs d’assistance qui permettent effectivement une représentation et une connaissance non réifiée ni théoriciste de ceux-ci, autorisant à illuminer l’autre pièce pour opérer un vrai jeu de face à face dans l’épreuve de l’étrangeté, et, à défaut de fracturer ce miroir sans tain, parvenir à produire une composition des mondes, bien plus qu’une infalsifiabilité du nôtre.

Et cela passe, minimalement, par la reconnaissance que les plus pauvres ne sont pas bêtement campés dans une position attentiste à notre égard, comme s’ils n’espéraient de nous, et de l’avenir en général, qu’une simple accréditation de leur humanité. Car quand bien même celle-ci ne viendrait pas, et que leur humanité serait encore contestée, ils agissent bel et bien, au jour le jour, parfois certes avec des moments d’abattement, à en faire la démonstration furtive et aussi puissante que fragile, par leur souci de leurs proches et de leurs pairs d’infortune, là où ils sont, de l’autre côté du miroir, par-delà toute face réifiée.

1 Il s’agit du terme qu’Erving Goffman utilise dans Stigmate. Les usages sociaux des handicaps [trad. Alain Kihm], Paris, Éditions de Minuit, 1975 [

2 J’utilise ici le couple « exclusion/intégration » en cherchant à rester fidèle au programme de recherche de la philosophie sociale, tel que Franck

Après cette note d’intention, il importe de dire brièvement deux choses de cette dualité « exclusion/intégration sociales » pour adresser tant l’

Premièrement, en ce qui concerne la « nature » de l’exclusion tout autant que de l’intégration sociales, celles-ci sont comprises comme l’effet de

Deuxièmement, en ce qui concerne la ligne de démarcation entre individus ou populations exclu·e·s et intégré·e·s. Les exclu·e·s se définissent en

3 Il s’agit de l’actuel CESE : le Conseil Économique et Social. L’ajout du « E » final de l’acronyme, pour « environnemental », intervient en 2008. Le

4 Joseph Wresinski, « Enrayer la reproduction de la grande pauvreté », in Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 256. Les documents dont il

5 CESE, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », op.cit,. p. 26.

6 Par « anthropologie opérante », j’entends la représentation normative et culturelle, tant de l’être humain (et des divisions socialement pertinentes

7 Joseph Wresinski, « Le droit d’être un homme », in Bruno Tardieu et Jean Tonglet (dir.), Ce que la misère nous donne à repenser avec Joseph

8 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op.cit., p. 23.

9 Ibid., p. 21-22.

10 Erving Goffman, Les Rites d’interaction [trad. Alain Kihm], Paris, Éditions de Minuit, 1974 [1967], p. 9. Je souligne.

11 Deux précisions au sujet d’André Jamart. Premièrement, ce nom n’est pas le nom réel de la personne dont Wresinski parle. Deuxièmement, il

12 Ibid.

13 Ibid., p. 29.

14 Ibid.

15 Ibid. Je souligne.

16 Ce qui est donc ici en question est ce que toute une tradition de philosophie politique contemporaine a appelé « le droit à avoir des droits », à

17 C’est bien cela que le rapport de 1987 dénonce lorsqu’il accuse l’application sélective des droits humains : « Dans notre esprit, ces droits

18 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op.cit., p. 28.

19 Ibid., p. 29.

20 CESE, « Grande pauvreté… », op. cit., p. 50.

21 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 33-34.

22 Ibid., p. 59.

23 Ce « nous » renvoie aux membres de la société intégrée et non aux personnes en grande pauvreté. L’usage du pronom dans la suite du texte visera le

24 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit.,p. 31.

 

25 Autrement dit : notre représentation normative de l’humain et du monde qu’il habite est-elle assez compréhensive ou souple pour s’appliquer aux

26 Voir Charles W. Mills, The Racial Contract, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 18.

27 Gaston Bachelard définit la phénoménotechnique dans Le Nouvel Esprit scientifique (1934) comme le fait de doter une théorie d’un ensemble de

28 Voir Georges Canguilhem, « La pensée et le vivant », in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1963], p. 12 : « La connaissance consiste

Notes

1 Il s’agit du terme qu’Erving Goffman utilise dans Stigmate. Les usages sociaux des handicaps [trad. Alain Kihm], Paris, Éditions de Minuit, 1975 [1963], pour désigner une interaction entre une personne porteuse d’un stigmate, et, par-là même, disqualifiable ou disqualifiée, et une personne qui en est exempte.

