Telle fâcheuse ritournelle, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l’instant d’écouter, a reçu le trésor de milliers d’âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l’inspiration vivante, la consolation toujours prête […] Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci1.
Marcel Proust, « Éloge de la mauvaise musique »
Renvoyant presque automatiquement à l’idée de « mauvais goût2 », le kitsch interroge fortement les canons esthétiques et, donc, les normes. Mais les choses se compliquent très vite car la notion de « mauvais goût » est forcément subjective et relative. Qu’est-ce que le « bon goût » ? Qu’est-ce que le « mauvais goût » ? Si l’on suppose que le « bon goût » se mesure en fonction de la conformité à un canon esthétique, on part du principe que le « bon goût » constitue la norme et, donc, que le « mauvais goût » – le kitsch – serait tout ce qui s’oppose – consciemment ou non – à cette norme. Mais qui énonce la norme ? S’agit-il des académies ? Nous verrons pourtant que l’art académique – le plus normatif qui soit – va souvent être perçu, dès le xixe siècle3, comme producteur de kitsch. Alors, qui est (le plus) légitime pour émettre un jugement esthétique ? S’agit-il de ceux qui produisent les œuvres, c’est-à-dire les artistes ? S’agit-il des récepteurs, le public dans sa globalité ? S’agit-il des commanditaires et des consommateurs de productions esthétiques ? Quel est le rôle des critiques d’art, des philosophes et des intellectuels en général, dans la légitimation des œuvres, dans leur classement sur l’échelle d’une valeur esthétique qui s’élèverait du kitsch au non-kitsch, de l’ignoble au noble et au sublime, du grotesque à l’idéal platonicien ? Dans La distinction, Pierre Bourdieu affirme :
Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature – et il l’est quasiment, étant habitus –, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature. L’intolérance esthétique a des violences terribles4.
Qu’est-ce que le kitsch ? Qu’est-ce qui est kitsch ? Dès que je qualifie quelque chose – un objet, une attitude, une œuvre – de « kitsch », je me positionne par rapport à une norme et j’énonce un jugement esthétique, voire un jugement de valeur. L’une des hypothèses les plus courantes pour expliquer l’émergence du kitsch serait la fusion entre la dimension utilitaire et la dimension esthétique. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, seuls les aristocrates avaient accès à l’esthétique, par les œuvres d’art, tandis que le reste de la population devait se contenter d’objets purement utilitaires. Au xixe siècle, la bourgeoisie capitaliste aurait voulu ajouter une dimension esthétique aux objets utilitaires, faisant ainsi descendre l’art du sublime au décoratif, du beau au joli et au banal, suscitant la production d’un « mauvais » art, utilitaire et factice, faussement beau. Presque tous les ouvrages savants sur la notion commencent par la définition étymologique du terme – aujourd’hui largement connue et admise, bien qu’hypothétique : « kitsch », à l’origine, aurait fait référence à l’art de fabriquer des meubles neufs à partir de vieux meubles. Selon l’étymologie la plus répandue, « kitsch » viendrait de « verkitschen », un mot du dialecte bavarois signifiant « faire prendre des vessies pour des lanternes », donner quelque chose de différent de ce qui a été demandé et de moindre qualité. En bref, falsifier. Le sociologue anglo-allemand Norbert Elias en donne une étymologie légèrement différente mais non contradictoire :
C’est probablement au début du xxe siècle qu’émergea ce concept du kitsch – tiré du mot américain pour « esquisses », sketch – dans un milieu de spécialistes, dans des cercles d’artistes et de commerçants d’art munichois pour désigner d’abord certains types de dessins prisés par un public de voyageurs américains5.
Cette théorie implique donc de penser exclusivement la beauté6 à partir de la subjectivité et pose la question du mérite de l’œuvre d’art « authentique », par opposition au kitsch – art « factice » et dégradé, faussement beau – qui ne jouirait pas de tels mérites :
[C]omme le suggèrent plusieurs auteurs, le statut de candidat à l’appréciation que l’on s’accorde à reconnaître à une œuvre d’art ne semble pas pouvoir être dissocié de sa dimension évolutive ou normative. Comme candidate à l’appréciation, l’œuvre est animée d’une « prétention » qui rend non contingente, d’un point de vue strictement interne, la question de sa valeur, ou encore de son mérite7.
Déchets subculturels ou renouveau artistique ? Goût bourgeois ou goût populaire ? Art académique ou avant-garde iconoclaste ? Rebut de la société de consommation ou innovation esthétique ? Falsification bon marché et trompeuse ou exubérance inventive ? Imposture ou génie ? Excès écœurant ou richesse expressive ? Conservatisme ou transgression ? Superficiel ou profond ? Négatif ou positif ? Voici quelques questions fondamentales auxquelles nous tenterons d’apporter certains éléments de réponse afin de réfléchir à la notion de kitsch – ou à ses multiples (quasi) synonymes8 : cursi9, cutre, hortera ou siútico10 en espagnol, schmaltz11 dans la culture yiddish ou même poshlost (en russe : по́шлость), presque tous à connotation péjorative, sauf camp12 –, bien qu’il soit presque impossible de définir précisément cette notion, comme l’affirmait l’Autrichien Hermann Broch en 1950, au début d’une conférence intitulée « Notes sur le problème du kitsch » :
Ne vous attendez pas à des définitions rigoureuses et claires. Philosopher est toujours un jeu de prestige avec les nuages, et la philosophie esthétique n’échappe pas à cette règle13.
C’est l’immense paradoxe et la complexité du kitsch : il s’agit d’un thème transversal qui englobe un grand nombre de paramètres objectifs et subjectifs et implique des jugements de valeur. Presque tous les théoriciens qui ont tenté de définir cette notion, en revendiquant leur intégrité intellectuelle, en faisant appel à la plus stricte objectivité méthodologique, en utilisant même les méthodes les plus abstraites, rigoureuses et scientifiques, sont tombés dans son piège car le kitsch a une dimension subjective, intime et même irrationnelle. La prétendue analyse se transforme souvent en jugement moral ou en condamnation idéologique. Pour dire si quelque chose est kitsch il faut inévitablement se positionner par rapport à une norme que l’on énonce ou que l’on dénonce. Qu’il s’agisse de théoriciens, d’artistes ou du public, dès lors qu’on aborde le kitsch, on en révèle beaucoup sur ses origines socioculturelles, ses propres valeurs et préjugés, bref, sa perception du monde. Jusqu’au milieu des années 1980, tous les spécialistes du kitsch et de la sous-culture étaient marxistes – ou du moins engagés et explicitement identifiés à un discours politique de gauche – et considéraient, dans l’ensemble, qu’il s’agissait d’un art bourgeois, de mauvais goût, criard, « tape-à-l’œil » dit Hermann Broch14, et surtout superficiel (Dorfles, Greenberg, Eco...). En France, autour des années 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, on parlait aussi de « bling-bling ». Bref, un art « de pacotille », même si les objets décoratifs et les œuvres d’art produits pour la haute bourgeoisie du xixe siècle pouvaient être, dans certains cas, de grande qualité et très coûteux. Désigner quelque chose – par exemple, la peinture académique de David, Gérôme, de l’Allemand Winterhalter, de l’Autrichien Amerling ou des Espagnols Madrazo et Fortuny – comme kitsch signifie avant tout discréditer la bourgeoisie, les « ennemis de classe », en démontrant que le capital économique ne permet pas d’acquérir une légitimité culturelle, mais seulement des apparences, comme l’affirme Pierre Bourdieu dans plusieurs essais sociologiques tels que La distinction15. Paradoxalement, cette critique du consumérisme qui visait à dénoncer l’hégémonisme bourgeois et l’aliénation des classes populaires a conduit de nombreux théoriciens, comme Adorno, Benjamin et Umberto Eco, à une vision très méprisante à l’égard des médias et de la culture populaire, également considérée comme kitsch, superficielle et inférieure. Selon Norbert Elias, « le concept de “kitsch” n’est rien d’autre qu’une expression de cette tension entre le goût raffiné et développé des spécialistes et le goût peu développé, incertain, de la société de masse16. » On voit donc que l’analyse des discours sur le kitsch est aussi complexe et passionnante que le kitsch lui-même.
