Représenter la vie ? C’est une question qui semble insensée puisque, en effet, qui est capable de définir la vie ou de la voir pour en constituer une représentation ? Mais aussi, qui n’a jamais pensé la vie ? Qui n’a pas essayé de parler (de) la vie ? Qui n’a jamais essayé de prendre conscience de la vie ? Et qu’est-ce que la représentation de la vie, sinon le fait d’en parler et de la penser ? Cela dit, cette question prend sens surtout dans l’histoire de la philosophie qui ne consiste qu’en ébauches de représentations de la vie.
Michel Henry (1922-2002) est philosophe français et phénoménologue de la vie. Dans sa phénoménologie de la vie, la représentation est une notion centrale au même titre que la vie dans la mesure où elles s’opposent : la vie est le non-représenté, le représenté est l’oubli de la vie. En effet, il reproche aux philosophies occidentales le fait de ne pas saisir l’essence originaire de la vie et de demeurer prisonnières de la représentation. La représentation, en son sens passif, n’est qu’une reproduction, image ou copie de la réalité. Mais en son sens actif, la re-présentation1 est le fait de rendre présent quelque chose. Re-présenter consiste à opposer, poser devant, dans un milieu d’extériorité, c’est projeter quelque chose, faire voir, montrer dans la lumière du monde. De même, étant représentation de quelque chose, la représentation est toujours intentionnelle, ce qui implique son extériorité radicale. Henry synthétise toutes les définitions philosophiques de la représentation : « Qu’est-ce que la représentation ? La représentation, répond-il, c’est le développement de l’extériorité2. » Or, la vie, suivant Henry n’est que l’intériorité. Elle est radicalement immanente et ne connaît point d’extériorité. Par conséquent, comment la vie intérieure peut-elle être représentée dans un milieu d’extériorité ? Mais aussi, comment l’essence originaire, la vie, peut-elle être reconnue sinon par représentation ? Comment puis-je me reconnaître en tant que vie sans me penser, sans avoir une image de moi ? Comment puis-je connaître le monde sans me le représenter grâce à mon expérience sensible et à l’image mentale que j’en ai ?
La critique henryenne de la représentation
La philosophie de la connaissance est la philosophie de la représentation. Henry critique toutes les philosophies qui réduisent la connaissance de soi ou la connaissance du monde à une représentation, à une distanciation voire à une extériorité. Il emploie l’expression de « monisme ontologique » dans la première partie de sa thèse L’essence de la manifestation (1963) pour désigner les philosophies classiques posant la représentation comme condition primordiale de toute connaissance de soi et du monde et comme essence de la manifestation. La représentation, dans la philosophie classique, est la condition de la phénoménalité ; la représentation est ainsi réalité et l’irreprésentable ne l’est que par défaut, c’est-à-dire qu’il est un néant, un inexistant. Autrement dit, le réel est ce qui peut être représenté, l’irreprésentable est ce qui est irréel (je peux représenter un objet qui est devant moi, je peux représenter une idée que je connais, dont j’ai une image mentale, mais je ne peux jamais représenter ce qui n’existe pas). C’est le cas chez Kant3, Hegel et l’idéalisme allemand, par exemple, qui considèrent que la représentation est la condition de toute connaissance. C’est aussi le cas chez Husserl qui a essayé de dépasser la représentation classique et de fonder la théorie de l’intentionnalité qui redevient, à la fin, la théorie de la représentation. Michel Henry a des parties critiques radicales de la représentation. Cependant, il reconnait le génie de deux philosophes qui ont essayé d’échapper à cette réduction de la réalité à une représentation. Le premier est Descartes, qui doute des représentations intellectuelles et sensuelles alors que les affections et les passions irreprésentables demeurent pour lui indubitables. Le second est Schopenhauer qui refuse de réduire la volonté à une simple représentation. En revanche, tous les deux retombent en fin de compte dans la philosophie de la représentation. Ainsi, le monisme ontologique radicalement critiqué par Henry n’est-il que la philosophie de la représentation et de la conscience puisque la représentation est effectivement un phénomène de la conscience ; c’est la conscience ou la pensée qui pose devant, qui re-présente. La thèse de Henry souligne que toutes les philosophies de la conscience n’ont pas pu saisir l’être réel et originaire pour la seule raison qu’elles n’ont pas échappé à la représentation.
D’ailleurs, Henry, dans ses critiques radicales des philosophies de la représentation, conclut qu’il existe deux possibilités dans la modernité : « la représentation ou l’inconscient4 ». Mais l’une de ses critiques radicales de Freud repose sur l’idée que même l’inconscient est compris comme étant une représentation inconsciente et que l’accès à cet inconscient ne se réalise que par le biais de la conscience représentative.