2 J’utilise ici le couple « exclusion/intégration » en cherchant à rester fidèle au programme de recherche de la philosophie sociale, tel que Franck Fischbach le propose dans Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009. Ce programme de recherche affirme que la philosophie sociale « reconnaît une compétence propre et particulière à ceux qui engagent et conduisent des luttes sociales » (Ibid., p. 85), y compris dans la manière dont les populations opprimées construisent les coordonnées stratégiques et conceptuelles de leurs luttes. C’est aux productions de cette compétence des opprimé·e·s que la philosophie sociale entend servir, entre autres, de « caisse de résonance » (Ibid.). De sorte qu’en rapportant cette dualité conceptuelle, je suis la ligne de pensée ouverte par la notion d’exclusion sociale, endémique dans la réflexion de Wresinski. Ligne de pensée située, collectivement nourrie de l’expérience de vie dans la grande pauvreté, cherchant d’abord une formulation, puis aboutissant en 1964. En effet, si la première mise en circulation écrite du terme « exclusion sociale » est attestée, selon l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, dès 1965, sous la plume de Jules Klanfer dans un ouvrage éponyme, il faut encore mentionner que celui-ci était compagnon de route d’ATD, et que son livre est « issu du colloque organisé par ATD à l’UNESCO en 1964, consacré au ‘‘sous-prolétariat’’ ou grande pauvreté » ; colloque auquel Wresinski avait contribué. Voir Axelle Brodiez-Dolino, « Le concept de vulnérabilité », La vie des idées, février 2016. Version consultable en ligne : https://laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite.

Après cette note d’intention, il importe de dire brièvement deux choses de cette dualité « exclusion/intégration sociales » pour adresser tant l’aspect d’homogénéisation sociale problématique que les qualificatifs « intégré » ou « exclu » pourraient laisser entendre, que les connotations fonctionnalistes qu’ils peuvent évoquer.

Premièrement, en ce qui concerne la « nature » de l’exclusion tout autant que de l’intégration sociales, celles-ci sont comprises comme l’effet de processus sociaux afférents, qui les produisent, les entretiennent, ou parfois les combattent, et non pas comme des états de fait « naturels ». Ces processus prennent toujours des formes relatives à la « hiérarchie de valeurs » (Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Paris, Gallimard, 1979, p. 67, cité in Stéphane Vibert, Louis Dumont, Holisme et modernité, Paris, Michalon, 2004, p. 21) de ladite société et à leurs répercussions dans les comportements, interactionnels ou non, des acteurs sociaux. Si j’emprunte à Dumont la notion de hiérarchie de valeurs, c’est qu’elle me semble résumer adéquatement l’ontologie du social implicite chez Wresinski. Voir à ce propos Joseph Wresinski, Refuser la misère, une pensée politique née de l’action, Paris, Éditions du Cerf / Éditions Quart Monde, 2007, p. 21-23, entre autres.

Deuxièmement, en ce qui concerne la ligne de démarcation entre individus ou populations exclu·e·s et intégré·e·s. Les exclu·e·s se définissent en opposition à ce que sont les intégré·e·s, la notion même d’intégration étant une notion descriptive grossière mais néanmoins primordiale : elle signifie uniquement un rattachement autorisé à une totalité sociale instituée, reconnaissant un rôle de contributeur et une valeur à l’individu, peu importent par ailleurs la forme de vie spécifique, la position hiérarchique dans cette société, ou la qualité de ce rattachement ; peu importent également les prérogatives actantielles qui viennent avec cette reconnaissance, ou la rétribution matérielle de la valeur des contributions. Qui plus est, bien que cette notion ne nomme pas explicitement l’aspect conflictuel de la société à laquelle l’individu est intégré, elle le reconnait nécessairement, dans la mesure où l’intégration dont il est ici question, c’est l’intégration dans le champ des luttes et de positions relatives coordonné par la hiérarchie de valeurs de cette société. Ce sur quoi l’intégration repose est alors l’attribution d’un rôle social-support, fondamental tout autant qu’idéal : le rôle d’être humain. Son attribution conditionne l’accès à tous les autres rôles, comparativement plus contingents. L’exclusion sociale nomme quant à elle les processus (on peut au moins retrouver des critiques du racisme, du classisme et du validisme chez Wresinski) contribuant à entamer la légitimité à incarner l’idéalité de ce rôle et qui réduisent alors l’accès aux rôles contingents, jusqu’à placer l’individu exclu pour cette raison même hors de la participation à ce champ social agonistique. Si l’exclusion est un processus, son terme est la grande pauvreté.