Dans le champ artistique, le kitsch est généralement lié à la présence de clichés, les sujets traités et la façon de les représenter étant stéréotypés. Le kitsch, en ce sens, semble suivre la norme – ou, du moins, le goût dominant – et contribue probablement à la produire. Cette tendance à la facilité implique souvent l’absence de style personnel et une banalité formelle, incitant les critiques à rabaisser ces œuvres, les faisant passer du statut artistique à la catégorie de simple production culturelle soumise à la loi du marché. Mais ce n’est pas toujours vrai : dans l’art académique, par exemple, notamment chez les « peintres pompiers », il y a certes une marchandisation de l’art associée à la banalité thématique et stylistique mais elle est souvent contrebalancée par une grande virtuosité technique qui inscrit en faux toute accusation de paresse, du moins chez l’artiste. En revanche, le public amateur de kitsch – que Broch appelle le « Kitschmensch », l’individu-kitsch, celui ou celle qui jouit du mauvais goût, le ou la « cursi » en espagnol – est plutôt paresseux et donc friand d’œuvres facilement lisibles et rassurantes, que leur qualité technique soit élevée ou basse. Pour Clement Greenberg, le kitsch est le contraire de l’avant-garde : « If the avant-garde imitates the processes of art, kitsch […] imitates its effects17. » Ce sera généralement le critère économique qui déterminera l’intérêt de ce public pour des œuvres plus ou moins coûteuses et plus ou moins bien réalisées, surtout s’il est question de les acquérir. Tandis que les classes dominantes sont prêtes à investir des sommes considérables pour posséder les œuvres des grands maîtres de la peinture ou de la sculpture académiques, les milieux modestes se contenteront de chromos, de copies en plâtre ou en plastique ou autres reproductions produites en série et bon marché. Naïveté, manichéisme, sentimentalisme et matérialisme seraient les principaux marqueurs du kitsch.
Kitsch et art
La question se pose de savoir si le kitsch appartient au domaine de l’art, ou même de la beauté. Il ne fait aucun doute que, d’un point de vue esthétique, il présente un certain attrait et séduit facilement, surtout pour un public peu exigeant, car il est facilement accessible. Mais, avec sa tendance à l’excès et à l’exagération, il ne correspond pas aux exigences platoniciennes de la « kalokagathia18 » (« καλοκἀγαθία ») ou du « beau alias le vrai alias le bien » : l’idéal, l’œuvre d’art, doit faire preuve de simplicité et d’unité. Ce sont les éléments fondamentaux de la beauté, grâce auxquels elle s’élève jusqu’au sublime, la beauté exprimant ainsi l’universalité. L’historien de la philosophie Pascal David rappelle que :
Le beau n’est pas toutefois pour Platon ou, plus largement, entendu au sens grec, ce qui (me) plaît mais ce qui est véritablement en son pur resplendissement, c’est le vrai dans toute sa splendeur et ce que Platon appelle son « éroticité », son irrésistible pouvoir d’attirance. Le beau est plénitude ontologique, le laid, déficience ontologique. Être beau, c’est être, et être, c’est être beau. […] Le beau est donc en quelque sorte l’étant au comble de son apparition et dans la nudité éblouissante de son éclat, non pas en tant qu’il « se trouve là », mais dans le déploiement même de sa présence au sens où l’on dit d’une actrice qu’elle a une « présence ». Le beau est tout simplement l’éclat de la présence, son aura19.
À la fin du xviiie siècle, Johann Joachim Winckelmann20, le grand théoricien du néoclassicisme,
[...] centre l’expérience esthétique dans le domaine du jugement de goût, la faculté d’approbation se place entre la connaissance et le désir, ce serait l’approbation ou la désapprobation que l’on confère à tout ce qui est donné, à la connaissance et à la morale21.
Marie-Christine Agosto rappelle que :
Parce que l’art courtise la beauté, la nature de cette dernière, son origine et sa définition ont depuis l’Antiquité, comme déjà dans les dialogues de Platon, nourri une lancinante interrogation des artistes, des poètes et des penseurs. Jusqu’à l’âge classique la beauté fut normée et soumise à des règles et à des critères didactiques d’édification moralisatrice. Au xixe siècle et malgré les effets de la révolution artistique romantique, le Beau pouvait encore s’inscrire dans l’esprit de la philosophie hégélienne qui faisait de la beauté le reflet de la vérité. [...] Puis la référence au concept de beauté est tombée en désuétude [...] De fragmentation postmoderniste en dissémination déconstructionniste, plus personne de nos jours n’ose nommer la beauté22.
Tomáš Kulka23, analysant les particularités des propriétés esthétiques du kitsch, arrive à la conclusion qu’il serait fondamentalement erroné de le considérer comme un « mauvais » art. Parallèlement, il identifie toutefois un certain nombre de raisons pour lesquelles le kitsch ne peut prétendre au statut d’art respectable. Ces raisons découlent de la spécificité même du kitsch, que Kulka résume en trois caractéristiques principales :
(1) Tout d’abord, le kitsch représente des objets ou des sujets qui sont souvent considérés comme beaux (agréables, plaisants) et fortement chargés d’émotions standard, provoquant ainsi une réponse émotionnelle immédiate. Cela explique leur attrait pour le grand public. Les œuvres du kitsch ne contiennent aucun élément perturbateur ; tous les aspects désagréables de la réalité sont éliminés. Le kitsch ne cherche pas à interroger nos sentiments et nos croyances, ni à les remettre en question. Et parce que son succès dépend de l’universalité des émotions qu’il évoque, il travaille avec des images universelles et facilement reconnaissables. Il en découle une deuxième caractéristique.
(2) L’objet représenté par le kitsch est facilement et rapidement identifiable. Puisqu’il doit être facilement reconnaissable, le kitsch utilise des moyens d’expression qui sont déjà banals et donc compréhensibles par tous. Cette exigence de déchiffrage instantané et facile empêche les innovations stylistiques. D’un point de vue artistique, le kitsch peut donc être ennuyeux et inintéressant.
(3) Le kitsch n’enrichit pas de manière significative nos associations avec l’objet représenté. Alors que l’art transforme et améliore notre expérience, révèle de nouveaux aspects de la réalité et peut apporter une valeur ajoutée à l’environnement réel, le kitsch n’enrichit ni ne transforme le réel ou notre expérience de celui-ci. Ainsi, par exemple, un souvenir typique, une réplique miniature d’un monument architectural, nous rappelle une expérience, mais n’ajoute rien à cette expérience. Le kitsch ne communique rien de nouveau sur l’objet ; son succès dépend des associations que le consommateur a déjà faites. L’attrait du kitsch est donc complètement parasité par son référent.
Ainsi, la première caractéristique du kitsch – dans son sens courant – explique son attrait, et les deux autres nous aident à comprendre pourquoi le kitsch ne peut être considéré comme un art à part entière. L’attrait du kitsch ne découle pas principalement des mérites esthétiques de l’œuvre elle-même, mais de l’attrait de l’objet représenté. Le spectateur a l’impression de regarder à travers un symbole ce qu’il représente. En même temps, il peut penser qu’il aime l’image du kitsch elle-même, alors qu’en fait il aime ce à quoi l’objet représenté fait référence, provoquant des associations auxquelles le spectateur est disposé de façon positive. Il tombe ainsi dans le piège subtil du kitsch, qui, étant de nature parasitaire, ne crée pas de beauté ni de sens par lui-même. Le kitsch attirerait donc l’attention du public, le plaçant dans un état presque hypnotique afin de le rendre captif et de le pousser à consommer. C’est ce que le philosophe et théoricien de la littérature Yves Citton appelle l’« économie de l’attention » :
[D]éjà à la Renaissance, la profusion de livres suscite des dispositifs nouveaux – sommaire, titres de marge – pour parer à une menace de dispersion. Mais, comme l’a montré Jonathan Crary, dans Suspensions of Perception [MIT Press, 2001, non traduit], la véritable rupture survient avec l’essor du capitalisme industriel, dans les années 1880. D’abord, on travaille à contrôler l’attention du producteur confronté sur la chaîne de montage à des tâches monotones et répétitives. Ensuite apparaissent de nouveaux médias, tels la presse à grand tirage, le cinéma, puis la radio, la télévision, capables de capter l’attention des masses à distance. Et à travers eux, on cherche à contrôler l’attention des consommateurs afin d’écouler la surproduction de marchandises. C’est donc une circularité du contrôle de l’attention qui, dès le début, se met en place et qui ne fait que s’accroître avec les innovations successives. Le capitalisme est donc l’histoire d’une crise permanente de l’attention26.
Pour le philosophe Jean Robelin, le kitsch en art est un conformisme social :
Si les sociétés occidentales vivent sous le pathos d’une authenticité définie par l’originalité et la singularité d’une subjectivité, elles n’en sont pas moins des sociétés où cette subjectivité est codifiée, où sa liberté est encapsulée dans une méta-contrainte. Dans le champ de l’art, le kitsch apparaît comme un lieu essentiel de cette combinaison. Il définit un conformisme social, à travers même la façon dont il se donne comme la vérité et l’authenticité de l’art27.
En ce sens, Robelin rejoint la conception du critique d’art américain Clement Greenberg28 :
Kitsch is a product of the industrial revolution which urbanized the masses of Western Europe and America and established what is called universal literacy. […] The peasants who settled in the cities as proletariat and petty bourgeois learned to read and write for the sake of efficiency, but they did not win the leisure and comfort necessary for the enjoyment of the city’s traditional culture. Losing, nevertheless, their taste for the folk culture whose background was the countryside, and discovering a new capacity for boredom at the same time, the new urban masses set up a pressure on society to provide them with a kind of culture fit for their own consumption. To fill the demand of the new market, a new commodity was devised: ersatz culture, kitsch, destined for those who, insensible to the values of genuine culture, are hungry nevertheless for the diversion that only culture of some sort can provide.