Par ailleurs, la philosophie a toujours considéré l’homme comme un sujet connaissant du fait qu’il est conscient. Connaître, c’est penser, faire l’expérience sensible voire représenter. La représentation est une connaissance, et en dehors d’elle, aucune connaissance ou expérience réelle n’est possible. Toutefois, la représentation, comme l’indique son préfixe, est non-originaire, donc en tant que phénoménologue et philosophe des fondements, Henry cherche un fondement originaire de toute représentation. La représentation n’est ainsi qu’une extériorisation d’une réalité originaire intérieure. C’est pourquoi Henry fonde sa critique de la représentation sur le fait qu’il y a ce qui demeure irreprésentable, ce qui échappe à la pensée et à la conscience représentative et ce qui demeure originaire et fondamental : la vie.
La vie, suivant Henry, est l’épreuve immédiate de soi, le « se sentir » soi-même ; elle est intérieure et radicalement immanente, elle n’a pas de dehors. Autrement dit, la vie exclut toute extériorité et toute distanciation. La vie est ce qui est éprouvé et non ce qui est pensé. La vie est invisible et échappe à toute représentation visible. La vie s’oppose au monde, à l’horizon ek-statique. Ce dernier désigne un mouvement intentionnel vers l’extériorité : l’horizon ek-statique est la manifestation de la transcendance de la vie, c’est-à-dire son élan vers l’extériorité, vers le monde. En conséquence, Henry pense qu’il y a deux modes de phénoménalité ou de manifestation : le premier est l’autorévélation de la vie qui est la réalité, le second est la représentation du monde qui est irréelle. Entre toute expérience vivante, immédiate et sa représentation intentionnelle et médiate, il y a une réalité qui se perd. La vie est perdue, oubliée et déréalisée par représentation : voilà ce qui fonde l’approche henryenne critique de la représentation.
La déréalisation de la vie par représentation
Reprenons la question à laquelle Michel Henry tente de répondre :
En quoi consiste cette représentation de la vie ? Elle est une objectivation, l'auto-objectivation de la vie, non pas au sens d'une objectivation réelle comme si c'était la vie elle-même qui entrait dans l’objectivité qui s’apportait ainsi devant soi, se donnant à soi dans cette objectivité et par elle. Irréelle bien plutôt, l'auto-objectivation de la vie l’est en ce sens que ce qui est posé est porté devant n'est jamais la vie elle-même, laquelle s’affecte seulement en soi, mais sa représentation vide, une signification5.
La vie est subjective, elle s’éprouve elle-même. Par contre, en s’objectivant, en se posant comme objet de la conscience ou de la pensée, elle perd sa subjectivité. Ce n’est pas la vie elle-même qui est extériorisée, puisque la vie ne connaît pas d’extériorité, mais c’est sa représentation qui n’est pas elle, qui n’est pas originaire et c’est dans cette mesure qu’on peut parler d’une déréalisation principielle de la vie. Si la vie est représentée, elle n’est plus vie parce que la vie, par essence, ne connaît pas la représentation, et la représentation de la vie « signifie la destruction de son essence intérieure6 ».
À ce propos, Henry précise que la représentation n’est qu’un « processus ontologique de l’aliénation7 », ce qui fait que ce qu’elle représente n’est jamais le soi réel mais un autre soi. Le processus ontologique de l’aliénation, c’est lorsque nous perdons contact avec notre expérience immédiate et vivante, et lorsque nous réduisons cette expérience à des schémas et à des représentations qui nous écartent de la vie que nous sommes. Toute représentation implique donc une altérité ; cela renvoie à ce qu’Henry nomme « redoublement » ou « dédoublement par représentation ». De ce fait, ce qui est représenté n’est pas la réalité mais une copie, un double, une image voire une simple représentation. En somme, la représentation est intentionnelle, extérieure et implique une altérité. Ainsi, nous pouvons souligner que la représentation s’oppose à la vie intérieure réelle ; elle ne connaît point la réalité.
Comment s’effectue cette tentative de représentation de la vie ? La vie est représentée lorsqu’elle est parlée, conceptualisée. Autrement dit, c’est lorsque l’épreuve immédiate de soi et l’affectivité sont représentées par des concepts et des significations objectifs et vides. C’est pour cette raison que Michel Henry distingue le langage du monde, qui est objectif et extérieur, qui n’est que représentation, et la parole de la vie, qui parle elle-même et qui échappe à toute représentation. Prenons un exemple proposé par Henry :
La souffrance qui intervient aussi dans la proposition « je souffre » n’est que la « signification-souffrance », une représentation irréelle, un contenu mental visé par la conscience. Cette signification formée par l'esprit n'est qu'une représentation de la souffrance, non celle-ci8.