3 Il s’agit de l’actuel CESE : le Conseil Économique et Social. L’ajout du « E » final de l’acronyme, pour « environnemental », intervient en 2008. Le rapport est consultable à cette adresse : https://www.lecese.fr/
travaux-publies/grande-pauvrete-et-precarite-economique-et-sociale
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4 Joseph Wresinski, « Enrayer la reproduction de la grande pauvreté », in Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 256. Les documents dont il est question ici sont d’ailleurs conservés au centre de mémoire et de recherche d’ATD Quart Monde à Baillet-en-France, et consultables sur demande puis délibération du comité d’éthique rattaché au centre.

5 CESE, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », op.cit,. p. 26.

6 Par « anthropologie opérante », j’entends la représentation normative et culturelle, tant de l’être humain (et des divisions socialement pertinentes au sein de cette catégorie générale) que de la configuration corrélative du monde qu’il habite. C’est à partir de cette représentation qu’est accueillie, évaluée et comprise, toute existence présentée ou se revendiquant comme humaine, y compris la nôtre. Pour emprunter librement à Gramsci, on pourrait parler d’anthropologie hégémonique, de discours hégémonique sur ce qu’est l’être humain. Cette représentation est « opérante » dans la mesure où elle oriente – et s’incarne dans – nos pratiques, que celles-ci visent la conformité à, la subversion ou le rejet de, cette anthropologie. Elle est par ailleurs d’autant plus opérante qu’elle constitue une coordination précocement acquise de l’action, qu’elle est certes transmise et héritée, mais donnée comme naturelle. Enfin, elle est opérante comme autorité au sens dumontien, dans la mesure où c’est à partir d’elle que les interactions sociales sont à la fois rendues possibles et régulées, de telle sorte que ces interactions semblent par-là en valider a posteriori, à chaque remise en jeu, la légitimité préalable.

7 Joseph Wresinski, « Le droit d’être un homme », in Bruno Tardieu et Jean Tonglet (dir.), Ce que la misère nous donne à repenser avec Joseph Wresinski, Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2018, p. 511.

8 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op.cit., p. 23.

9 Ibid., p. 21-22.

10 Erving Goffman, Les Rites d’interaction [trad. Alain Kihm], Paris, Éditions de Minuit, 1974 [1967], p. 9. Je souligne.

11 Deux précisions au sujet d’André Jamart. Premièrement, ce nom n’est pas le nom réel de la personne dont Wresinski parle. Deuxièmement, il appartient à la plus miséreuse des trois couches de population en grande pauvreté ; tripartition que Wresinski emprunte, dans le texte cité, à Jean Labbens, Principes sociologiques de la promotion sociale de la famille inadaptée, Pierrelaye, Éd. Bureau de recherches sociales, 1964. Il s’agit d’une « population [qui] tend à s’accommoder de sa situation sous-humaine. Elle s’y installe en quelque sorte, limitant ses activités et aspirations à la survie au niveau le plus élémentaire. » Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 30.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 29.

14 Ibid.

15 Ibid. Je souligne.

16 Ce qui est donc ici en question est ce que toute une tradition de philosophie politique contemporaine a appelé « le droit à avoir des droits », à commencer par Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme : L’impérialisme, [trad. Martine Leiris], Paris, Fayard, 2006 [1951].

17 C’est bien cela que le rapport de 1987 dénonce lorsqu’il accuse l’application sélective des droits humains : « Dans notre esprit, ces droits concernent-ils vraiment tous les hommes ? Il semble bien que, là, apparaissent [des…] limites […] dans les attitudes face à la pauvreté […]. Comme si, au-delà d'un certain état d'inégalité et de pauvreté, les hommes paraîtraient tellement inférieurs, que nous ne serions plus certains qu'ils aient des droits égaux. » Voir CESE, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », op.cit., p. 62. Il le dit ailleurs, autrement et avec plus de véhémence, dans Refuser la misère, op. cit., p. 133-134 : « Le quart monde le sait, ses grands-parents le savaient déjà par expérience, que, quand on est trop misérable, les droits ne jouent plus. Il ne reste qu’à espérer la pitié. Les plus pauvres savent d’expérience que même les Droits de l’homme ne valent que pour les hommes que l’on reconnaît comme tels ; qu’ils ne valent pas pour des hommes qui sont suspectés d’être des sous-hommes, des inférieurs, des déchets. »

18 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op.cit., p. 28.

19 Ibid., p. 29.

20 CESE, « Grande pauvreté… », op. cit., p. 50.

21 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 33-34.

22 Ibid., p. 59.

23 Ce « nous » renvoie aux membres de la société intégrée et non aux personnes en grande pauvreté. L’usage du pronom dans la suite du texte visera le même groupe dans sa généralité, et, au sein de ce groupe, visera de manière plus restreinte et plus particulière, mais non exclusive, le positionnement des représentant·e·s des institutions d’aide sociale et de justice.