Kitsch, using for raw material the debased and academicized simulacra of genuine culture, welcomes and cultivates this insensibility. It is the source of its profits. Kitsch is mechanical and operates by formulas. Kitsch is vicarious experience and faked sensations. Kitsch changes according to style, but remains always the same. Kitsch is the epitome of all that is spurious in the life of our times. Kitsch pretends to demand nothing of its customers except their money – not even their time29.
Hermann Broch et Milan Kundera30 s’accordent à dire que le kitsch est avant tout une attitude, celle de l’« individu kitsch » (« kitschmensch » en allemand ou « cursi » en espagnol) :
Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch31.
Alors que Broch le définit comme un « miroir embellisseur mensonger32 », Kundera le qualifie de « négation absolue de la merde33 », de « mensonge embellisseur », de paravent pour dissimuler la réalité et tenter de se protéger de la mort. En ce sens, l’« individu-kitsch » correspond à l’« être inauthentique » défini par la philosophie de Heidegger34 : l’être humain est un « être-pour-la-mort » car, parmi tous les existants, il est le seul à avoir conscience de sa finitude. Or, c’est justement la peur de la mort qui amène l’individu à se soumettre à l’opinion (le « on ») et à la mode, perdant ainsi son authenticité.
Capital culturel et « distinction »
Bourdieu est considéré comme un sociologue de la culture, à cet égard il analyse la culture du point de vue des champs démontrant que les classes se différencient par leur relation à la production, par la propriété de certains biens, mais aussi par l’aspect symbolique de la consommation. Dans ce cas, la classe hégémonique se perpétue dans le domaine économique, mais se légitime par la culture.
Dans La distinction, Bourdieu affirme que les personnes disposant d’un plus grand capital culturel (comme l’éducation) sont celles qui déterminent le « bon goût » (théoriquement non kitsch) dans une société. Bourdieu affirme que la classe ouvrière attend des objets qu’ils aient une fonction, qu’ils servent à quelque chose, tandis que ceux qui n’ont pas de problèmes économiques peuvent avoir une appréciation pure de l’objet, sans lien avec la notion de fonctionnalité. Accepter le goût dominant est, selon Bourdieu, une forme de « violence symbolique ». De tous temps, les monarques ont arboré des joyaux, symboles de leur richesse et de leur puissance, imités en cela par l’aristocratie puis la bourgeoisie. Si des individus issus de milieux populaires adoptent le même usage, la perception change : le somptuaire devient clinquant car il y a transgression. La plupart des rappeurs revendiquent le style bling-bling : certains portent notamment des « grillz », c’est-à-dire des prothèses dentaires décoratives, ornées de diamants.
L’esthétique la plus légitimée dans notre culture est celle de la bourgeoisie, bien qu’il existe aussi une esthétique de la classe moyenne et une esthétique populaire. Cependant, ce qui est considéré comme une œuvre d’art n’est rien d’autre qu’un objet qui n’existe que dans la croyance collective de ceux qui le reconnaissent comme œuvre. La valeur attribuée à l’œuvre d’art augmente en fonction de sa légitimation dans l’esthétique dominante et dans la collectivité des artistes qui acceptent ces règles de hiérarchisation.
Pour partager la disposition esthétique des œuvres culturelles, il faut avoir une formation de classe sensible à laquelle on accède par une position dans ce champ. Participer à la jouissance d’œuvres d’art manifeste une position privilégiée dans l’espace social : « […] la disposition esthétique est une dimension d’un rapport distant et assuré au monde et aux autres qui suppose l’assurance et la distance objectives37 […] » Les pratiques culturelles bourgeoises tentent de faire croire que leurs privilèges sont justifiés par quelque chose de plus esthétique et de plus noble que le capital, à savoir la culture :
[S’]approprier une œuvre d’art, c’est s’affirmer comme le détenteur exclusif de l’objet et du goût véritable pour cet objet, ainsi converti en négation réifiée de tous ceux qui sont indignes de le posséder, faute d’avoir les moyens matériels ou symboliques de se l’approprier ou, simplement, un désir de le posséder assez fort pour « tout lui sacrifier38 »
Ainsi, Bourdieu affirme que « l’art n’existe pas ». Ce qui existe, ce sont différents types de productions légitimées et acceptées par les groupes politiques hégémoniques qui tentent de préserver leur position dans le champ par le goût de l’accumulation esthétique.
Le personnage littéraire emblématique de cette attitude est évidemment Madame Verdurin39, dans À la recherche du temps perdu (1913-1927), dont Marcel Proust fait l’archétype sociologique de la bourgeoisie parisienne de la fin du xixe et du début du xxe siècles, ambitieuse, snob et chichiteuse (« cursi »), stupide, prétentieuse, mal intentionnée et inculte40 :
Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes. Et certes, c’était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s’il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s’étonnaient et parfois disaient, s’ils n’étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens : « Comme elle est bête41 ! »
Le cinéma a également fourni de nombreux portraits de personnages kitsch. En 1985, dans My Beautiful Laundrette42 (scénario de l’écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi), Stephen Frears interroge les rapports sociaux et la notion de « distinction » dans la société britannique. Les personnages du film vivent tous dans la banlieue sud de Londres mais ils appartiennent à deux groupes ethniques et religieux : les Blancs protestants et les Pakistanais musulmans. Ces derniers forment un clan. Omar Ali (Gordon Warnecke) – tête d’affiche avec Daniel Day-Lewis dans le rôle de Johnny, son amant – et ses parents sont des déclassés sociaux. Le père d’Omar est un intellectuel pakistanais, journaliste socialiste jadis célèbre à Bombay, qui a sombré dans l’alcoolisme et le dénuement. Il veut que son fils fasse des études mais Omar semble peu motivé par ce projet, ce qui le désespère. Nasser Ali, l’oncle paternel d’Omar, est un homme d’affaires rusé qui applique une double morale puisqu’il est politiquement et moralement conservateur mais sans scrupules et filou. Salim (Derrick Branche), bras droit de Nasser, exécute les sales besognes de son patron. Il chapeaute un trafic de drogue mais subventionne de jeunes peintres indiens et son appartement bourgeois et branché est rempli de coûteuses œuvres d’art contemporain. Toujours tiré à quatre épingles – en costume et cravate – mais impitoyable avec ses ennemis ou avec Omar qu’il n’hésite pas à tabasser, Salim est un gangster amateur d’art, un mécène crapuleux dont le modèle se trouve probablement chez les bourgeois mondains et turpides de Buñuel (Le charme discret de la bourgeoisie, 1972) et surtout chez Tony Montana43 (Al Pacino), le héros kitsch et sanguinaire du Scarface (1983) de Brian de Palma44. Le truand a fait décorer sa luxueuse demeure de fresques pompéiennes et orné son bureau d’un poster mural représentant un coucher de soleil tropical. C’est dans ce décor factice, devant ce « miroir embellisseur mensonger » (Broch) qu’il rencontrera la mort.
La maison de Tony Montana, l’un des décors les plus kitsch de l’histoire du cinéma, est un équivalent postmoderne de Xanadu, le manoir de Kane, dans le chef-d’œuvre d’Orson Welles, Citizen Kane (1941). Pour Umberto Eco, malgré l’authenticité et la valeur des objets qu’il contient, Xanadu est kitsch :
Collection incomparable, entre autres, de pièces authentiques, le château de Citizen Kane obtient un effet psychédélique et un résultat kitsch non pas parce que le passé n’est pas distinct du présent [...] mais parce qu’on est offensé par la voracité du choix et angoissé par la crainte de succomber à la fascination de cette jungle de beautés vénérables, qui indubitablement a un goût sauvage, une tristesse pathétique, une grandeur barbare, une perversité sensuelle et qui respire la contamination, le blasphème, la messe noire45 [...]