À la suite de cet exemple, nous soulignons que la vie est représentée quand elle est pensée et opposée à la conscience. En effet, la vie ne doit pas être pensée mais vécue. La conscience la pose devant et la représente alors que la vie échappe à toute tentative de représentation. La vie est auto-affective, c’est elle qui affecte et qui est affectée intérieurement et immédiatement. Toute affection n’est réelle que dans la mesure où elle est vécue intérieurement, non pensée ou conceptualisée. De même, lorsque l’affectivité et les sentiments réels sont réduits à de simples représentations, la vie perd son essence affective et par suite elle se déréalise. Un sentiment irréel est « un sentiment donné dans la représentation au lieu de l'être dans son affectivité9 ».
En outre, la vie est représentée quand elle n’est plus praxis mais réduite à une théorie représentative irréelle. Revenons à l’affirmation de Henry :
Pourquoi maintenant la théorie est-elle irréelle ? En tant qu'elle est constituée par des représentations. C'est la représentation comme telle qui définit le lieu de l'irréalité et c'est comme représentation que la théorie est elle-même irréelle10.
Dès lors, la vie est praxis, le sujet ne peut pas être réduit au « je pense » représentatif, mais il est un « je peux », le lieu d’un pouvoir réel.
Comment dire que la vie irreprésentable est représentée ? La représentation n’est pas la vie immanente, auto-affective et pathétique mais une image de cette vie, une copie : la vie demeure irreprésentable. En réalité, l’idée que j’ai de la souffrance n’est pas la souffrance elle-même ; l’idée que j’ai de l’amour n’a rien à voir avec l’expérience vivante de l’amour.
De surcroît, la vie est une révélation voire une autorévélation, au sens où c’est elle qui révèle et qui est révélée. Pour cette raison, le concept qu’on peut opposer à la représentation n’est que la révélation. Dans la mesure où la révélation est immédiate et intérieure, elle ne connaît ni le voir de la pensée ni celui de la conscience. Comme le dit Henry : « la révélation en son essence originelle, comme sentiment, ne peut être pensée ni comprise, ce qui parle en elle n'a pas de signification et ne peut non plus en recevoir11 ». Puisque la vie est une révélation, elle demeure irreprésentable.
Toute représentation est irréelle mais n’a pour fondement que la réalité. La représentation est irréelle, elle n’est pas originaire mais elle a pour fondement et pour essence l’affectivité. La représentation en elle-même est irréelle, mais ce qu’elle représente est une réalité qui se déréalise par représentation.
Pour conclure, la vie ne peut pas être reconnue par représentation : elle ne peut pas être reconnue, elle ne peut pas être représentée, elle peut seulement être vécue. Michel Henry critique conséquemment toute philosophie classique de la représentation qui montre que la connaissance de soi se réalise par médiation et par distanciation. Il introduit une nouvelle philosophie de l’ego qui est une vie irreprésentable.
À l’ère du virtuel et de l’image médiatique, nous oublions de vivre et, par l’occurrence, nous représentons la vie. Repenser la-représentation à l’ère des rencontres numériques, du télétravail, de l’enseignement virtuel, de la communication à distance s’impose à nous en urgence. En effet, le numérique fait partie du monde non de la vie, du fait qu’il s’adresse à notre corps mondain, organique et sensible (à nos sens : à notre vue, notre audition …) ainsi qu’à notre pensée et non pas à notre chair vivante. Dans un espace virtuel, c’est la conscience intentionnelle qui est mise en avant et l’affection de la chair impressionnelle qui est réduite. L’image médiatique réduit la vie à une représentation. Il s’agit ainsi d’une représentation du fait que la personne n’est pas en contact immédiat avec la réalité, mais n’a accès qu’à sa représentation. En réalité, les phénomènes, dans un monde virtuel, n’apparaissent pas tels quels dans leur réalité mais ils sont réduits à des images, à des représentations. Et, comme le nom l’indique, il s’agit de médias, ce qui implique une distanciation irréductible. L’existence numérique nie toute présence charnelle dans la mesure où l’espace numérique exclut l’activité et conduit à une passivité ; la vie n’exerce aucune activité. De même, l’expérience numérique, du fait qu’elle est une numérisation des qualités sensibles, exclut toute sensation et toute sensibilité. Le numérique exclut toute chair, toute vie et par suite, toute culture.
Il est donc le temps de repenser la vie, notre vie, et son devenir à l’ère de la représentation, surtout de la représentation médiatique. Néanmoins, avec les représentations des écrans et des images numériques, que reste-t-il de cette vie ? Il ne restera que les représentations mortes et les vies oubliées.