24 Joseph Wresinski, Refuser la misère, op. cit., p. 31.

 

25 Autrement dit : notre représentation normative de l’humain et du monde qu’il habite est-elle assez compréhensive ou souple pour s’appliquer aux personnes en grande pauvreté sans subir de transformation, ou sa rigidité conduit-elle à les exclure du périmètre de l’humanité quand bien même leurs actions et leurs aspirations pourraient pourtant formellement se rattacher aux valeurs portées par cette représentation ? Il s’agit de souligner l’inadéquation entre les conditions d’attribution de l’humanité et leur vérification pragmatique, afin de mettre en accusation les rationalisations autorisant de déroger à cette attribution malgré le fait que les conditions explicites soient réunies et ainsi révéler l’existence de variables cachées, ou pour produire une critique des conditions mêmes d’attribution dans leur incomplétude.

26 Voir Charles W. Mills, The Racial Contract, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 18.

27 Gaston Bachelard définit la phénoménotechnique dans Le Nouvel Esprit scientifique (1934) comme le fait de doter une théorie d’un ensemble de phénomènes dont elle a la charge à partir de leur production par le biais d’instruments de mesure et de détection, qui incarnent en quelque sorte ces théories ; tout ceci à des fins d’objectivation et de démonstration du réel. Car pour dépasser l’observation immédiate, « il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque de la théorie ». Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Presses Universitaires de France, 1968 [1934], p. 12. L’usage que nous faisons ici du terme est plus voisin qu’équivalent, en ceci qu’il concerne non les sciences mathématiques ou les sciences de la matière et les instruments à leur disposition, mais les sciences sociales dans leur traduction institutionnelle, culturelle, et idéologique : la phénoménotechnique sociale recouvre alors l’ensemble des dispositifs de prise en charge et de mesure à partir desquels on obtient la conformation d’un phénomène à la théorie sociale, politique ou anthropologique dont il doit pouvoir, pour être même partiellement pris en compte, constituer un exemple régional. On passe alors d’un instrument d’objectivation à un dispositif de reproduction. Reste que, dans les deux cas, ce qui est visé est la mise en évidence de la dépendance de la phénoménalité du monde commun à un ensemble de médiations matérialisées ou incorporées permettant d’ouvrir, autant que de valider, l’architecture (éléments et articulations de ces éléments) du champ de ce monde commun.

28 Voir Georges Canguilhem, « La pensée et le vivant », in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1963], p. 12 : « La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des obstacles, dans la construction de théories d’assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu ». Voir également Joseph Wresinski, « La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat », in Refuser la misère, op. cit., p. 58 : « Il n’est sûrement pas besoin de rappeler que penser et connaître sont des actes et que tout homme pose des actes. Peu importe les moyens que la vie lui a fournis, tout homme pense, connaît et s’efforce de comprendre, tout homme pose des actes pour un but qui est son but, et sa pensée s’organise en fonction de ce but-là. […] Quelle que soit la faiblesse des moyens de pensée logique, des moyens d’analyse qu’il a reçus, tout être humain, tout groupe se fait chercheur, à la recherche de son indépendance, à la recherche d’une compréhension de lui-même et de sa situation, lui permettant d’écarter les insécurités et les craintes, de maîtriser son destin, plutôt que de le subir et d’en avoir peur. »

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Référence électronique

Semyon Tanguy-André, « Fracturer un miroir sans tain, représenter la grande pauvreté de l’intérieur », Motifs [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://motifs.pergola-publications.fr/index.php?id=1086 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/motifs.1086

Auteur

Semyon Tanguy-André

Recruté dans le Master Erasmus Mundus « Europhilosophie », Semyon TANGUY-ANDRÉ est l’auteur d’un mémoire qui se focalise sur l’ontologie de la vie chez Merleau-Ponty et Canguilhem. Il développe une curiosité pour la diversité des mondes vécus et l’incarnation comme constitution progressive de la relation au monde. Durant sa dernière année de Master, il s’engage à temps plein à ATD Quart Monde, ONG de lutte contre la grande pauvreté et effectue deux ans et demi de terrain dans le Bas Rhin (68), puis deux ans encore en Seine-St-Denis (93). Sa thèse de doctorat porte sur la grande pauvreté comme obstacle épistémique au concept d’aliénation dans la théorie critique contemporaine. Si la grande pauvreté comme condition d’existence reste l’épreuve du feu de ses recherches, celles-ci ont évolué et il s’oriente désormais vers l’élaboration d’une ontologie indirecte de la vie manquant à la théorie critique pour reconstruire la notion de « vie bonne ».

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