Salim compare d’ailleurs le nettoyage des voitures à la restauration d’une toile de maître… On devine aisément que les œuvres qu’il collectionne représentent avant tout, pour lui, un placement financier et un symbole de réussite sociale. Dans sa typologie du kitsch, Abraham Moles46 souligne l’importance de l’ophélimité, c’est-à-dire l’éthique d’adaptation au plus grand nombre. L’art est une marchandise esthétique (la ixe Symphonie de Beethoven n’est pas déterminée par sa beauté mais par son succès commercial). D’autre part, la consommation kitsch est, selon lui, ostentatoire : « [...] la possession d’un meuble noble vaut titre de noblesse47. » En effet, Salim semble penser que la possession de biens culturels fait de lui un homme cultivé – et donc respectable – alors qu’il n’est qu’une brute inculte (le fait qu’il soit presque toujours affublé d’une paire de lunettes de soleil laisse d’ailleurs entendre que ses vues sont probablement courtes en matière d’art). L’affirmation de soi-même passe par la possession d’objets et la promotion sociale est une promotion du standing. Selon le psycho-sociologue Moles, le kitsch ferait du système possessif une valeur essentielle où l’être est ce qu’il paraît et paraît par ses possessions. L’attitude de Salim a aussi à voir avec la définition que Kundera donne du kitsch : un vernis culturel servant à masquer l’absence de culture réelle48. Salim symbolise donc la marchandisation de l’art et le kitsch négatif. Pour Yves Hersant49 comme pour Hermann Broch, le kitsch est moins une chose qu’une attitude, c’est une tendance de l’être humain : « [...] l’art kitsch ne saurait naître ni subsister s’il n’existait pas l’homme-kitsch, qui aime celui-ci [...]50. » C’est ce que Broch appelle le Kitschmensch, celui qui jouit du mauvais goût. Il estime aussi que « Le tape-à-l’œil c’est le mal dans le système des valeurs de l’art.51 »
Kitsch et baroque
C’est à travers des exemples concrets (pris parmi les objets et les arts décoratifs mais aussi dans l’architecture, la littérature et la musique) et par une approche méthodique qu’Abraham Moles55 tente de cerner le concept kitsch. Il dresse une typologie qui lui permettra de discerner ce qui est kitsch puis d’établir des subdivisions, des domaines, à l’intérieur du kitsch. Selon Moles, il faut d’abord distinguer : des situations kitsch (art religieux, décoration), des actes kitsch (industrialisation du souvenir), des objets kitsch (objets « sédimentaires » s’entassant à travers la durée, objets « transitoires » destinés à la péremption, objets « permanents » voués à une éternité provisoire). Il fait ensuite une typologie des formes élémentaires du kitsch : les courbes, l’ornementation à outrance, les couleurs (or, pastel ou opposition des couleurs fondamentales), l’imitation de matériaux dits « nobles », la distorsion des dimensions par rapport à l’original. Moles définit quatre critères de l’assemblage d’objets : l’entassement, l’hétérogénéité, l’antifonctionnalité et la sédimentation (accumulation sans projet d’ensemble). La sociologue brésilienne Solange Wajnman précise que « L’espace est entièrement empli d’objets qui déambulent. Ces objets sont élastiques, flexibles, s’interpénètrent dans un continuum ininterrompu d’enroulement et déroulement [...] il n’y a pas d’identité fixe de l’objet56. » Wajnman insiste aussi sur les notions de collage et de bricolage. Moles emprunte ensuite cinq principes du kitsch à deux théoriciens allemands (Engelhardt et Killy) : l’inadéquation, la cumulation, la synesthésie (recherche de l’art total), la médiocrité et le confort. Pour Moles, les fonctions essentielles du kitsch sont le plaisir, la pédagogie (en caricaturant les styles, le kitsch apporte des critères de l’authentique reconnaissables sémantiquement : « Le Kitsch reste essentiellement un système esthétique de communication de masse57. »), l’ophélimité (éthique d’adaptation au plus grand nombre, notion également fondamentale pour Umberto Eco). À cette typologie très détaillée établie par Moles, Gillo Dorfles58 a ajouté la notion de transposition et Gregoretti59 celle de « détournement » de sens.
Si l’on écarte les notions liées à la médiocrité et à la production de masse, on remarque que de nombreux éléments de la typologie de Moles – notamment les courbes, l’ornementation à outrance, l’entassement, l’antifonctionnalité et la profusion de l’or – sont des caractéristiques du baroque ou, plus exactement, du rococo (forme tardive et maniériste du baroque que l’on appelle style rocaille en France). Dans son essai Sur le processus de civilisation (1939), le sociologue allemand Norbert Elias analyse la civilisation occidentale comme le produit d’un processus séculaire de maîtrise des instincts, d’apprivoisement des désirs et de domestication des pulsions humaines les plus profondes. Il considère que l’organisation sociale des cours royales a joué un rôle majeur dans cette lente évolution. Or, selon Arnold Hauser, dès la première moitié du xviiie siècle, le rococo – dont Tiepolo, Piazzetta, Guardi, Boucher, Watteau, Lancret ou Fragonard sont les représentants les plus virtuoses – marque une scission avec la tradition de cour :
Le rococo n’est pas un art royal, comme l’était le baroque, mais il est l’art d’une aristocratie et d’une haute bourgeoisie. […] D’une part, il devient un art de la société par excellence, mais de l’autre, il se rapproche du goût bourgeois par l’amenuisement de ses formes. C’est un art décoratif de grande virtuosité, piquant, délicat, alerte, qui remplace le baroque sculptural et monumental60.
En 1761, Denis Diderot commente ainsi les tableaux de François Boucher :
Quelles couleurs ! quelle variété ! quelle richesse d’objets et d’idées ! Cet homme a tout, excepté la vérité. […S]on élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art ; comment résisteraient-ils au saillant, au libertinage, à l’éclat, aux pompons, aux tétons, aux fesses, à l’épigramme de Boucher. Les artistes qui voient jusqu’où cet homme a surmonté les difficultés de la peinture fléchissent le genou devant lui. C’est leur dieu. Les autres n’en font nul cas61.
Norbert Elias montre que l’emprise de la bourgeoisie sur les sociétés occidentales s’est accompagnée d’une transformation de tout l’univers des formes, des styles architecturaux ou des vêtements :
Mais le lien entre ces deux types de changements, social et esthétique, a à peine été étudié de façon approfondie et porté à notre attention. On sent une coupure plus profonde entre le style du xviiie et du xixe siècle que pour les styles que l’on qualifie de baroque et de rococo. […] Le changement de style du baroque au rococo, du style Louis xiv au style Régence, constitue un changement au sein de la même couche sociale. La coupure profonde entre l’univers des formes xviiie et celui du xixe siècle est l’expression de l’ascension au pouvoir d’une nouvelle couche sociale, de la bourgeoisie capitaliste industrielle. Au style et au goût de la cour s’imposent un style et un goût bourgeois capitalistes62.
En 1943, l’écrivain avant-gardiste Ramón Gómez de la Serna établit aussi une filiation directe entre le baroque et le « cursi » (le kitsch espagnol) :
Así como lo barroco tiene su última explicación en lo cursi, lo cursi tiene su primera explicación y antecedente en lo barroco. Quiero hacer descender de lo barroco a lo cursi. […] Se pliega hacia la conciencia interior del que ha de vivir dentro de ella como si intentase ser su concha sinuosa, el revés de su mascarilla total. Hace nido en su volutaje, nido para lo que de deseo palomar hay en el hombre, y cuando eso es más abrupto, más pura rocalla, aparece lo rococó. […] Carnaval dramático, casi sin farsa y sin careta. Lo barroco es la cursilería de la piedra, que como no puede ser cursilería acaba en algo más imponente.63
Bien que le terme « kitsch » n’apparaisse qu’à la fin du xixe siècle, nous pouvons malgré tout avancer l’idée que le rococo constituerait une sorte de proto-kitsch, un kitsch « avant la lettre ».
xixe siècle : le bourgeois inculte et satisfait de lui-même
La plupart des théoriciens considèrent que la première phase du kitsch a eu lieu au milieu du xixe siècle, avec l’industrialisation, l’urbanisation et le triomphe de la bourgeoisie comme nouvelle classe dominante. Dans La distinction, Pierre Bourdieu affirme que :
Le pouvoir économique est d’abord un pouvoir de mettre la nécessité économique à distance : c’est pourquoi il s’affirme universellement par la destruction de richesses, la dépense ostentatoire, le gaspillage et toutes les formes du luxe gratuit. […] La consommation matérielle ou symbolique de l’œuvre d’art constitue une des manifestations suprêmes de l’aisance, au sens à la fois de condition et de disposition que la langue ordinaire donne à ce mot64.
S’appuyant notamment sur les travaux d’Elias et de Hauser, José Amícola65 rappelle que la popularisation du terme « kitsch » a été le résultat d’un processus socio-économique du milieu du xixe siècle, quand une période d’accumulation financière a permis le développement, en Allemagne et dans l’Empire austro-hongrois, d’une nouvelle classe dominante, une bourgeoisie fortunée mais inculte, qui a tenté d’imiter la consommation artistique des aristocrates. Le style Biedermeier est représentatif de cette attitude : le maître d’école souabe (Allemagne du Sud) Gottlieb Biedermeier – équivalent germanique des sots et vaniteux Bouvard et Pécuchet, dans le roman éponyme de Flaubert – est l’auteur fictif de vers involontairement comiques et extravagants. Biedermeier personnifie la bourgeoisie conservatrice et « apolitique » – méprisée par les libéraux – qui avance « en marchant sur des œufs ». Ce personnage caricatural s’est répandu dans les pays germanophones à partir de 1855. L’adjectif « bieder », initialement synonyme d’« intègre », « honnête » – à connotation évidemment positive – a été dévalorisé et banalisé par ceux qui s’opposaient à la politique de la Restauration. La dégradation était esthétique et politique. Après l’ère napoléonienne, les monarchies germaniques et les Bourbons de France, d’Espagne et d’Italie du Sud se sont consolidées et les espoirs suscités par les guerres de libération ne se sont pas réalisés. La bourgeoisie a été exclue des responsabilités politiques et s’est réfugiée dans la « Gemütlichkeit » (le confort permettant la joie et la tranquillité d’esprit) de la sphère privée.
L’amour des petites choses, du détail, des bibelots, servait à se consoler de l’impossibilité de participer aux responsabilités publiques. Le mot « Biedermeier » désigne non seulement une attitude mais aussi un style décoratif caractérisé par la qualité des meubles et des objets, l’importance de ce qui est doux et confortable, et le développement de la peinture académique (connue péjorativement, en France, sous le terme « art pompier66 »). Le tableau La Naissance de Vénus (1863) d’Alexandre Cabanel connut un immense succès quand il fut exposé au Salon de 1863 et fut acheté par Napoléon III. Cabanel passe alors un contrat avec la maison Goupil pour la commercialisation de reproductions en gravure de son tableau. Pour l’historien de l’art hongrois Arnold Hauser, figure de proue du marxisme dans ce domaine, dans la France de Napoléon III :
Le bourgeois devient présomptueux, exigeant, arrogant et, par ces apparences, il s’imagine pouvoir cacher ses origines modestes et la constitution hybride de la nouvelle société à la mode, dans laquelle le demi-monde, artistes et étrangers jouent un rôle sans précédent. La dissolution de l’Ancien Régime entre dans son ultime phase et, avec la disparition de la bonne vieille société, la culture française traverse une crise plus sévère que lorsqu’elle accusa le premier choc violent. En art, notamment en architecture et en décoration intérieure, le mauvais goût dicte la mode. Pour les nouveaux riches, suffisamment fortunés pour vouloir briller mais pas assez éduqués pour le faire sans ostentation, rien n’est trop coûteux, trop pompeux. Ils ne font preuve d’aucun discernement dans le choix des moyens, dans l’utilisation de matériaux authentiques ou faux, pas plus que dans les styles qu’ils adoptent et mélangent67.
En 1875, Zola porte un jugement cinglant sur les peintres académiques qui, selon lui, ne cherchent qu’à produire des œuvres commerciales :
Bouguereau porte à l’extrême les insuffisances de Cabanel. La peinture sur porcelaine paraît grossière à côté de ses toiles. Ici le style académique est bien dépassé ; c’est le comble du pommadé et de l’élégance lustrée. Son tableau, La Vierge entourée de l’Enfant Jésus et de saint Jean-Baptiste, est en tout caractéristique de son style. Je n’y ai pas fait allusion en traitant des tableaux religieux, parce que sa place est au boudoir, non à l’église. […] Je peux nommer Bouguereau, trait d’union entre Cabanel et Gérôme, qui cumule le pédantisme du premier et le maniérisme du second. C’est l’apothéose de l’élégance ; un peintre enchanteur qui dessine des créatures célestes, des bonbons sucrés qui fondent sous les regards. Beaucoup de talent, si le talent peut se réduire à l’habileté nécessaire pour accommoder la nature à cette sauce ; mais c’est un art sans vigueur, sans vitalité, c’est de la peinture en miniature colossalement et prodigieusement boursouflée et dépouillée de toute vérité68.
En 1939, Clement Greenberg affirmera d’ailleurs, de façon assez péremptoire : « il va de soi que tout kitsch est académique et, inversement, que tout ce qui est académique est kitsch69. » Ce nouveau goût, révélateur de la passivité et du conformisme politique de la bourgeoisie, s’est développé dans presque tous les pays européens. En France, ce sont les styles70 « Restauration » et « Napoléon III » (ou « Second Empire »), le style victorien au Royaume-Uni et les styles « Fernandin » (« Fernandino ») et « Isabelin » (« Isabelino ») en Espagne71. Les caractéristiques des arts décoratifs de chaque pays ont pu différer légèrement et tenter d’énumérer leurs points communs serait quelque peu réducteur et simplificateur, mais nous pouvons néanmoins mettre en évidence les caractéristiques suivantes : un mobilier luxueux et ostentatoire (parfois lourd), ouvertement bourgeois, d’inspiration pompéienne, néo-gothique, Renaissance ou rococo, avec une tendance à l’ornementation complexe et surchargée avec une prédilection pour la courbe, sans toutefois renoncer au confort (grâce à des surfaces douces) ni à la fonctionnalité et à l’aspect pratique72. Álvaro Enrigue rappelle que :
Pour Gómez de la Serna, le « cursi73 » est la réduction des masses en mouvement du baroque à l’intimité de la maison et du mobilier : « Le cursi apparaît au moment où l’individu veut faire de sa maison un microcosme [...] » Cette constitution de l’espace privé, de la maison, apparaît comme une sorte de monstruosité car, selon lui, en Espagne, le nouveau style74 a été contaminé par la proximité des styles rococo et isabélin, descendants du baroque75.
Le philosophe postmoderne Peter Sloterdijk estime qu’en étudiant les « passages76 » (galeries marchandes du Paris du xixe siècle) comme emblème du capitalisme et de la modernité, Walter Benjamin révèle sa prétention peu claire
[…] à chercher le supra-temporel dans ce qui a été dépassé. […] Les passages incarnaient incontestablement une pensée suggestive de l’espace à l’ère du consumérisme naissant – ils accomplissaient cette fusion, tellement stimulante pour Benjamin, du salon et de l’univers dans un intérieur public77.
Pour Sloterdijk, Benjamin a surtout négligé la règle de base de l’analyse des médias, selon laquelle le message est déterminé par le format : l’espace douillet des passages parisiens – même s’il est, pour Benjamin, un avatar capitaliste de l’enfer de Dante – est trop éloigné des Shopping Malls, qui commenceront à envahir le monde à partir de 1954. Le passage couvert est un intermède entre différents espaces urbains, pas un habitacle pouvant englober toute la société. C’est la raison pour laquelle Sloterdijk préfère l’image du « palais de cristal » (palais des Expositions universelles de 1851 et 1862, à Londres), présente chez Fiodor Dostoïevski78 et annonciatrice de la « grande couveuse immunitaire » – promise par la politique du bonheur libéral ou communiste – pour laquelle il faut renoncer à sa propre intériorité79 et qui va faire de la société un objet d’exposition en elle-même. La forme « prophétique » de ce bâtiment
[…] comportait déjà une allusion au capitalisme intégral, orienté vers le vécu, populaire, dans lequel ce qui était en jeu n’était rien de moins que l’absorption globale du monde extérieur dans un espace intérieur calculé de part en part. […] on peut refonder la symétrie souvent relevée et souvent niée entre le programme capitaliste et le programme socialiste : le socialisme/-communisme était tout simplement le deuxième chantier du projet de palais […] consistant à transposer la totalité de la vie du travail, des désirs et de l’expression artistique des êtres, dans l’immanence du pouvoir d’achat80.
Au xixe siècle, certaines caractéristiques du kitsch (comme l’éclectisme, le pastiche, l’imitation, l’accumulation décorative, etc.) ne se limitent pas à la bourgeoisie et envahissent l’aristocratie et même les familles royales, dans une version beaucoup plus qualitative et luxueuse. Déjà conscient du pouvoir de médiatisation de l’image par la photographie, Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, prince consort de la reine Victoria, jouera un rôle actif dans la mise en scène kitsch de sa famille, inventant en quelque sorte la « presse people ». Son œuvre maîtresse officielle et le point culminant de sa carrière de prince consort furent l’organisation et la direction de la première grande exposition universelle, en 1851. Le roi Louis II de Bavière, quant à lui, préfère l’édification de ses châteaux, pastiches de différents styles. Le luxe n’est donc pas incompatible avec le kitsch et il peut même en être l’un des marqueurs. Selon Paul-Bernard Nouraud, le kitsch luxueux se caractérise par le « lissé », formant une sorte de continuum depuis la peinture académique du xixe siècle jusqu’aux plus médiatiques représentants de l’art contemporain, tels que Jeff Koons ou Takashi Murakami :
Si l’on devait en effet rechercher une forme qui soit aussi le signe constant d’un certain kitsch qui se donne pour luxueux, ce serait ce lissé, qui est autre chose que le lisse en ce qu’il est même possible de lisser le rugueux qui lui est en apparence antagonique, à la manière dont, dans la sculpture contemporaine, on attribue à de fines pellicules de rouille la fonction autrefois impartie en peinture aux glacis. Sous ce rapport, la critique greenbergienne du kitsch est héritière de celle, moderniste, qui s’est élevée en France dans la seconde moitié du xixe siècle contre cette manière avec une virulence que la position dominante et franchement réactionnaire de l’Académie expliquait alors. […] le lissé ne réduit aucunement la polymorphie et la plasticité du kitsch ; comme forme générique, elle permet en réalité de faire montre d’une certaine diversité de goût, voire même d’un éclectisme en la matière. On peut ainsi apprécier aussi bien les animaux de Marinetti, que ceux des Lalanne, de Richard Orlinski ou de Xavier Veilhan, tous héritiers lointains mais néanmoins fidèles d’Antoine-Louis Barye et de François Pompon, de même que l’on peut regarder pudiquement les œuvres les plus explicites des suiveurs de Bouguereau, de Cabanel et de Gérôme (tous trois faiseurs de nus policés par l’allégorisme et l’orientalisme aussi bien que par les vernis) que sont par exemple Jeff Koons, Takashi Murakami ou David La Chapelle, pour ne citer que les artistes les plus cotés du style dit « porno chic » d’après lesquels œuvre une foule d’autres plasticiens81 […]
xxe siècle : capitalisme, fascisme, réalisme socialiste et subculture populaire
Pour Nicolas Labarre82, les écrits sur le kitsch souffrent souvent d’un manque d’historicisation et de localisation du terme. Il rappelle ainsi qu’en 1956, le journaliste et critique américain Dwight Macdonald s’intéresse à la culture de masse et se penche sur le texte de Greenberg « Avant-garde and Kitsch », écrit dix-sept ans plus tôt, qu’il juge « peu fiable » : « J’ai découvert que “kitsch”, que j’avais emprunté à Clem Greenberg, à qui on ne peut vraiment pas faire confiance, n’avait pas le sens que je lui donnais, mais peut désigner n’importe quelle œuvre faible, médiocre ou sans originalité, sans nécessairement renvoyer à la culture de masse83. » Pour Labarre, ce malentendu est révélateur d’une scission dans l’usage contemporain de la notion de kitsch : c’est Greenberg qui aurait réinterprété le terme, à partir des années 1940, le rapprochant de la notion de culture de masse, avant qu’il ne prenne un nouveau sens dans les années 1960, plus proche de la définition germanique initiale.
En Europe et en Amérique du Nord, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, les individus qui bénéficient des emplois créés par l’industrie forment une nouvelle classe moyenne. Ces salariés, employés et commerçants, se satisfaisant jadis de l’artisanat rural et traditionnel, ont désormais accès à de nouveaux produits culturels et sont dans une quête de loisirs. Ainsi, les nouvelles classes moyennes se contentent de ce que Clement Greenberg84 considère comme un substitut culturel pour une population insensible aux valeurs culturelles authentiques, mais néanmoins avide du divertissement que seule la culture, sous une forme ou une autre, peut leur fournir. Disposant de plus de temps libre et acquérant un certain pouvoir d’achat, les classes moyennes développent un goût pour les imitations bon marché du grand art traditionnel. L’industrie et le commerce de détail leur permettent d’acquérir plus facilement des produits culturels de grande diffusion. Tout au long du xxe siècle, avec l’augmentation progressive du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, le kitsch apparaît progressivement comme une esthétique populaire plutôt que bourgeoise. Au xixe siècle, les bourgeois, nouveaux riches sans culture, imitaient les aristocrates, et au xxe siècle, ce sont les classes ouvrières qui se mettent à imiter la bourgeoisie, les chromolithographies bon marché remplaçant, par exemple, les coûteuses peintures académiques. Greenberg85 fait la distinction entre le grand art (« high art ») et le petit art (« low art »), autrement dit l’art cultivé, avant-gardiste et moderne par opposition à l’art populaire, le kitsch, considéré comme un simple objet de consommation. Cometti, Morizot et Pouivet soulignent qu’il convient de ne pas confondre art populaire et art de masse. Le premier s’adresse à un public particulier possédant une spécificité communautaire (la musique juive d’Europe centrale ou la musique bretonne, par exemple) ou son statut social (chants de marins ou de carabins, par exemple) alors que l’art de masse s’adresse à d’énormes populations avides d’images et de sons, sans considération d’appartenance à une communauté donnée, nationale, religieuse, sociale, politique, ethnique, etc86.
Ces trois philosophes de l’art en déduisent, comme l’avait entrevu Walter Benjamin, qu’il faut une modification radicale du mode d’existence de l’œuvre pour que l’art de masse existe : « Ce qui fait la spécificité de l’art de masse est ontologique87. » L’art de masse, par définition, ne peut avoir d’unicité, aucune de ces œuvres ne peut être unique, singulière : « L’art archétypique de l’art de masse est le cinéma : l’œuvre est diffusée techniquement et n’existe qu’en cela88. »
À partir des années 1930, le cinéma hollywoodien invente et diffuse le kitsch glamour. En pleine Grande Dépression, suite au krach boursier de 1929, Hollywood contribue à alimenter un discours de propagande promouvant l’« American way of life » et idéalisant la société américaine.
Publiée pour la première fois dans le magazine Life, en février 1937, la photo de Margaret Bourke-White, ironiquement intitulée World’s Highest Standard of Living représente une file formée par des citoyens de la communauté noire de Louisville (Kentucky) attendant la distribution de matériel de secours pendant l’inondation de la rivière Ohio, en 1937. La puissance subversive de cette image est due à la superposition spontanée de la situation réelle d’extrême précarité des individus et de l’artificialité de l’affiche de propagande devant laquelle ils se trouvent. L’image dessinée, au second plan mais surdimensionnée par rapport aux personnes réelles qui se trouvent au premier plan de la photo, représente une famille américaine blanche idéalisée : dans leur voiture, les parents, la fille et le fils affichent un sourire éclatant (même leur chien semble exprimer la joie). Comme les comédies hollywoodiennes de l’époque, cette image prétend illustrer les slogans qui l’accompagnent : « World’s Highest Standard of Living » (Le niveau de vie le plus élevé au monde) et « There’s no way like the American Way » (Rien ne vaut le mode de vie américain). La superposition de l’image de propagande avec la situation réelle montre toute l’artificialité et même la fausseté des slogans et met en évidence le caractère scandaleusement kitsch de l’affiche : l’Amérique de Roosevelt offre peut-être le niveau de vie le plus élevé au monde, mais à condition d’appartenir à la « middle class » et d’être blanc. Ici, le kitsch joue bien le rôle de « miroir embellisseur mensonger89 » tel que Broch le définit.
Les théoriciens de l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse et Habermas) ont montré comment l’imaginaire social avait été détourné et instrumentalisé par le capitalisme pour satisfaire la logique de consommation : la communication de masse transmise par la radio, le cinéma, puis la télévision, serait, selon eux, un moyen de manipulation qui articulerait les pulsions psychologiques en fonction d’un objectif politique ou économique.
Le terme « schmaltz », lié à la culture juive nord-américaine, renvoie aussi à cette idée. Il est notamment associé au jazz édulcoré des années 1930, sentimental et stéréotypé, spécialement conçu pour plaire et pour vendre :
Coined in the 1930s in the United States to describe “sweet bands” that were playing watered-down jazz, “schmaltz” has since become a more expansive category, one that can be difficult to distill into precise musical descriptors. Nonetheless, much like Supreme Court Justice Potter Stewart when tasked with characterizing pornography, discerning critics have long believed that they know it when they hear it: music that is designed to please and to sell; music that partakes of clichéd, mawkish sentiment set to clichéd chord progressions90.
Comme le précise Alexandra Kieffer, bien que la musique « schmaltzy » ait été peu étudiée en musicologie, Frank Lehman91 fait remonter les clichés de l’harmonie chromatique stéréotypée, caractéristique du « son » de la musique de film, aux accents romantiques de Wagner92, Tchaïkovski et Liszt. Dans un monde défini par le capitalisme de consommation, Claude Debussy – qui compose son œuvre entre 1884 et 1915 – a rejeté tous les académismes. Il a peut-être été l’un des premiers compositeurs de la tradition occidentale à reconnaître que l’ésotérique, l’hermétisme, risquent toujours de tomber dans la vulgarité. Même s’il s’inspirait parfois des valses lentes des années 1880, typiquement « schmaltzy » et donc propices à la rêverie et au sentimentalisme kitsch, la tâche de Debussy et du modernisme était de créer un art qui ne pouvait pas être banalisé, un type d’art qu’aucune forme de familiarité ni de répétition rendrait agréable au consommateur « petit bourgeois ». Le répertoire de la musique de salon et les partitions de musique domestique de la fin du xixe siècle, commerciale et peu prestigieuse, ont contribué à populariser certains aspects de l’harmonie chromatique du romantisme tardif et à les associer à des états émotionnels stéréotypés, par des associations qui ont ensuite été exploitées et renforcées par les compositeurs de musique de film à partir des années 1920 et 1930.
Le 30 juillet 1944, veille de sa disparition, Antoine de Saint-Exupéry rédige une sorte de lettre testamentaire, extrêmement amère et pessimiste quant à l’avenir de la culture et de l’humanité :
De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil93 (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du système Bedeau94, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. […] Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du xixe siècle et le désespoir spirituel. […] J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à ces foules désœuvrées venues d’au-delà des mers et qui ne connaissent même pas la nostalgie. […] Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. […] Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Bedeau à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin95.
En ce sens, le kitsch serait quelque chose de faux, une sorte d’obscurcissement de la conscience. Ce monde que Roland Barthes décrit, en 1957, dans Mythologies, « Le monde où l’on catche96 » et où « [...] ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même97 » a toutes les apparences du kitsch, même si le mot n’apparaît jamais chez lui. Mais ce catalogue de la vie quotidienne des années cinquante (les marques de lessives, la DS Citroën, le plastique ou le Guide Bleu) est aussi, et avant tout, une violente critique idéologique du capitalisme et de la société bourgeoise. Pour Barthes, « [...] notre presse [...] nos cérémoniaux, notre Justice [...] le temps qu’il fait [...] le vêtement que l’on porte, tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l’homme et du monde98. » Par la presse, le cinéma, la littérature, les normes bourgeoises deviennent peu à peu, même si ce n’est qu’en rêve, celles de la petite bourgeoisie. Barthes s’inscrit dans l’optique de l’aliénation développée par Marx.
En dehors des avant-gardes, l’art kitsch des années 1930 est souvent dans une tension entre la mièvrerie des œuvres réservées à l’usage privé et domestique (comme les tableaux néo-rococo de l’Italien Federico Andreotti) et la violence des œuvres de propagande destinées à un usage public, comme les sculptures de l’Allemand Arno Breker, mettant en scène l’idéal aryen des nazis.
Broch est l’un des plus virulents dans ses attaques, se concentrant sur la dimension idéologique (comme Walter Benjamin parlant du cinéma hollywoodien) et même philosophique du phénomène. Selon lui, le kitsch n’est pas un « mauvais art », c’est simplement un système fermé et névrotique, une dissociation schizoïde, qui se trouve à côté et en dehors du système ouvert de l’art. En 1933, dans son essai Le mal dans le système des valeurs de l’art (Das Böse im Wertsystem der Kunst99), Broch compare le kitsch au système de l’Antéchrist dans sa relation avec celui du Christ : l’Antéchrist ressemble au Christ, agit et parle comme le Christ, mais c’est Lucifer. Le « tape-à-l’œil », c’est le mal100 dans le système de valeurs de l’art. Ce n’est donc pas un hasard, toujours selon Broch, si l’empereur d’Allemagne Guillaume II, et plus tard Hitler, furent des partisans du kitsch. Toute ère de désintégration des valeurs a également été une époque de kitsch, ajoute-t-il. Quatre ans plus tard, en 1937, un événement confirme l’intuition de Broch : à Munich, les nazis organisent une exposition de propagande intitulée « Art dégénéré » (Entartete Kunst101). Elle présentait sept-cent-trente œuvres d’une centaine d’artistes « bolcheviques et juifs », dont Chagall, Otto Dix, Max Ernst, Kandinsky, Klee, Kokoschka et Picasso, soit presque tous les artistes les plus importants du xxe siècle. Placées chaotiquement à côté de productions de malades mentaux, les œuvres étaient accompagnées de légendes les ridiculisant et de sous-titres sarcastiques rédigés par Hitler. Le but de l’opération était de faire passer les artistes persécutés et muselés par le nazisme pour des malades mentaux ou pour des terroristes et des traîtres à la nation. À cet art prétendument « dégénéré » s’opposait un art « héroïque » et « pur », fidèle aux canons de la beauté classique, présenté à l’exposition du « Grand art allemand » (« Tag Der Deutschen Kunst »), inaugurée un jour avant celle de « l’art dégénéré ».
Comme le rappelle Paul-Bernard Nouraud, en 1941 Adorno donne une conférence sur la Théorie de la classe de loisir102 publiée par le sociologue américain Thorstein Veblen en 1899, ouvrage qu’Adorno considère comme visionnaire de la destinée sociale et politique du kitsch au xxe siècle, « […] le philosophe articulant ainsi sa première critique du kitsch à celle du luxe énoncée par le sociologue103 ». Selon Adorno, « en exagérant, on pourrait dire qu’il [Veblen] a deviné dans le kitsch du xixe siècle, sous la forme de la richesse ostentatoire, l’image des despotismes futurs104. »
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique105 (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1935-1936-1939), du théoricien marxiste Walter Benjamin, peut être considéré comme l’un des essais majeurs sur l’évolution du statut de l’œuvre d’art aux xixe et xxe siècles. Benjamin pense qu’avec la possibilité technique de reproduire l’œuvre d’art à l’infini et de l’exposer – grâce, d’abord, à la photographie puis au cinéma – celle-ci a perdu son « aura », c’est-à-dire son hic et nunc (l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve), son authenticité et son autorité (valeurs préservées dans le secret). Loin de condamner la technique – véritable possibilité de rédemption pour l’art – ou de déplorer la perte d’une aura (« autorité », « unicité », « authenticité », « tradition ») qui commande la valeur marchande de l’art, Benjamin considère que la photographie, née – ce n’est pas un hasard pour lui – en même temps que le socialisme, est « le premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire106 » car elle permet à l’œuvre d’art de s’émanciper du rituel et de se fonder, désormais, sur la politique. La destruction de l’aura est la contrepartie inévitable d’une régénération de l’humanité. Pour Benjamin, l’art ne peut être vraiment révolutionnaire que s’il s’éloigne de l’esthétique pour aller vers le politique. Benjamin propose donc la politisation marxiste de l’art contre l’esthétisation fasciste de la politique. Il faut accepter la modernité, sans réserve, mais uniquement dans le cadre d’un projet artistique maîtrisé par le marxisme :
La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. […] Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art107.
Cette affirmation est évidemment un blanc-seing pour le réalisme socialiste109, « noble mensonge » de l’idéologie marxiste, dont Gorki venait de définir la méthode officielle en 1932, en Union Soviétique, et qui ne fut, dans l’immense majorité des cas, ni artistique ni révolutionnaire. En 1932, en URSS, un comité organisateur dirigé par Gorki invente le réalisme socialiste, définissant la méthode officielle que l’art soviétique, et notamment la littérature, devront désormais suivre. Selon le théoricien stalinien Jdanov, le réalisme socialiste devait imposer une représentation « véridique » et surtout optimiste et triomphaliste de la révolution prolétarienne, rompant avec le pessimisme et le supposé fatalisme du réalisme bourgeois du xixe siècle (Stendhal, Flaubert, Dostoïevski, Clarín). S’opposant aussi au romantisme (bourgeois), le réalisme socialiste se devait de construire un romantisme révolutionnaire servi par des héros positifs et stéréotypés110. Opposant le concept de littérature « partisane » à la littérature « tendancieuse », le philosophe hongrois Georg Lukács111 lançait les bases du roman à thèse stylistiquement pré-formaté (donc sans recherche formelle ni style personnel) et devenait, à la suite de Jdanov, le théoricien d’un réalisme socialiste qu’il ambitionnait d’imposer aussi aux écrivains occidentaux. Lukács estimait qu’il fallait combattre tout « subjectivisme », c’est-à-dire toute idée issue d’un sujet – l’artiste – et projetée arbitrairement sur la réalité. Faisant l’amalgame entre « idéalisme » et « nazisme » ainsi qu’entre « bourgeois » et « fasciste », Lukács estime que la « sentimentalité » de l’esprit expressionniste a permis au fascisme de prendre le pouvoir. (Se moquant de la théorie de Lukács, le dramaturge allemand Bertold Brecht la qualifiait de « murxist », alors qu’il était pourtant lui-même marxiste.)
En 1977, dans La dimension esthétique : Pour une critique de l’esthétique marxiste (Die Permanenz der Kunst : Wider eine bestimmte marxistische Ästhetik), le philosophe et sociologue marxiste (membre de l’École de Francfort avec Adorno et Horkheimer) Herbert Marcuse récuse cette conception idéologique de l’art et inscrit implicitement en faux la théorie de Benjamin sur le cinéma :
L’art est placé sous la loi du donné, mais en même temps il enfreint cette loi. La conception de l’art comme force productive essentiellement autonome et négatrice s’oppose à celle selon laquelle l’art remplit une fonction essentiellement dépendante, affirmative-idéologique, c’est-à-dire glorifie et absout la société existante. […] L’universalité de l’art ne peut se fonder sur l’univers et la conception de l’univers d’une classe particulière, car l’art dirige sa perspective sur un universel concret, l’humanité (Menschlichkeit), qui n’est contenu dans aucune classe particulière, pas même le prolétariat, la « classe universelle » de Marx. […] Cependant, en un certain sens, le Beau paraît « neutre ». Il peut être la propriété d’une totalité (sociale) régressive aussi bien que celle d’une totalité progressive. On peut parler de la beauté d’une fête fasciste (Leni Riefenstahl en a filmé une112 !) Conclusion : Kitsch et postmodernité, un art nomade du bonheur
L’écrivain tchèque Milan Kundera est l’un de ceux qui, dans les années soixante-dix, avec La vie est ailleurs, (Život je jinde, 1969) ont relancé le débat sur les liens entre l’art et l’idéologie. Il formule alors une critique du réalisme socialiste. Il a notamment renouvelé la réflexion sur la relation entre les intellectuels et le kitsch. À partir de 1984, avec la publication de L’insoutenable légèreté de l’être (Nesnesitelná lehkost bytí), alors que les théoriciens marxistes monopolisaient le discours sur le kitsch, dont ils avaient fait le symbole même de la décadence et de la bêtise supposément bourgeoises, Kundera donne une nouvelle tournure à ce concept en affirmant que les pays communistes, qui avaient prétendument combattu le matérialisme bourgeois, avaient produit une autre forme de kitsch, probablement pire que celle du capitalisme. Pour Kundera, le kitsch est un simple vernis esthétique, appliqué par les régimes totalitaires (il faut entendre les régimes communistes) afin de masquer l’absence totale de culture :
La première révolte intérieure de Sabina contre le communisme n’avait pas un caractère éthique, mais esthétique. Ce qui lui répugnait, c’était beaucoup moins la laideur du monde communiste (les châteaux convertis en étables) que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit le kitsch communiste [...] là où un seul mouvement politique détient tout le pouvoir, on se trouve d’emblée au royaume du kitsch totalitaire [...] les réponses sont données d’avance et excluent toute question nouvelle113.
Cette redéfinition idéologique du kitsch va de pair avec l’émergence de la postmodernité. Ainsi, le psychosociologue Abraham Moles114, contrairement à Broch, considère le kitsch comme un « art du bonheur ». Le contexte de 1971 est différent et les enjeux de la postmodernité sont bien loin de l’urgence politique des années 1930. Progressivement, à partir des années 1960 et surtout des années 1970, les théoriciens commencent à considérer le kitsch et, plus généralement, la subculture, comme un phénomène positif. Dans L’esprit du temps (1962), Edgar Morin souligne que, quelles que soient les différentes origines du mépris humaniste, à droite comme à gauche, la culture de masse est considérée comme un déchet culturel, une simple imitation ou du kitsch115. Laissant de côté tout jugement de valeur, Morin diagnostique une résistance globale de la classe « intellectuelle » ou « cultivée » face à ce qui est populaire. Il se demande si les valeurs de la « haute culture » ne seraient pas « dogmatiques, formalistes et fétichistes » : si « le “culte de l’art” ne cache pas souvent un commerce superficiel de créations artistiques116. » Citant Greenberg, Morin affirme que « dans la culture de masse, il n’y a pas de discontinuité entre l’art et la vie117. » Il ajoute que la culture de masse est autonome car elle n’est pas contrôlée, filtrée ou structurée par l’Art, valeur suprême de la haute culture légitime. Valérie Arrault118 rappelle que, face aux nombreux détracteurs du kitsch, en 1978, le sociologue Jean Duvignaud fut aussi l’un des premiers à prendre le risque d’une interprétation positive de ce phénomène, dans la préface intitulée « Le marché des choses inutiles » du livre Le kitsch119 rédigé par Gillo Dorfles.
Dans un essai iconoclaste intitulé Homère et Dallas (1991), l’helléniste et latiniste Florence Dupont dénonce « la dictature générale du texte envers les pratiques de l’oralité, en précisant qu’on ne peut définir celle-ci en tant qu’absence d’écriture, mais plutôt comme une pratique culturelle autonome, ni inférieure, ni supérieure à l’écrit120 ». Dupont réhabilite ainsi les séries télévisées américaines, et autres productions subculturelles, méprisées par des élites intellectuelles qui considèrent, à tort, l’Iliade et l’Odyssée comme des chefs-d’œuvre de la haute culture écrite :
Sortir intellectuellement de la « galaxie Gûtemberg », de l’impérialisme de l’écriture et donner aux « littératures orales » un prestige entier, en cessant d’en faire des pré-littératures en attente de l’écriture, comme on fait des séries télévisées de la sous-culture. Tout sépare les chants de l’Odyssée des émissions de Dallas mais une fois restitués dans leur contexte respectif, ces deux types de performances remplissent la même fonction : susciter chez le public un consensus culturel qu’alimente la célébration d’un monde immobile et parfait. Parfait et immobile parce qu’il réalise totalement l’essence de chaque chose dans un temps qui permet à l’être de se déployer sans se transformer. Si Dallas est notre Homère, Homère fut aussi le Dallas de l’Antiquité121.
Richard Hoggart122, dans La culture du pauvre, enquête ethnographique magistrale qui fit date sur les pratiques culturelles des classes populaires, démontre que – contrairement aux clichés développés jusqu’alors par de nombreux intellectuels – les groupes sociaux modestes pratiquent une consommation nonchalante car ils sont loin de se laisser duper par la propagande de la « culture de masse » à laquelle ils n’accordent, en fait, qu’une « attention oblique ». Contrairement à certains clichés élitistes, les milieux populaires resteraient donc attachés à leurs valeurs traditionnelles et seraient « sauvés » par leur habituel scepticisme. Cependant, on aurait tort d’oublier que le milieu étudié par Hoggart avait pour contexte l’Angleterre industrielle des années cinquante (son livre fut publié en 1957) et que l’auteur lui-même redoutait, dans sa conclusion, une uniformisation de plus en plus grande entre les milieux populaires et la classe moyenne qui allait fortement émousser la résistance « oblique » des dominés face à l’idéologie dominante :
[L]es frontières de l’appartenance de classe sont en train de se transformer, dans la mesure où la plupart des membres d’une société moderne ont de plus en plus de consommations culturelles communes123.
Ce qu’Hoggart pressent, sans le nommer, c’est l’avènement de la postmodernité qui allait faire table rase des cultures traditionnelles, des valeurs et de l’identité populaires, annihilant aussi insidieusement la conscience politique des dominés : « Il faudrait inventer un mot nouveau pour désigner ce nouvel analphabétisme que la plupart des produits de l’industrie culturelle tendent, parfois non sans succès, à répandre dans les classes populaires aujourd’hui totalement alphabétisées124. » Il convient cependant de relativiser ce pessimisme car l’étude du kitsch postmoderne (le « camp » pour Susan Sontag ou encore « néo-kitsch », « méta-kitsch125 » chez Analía Sandra Melamed ou même « trans-kitsch ») – ce qui n’est pas l’objet de ce travail – montre que de nombreuses œuvres postmodernes parviennent à construire un discours extrêmement subversif tout en se nourrissant des produits de l’industrie sub-culturelle. Cette démarche est souvent associée au militantisme gay ou queer. On pensera à des artistes tels que Pedro Almodóvar, François Ozon, Xavier Dolan, Manuel Puig, Pierre et Gilles, ou encore Martin Parr, parmi bien d’autres.
Avec L’anti-Œdipe (1972), Mille plateaux (1980) et Kafka : Pour une littérature mineure (1975), les philosophes de la postmodernité Gilles Deleuze et Félix Guattari ont exploré la question d’une ontologie révolutionnaire des devenirs (« presque imperceptibles ») qui défont constamment l’histoire des identités. Leur conception originale du pluralisme et du rhizome débouche sur l’injonction d’échapper à l’identité (l’individu n’est pas conçu comme le fondement de l’organisation sociale : les subjectivités sociales sont toujours au-dessus ou au-dessous du niveau de l’individu, composant et décomposant des collectivités de toutes sortes). Il existe selon eux trois types de lignes, à commencer par la « ligne dure de segmentation, propre à décrire le contour des territoires les plus cristallisés d’un individu ou d’une société, leurs valeurs dominantes, leurs structures de reproduction, leurs identités et leurs lois caractéristiques126 [...] » Ces lignes dures sont, entre autres, celles qui opposent la culture légitime normative (celle des dominants sociaux) à la subculture (celle des dominés). Deleuze et Guattari démontrent la « primauté des lignes de fuite » (ou « lignes de création ») qui transcendent et dépassent les binarismes des « lignes dures » (lesquelles délimitent des territoires apparemment stables). En résumé, la philosophie de Deleuze et Guattari est l’une des pensées qui ont contribué à la valorisation du kitsch (sans qu’ils aient d’ailleurs nommé explicitement cette notion) et de toutes les formes de culture populaire ou de masse, favorisant le nomadisme intellectuel et brisant la dichotomie entre culture « supérieure » (ou « majeure ») et culture « inférieure » (ou « mineure »). De plus en plus de théoriciens, comme Jean-Yves Jouannais127, qui a démontré que les nains de jardins manifestaient une forme de résistance à la norme et d’affirmation de l’identité populaire, Alejandro Varderi128 ou Celeste Olalquiaga129 – analysent le kitsch comme un phénomène positif et stimulant pour la création. Des années 1960 à aujourd’hui, s’est développé un récit intermédial, basé sur l’exploration du champ médiatique et subculturel et sur la revendication subversive du kitsch.
Finalement, nous pouvons donc mettre en évidence deux courants dans l’histoire très complexe du kitsch que nous pourrions schématiser comme suit : premièrement, un kitsch moderne (typique de l’ère industrielle) et conservateur, lié aux classes dirigeantes et aux régimes politiques les plus autoritaires (c’était l’objet de notre étude) ; deuxièmement, un kitsch postmoderne et subversif. Ces deux attitudes refléteraient les deux tendances de l’humanité : la paranoïa despotique et la schizophrénie révolutionnaire, le kitsch normatif et le kitsch subversif.