– Il faudrait que je connaisse
au moins le genre, dis-je.
– N’importe quel genre.
À condition que ce ne soit pas une brodeuse,
dit-il en faisant un peu pivoter sa chaise
pour se placer en face de moi1.
Les fils de l’intrigue
Un hêtre extraordinaire, « l’Apollon-citharède des hêtres2 », des disparitions mystérieuses, le vermeil d’un sang riche et pur sur la neige, les hurlements d’un cochon scarifié... Un roi sans divertissement, « chronique » du pays du Trièves, débute comme un récit d’enquête : un narrateur premier cherche à en savoir davantage sur un meurtrier en série, appelé M. V., ayant sévi un peu moins d’un siècle plus tôt en 1843-1844. Il interroge son ami Sazerat, de Prébois, un historien spécialisé dans l’histoire de cette localité. Il « connaît l’histoire », « tout le monde la connaît... » mais « il faut en parler sinon on ne vous en parle pas3 ». Un pacte du silence entoure ce fait divers. Le récit tait la narration de l’historien car « ce qui est arrivé est plus beau ; je crois4 ».
Hiver 1843-1844 : dans un village pétrifié par la peur, arrive le capitaine de gendarmerie Langlois, chargé de résoudre l’énigme de ces disparitions inexplicables. Malgré ses efforts pour sécuriser le village, une autre suivra. Langlois quitte le village puis revient s’installer ce même hiver au Café de la route tenu par une ancienne lorette de Grenoble, la vénérable Saucisse. Une certitude : le meurtrier ne sévira pas la nuit de Noël, car son faste, sa splendeur le divertiront de ses pulsions meurtrières.
Quelque temps après, un habitant, Frédéric II, voit un homme adossé au hêtre situé non loin de sa scierie. Intrigué, il attend qu’il s’éloigne pour gravir une échelle menant aux branchages : il y découvre un nid d’ossements ainsi que le cadavre récent de la jeune Dorothée. La traque peut commencer. Langlois se rend à Chichiliane5, village perdu du Trièves, où habite le meurtrier. Il le tue avec son consentement tacite : c’est « un accident »6. Affaire classée. La fin de M. V. n’est toutefois pas celle du récit, dont l’enjeu se déplace, par un jeu de substitution, de l’énigme du meurtrier vers celle de Langlois, vétéran des guerres de conquête de l’Algérie.
Langlois repart puis s’installe de nouveau au village, en 18467, en qualité de commandant de louveterie. Le récit passe la médiation des vieillards rencontrés trente ans plus tôt par le narrateur enquêteur. Langlois, qui a changé, continue à loger chez Saucisse tout en mûrissant le projet de faire construire un pavillon, un « bongalove ». Son comportement intrigue. Ainsi, pourquoi se rend-il à l’église du village pour contempler l’ostensoir et les quatre magnifiques chasubles brodées de M. le Curé ?
Langlois fréquente Mme Tim, qui appartient à l’aristocratie locale. Épouse d’un capitaine de louveterie, cette femme imposante d’origine créole, née au Mexique, habite un château à Saint-Baudille et y donne des fêtes, des goûters dans le labyrinthe de buis. Passent les beaux jours, une neige épaisse recouvre de sa monochromie le pays de Trièves. Un loup fait un carnage des bêtes. Au cours de l’hiver 1846, Langlois organise une battue fastueuse à laquelle prennent part les habitants du village, le procureur royal, Mme Tim et Saucisse. La mort du loup, acculé au fond de Chalamont, rejoue l’épisode de l’exécution déguisée de l’assassin.
Vingt ans après. Saucisse habite au « Bongalove » avec Delphine, la veuve de Langlois. La narration est assumée temporairement par l’un des vieillards, qui délègue sa voix à Saucisse. C’est par elle en effet qu’il détient les informations relatives aux dernières années de Langlois.
Printemps 1847 : « Est-ce-que vous n’auriez pas besoin d’une bonne brodeuse ? (Et il ajouta, mais alors bête comme une oie) : Elle fait de la dentelle aussi. Il y a dans ce village, une femme, très forte8... ». Langlois, accompagné de ses alibis, Mme Tim et Saucisse, se rend chez la brodeuse, qui vit avec son petit garçon, dans un village reculé du pays de Diois. Le lecteur n’a pas de peine à comprendre qu’elle est la veuve de l’assassin. Cette femme aux abois, qui s’est enfuie de Chichiliane, s’épuise à honorer des commandes diverses des bourgeois des environs.
Dans la suite du roman, le divertissement prend la forme d’une fête fastueuse au château de Saint-Baudille (villégiature de Mme Tim), puis d’un projet de mariage. Pour trouver une épouse conforme aux vœux de Langlois, Saucisse active son réseau et lui présente l’accorte Delphine, femme de type exactement opposé à celui de la brodeuse. Tous les deux s’installent dans le « bongalove » précédé du petit labyrinthe de buis que Langlois a fait construire sur les contreforts de la vallée. L’hiver venu (1848), Langlois se rend chez la vieille Anselmie (relais narratif de l’épisode) et lui demande de tuer une oie. Il contemple le sang qui dégoutte sur la neige.
« Eh bien, voilà ce qu’il dut faire9. » Un narrateur anonyme (le narrateur premier ?) retrace les derniers moments de Langlois. Celui-ci meurt dans une explosion dionysiaque, après avoir allumé une petite cartouche de dynamique, au lieu de son cigare habituel, sur la terrasse du bungalove.
Pour saisir l’enjeu de cet épisode clé, il était nécessaire de rappeler l’intrigue d’un récit à la continuité incertaine, dont les ellipses, le jeu de points de vue font barrage à une validation extérieure du sens. Celui-ci n’en reste pas moins orienté par la citation finale, empruntée à Pascal : « Qui a dit : Un roi sans divertissement est un roi plein de misères10 ? » Elle éclaire le rôle discret mais réel de la brodeuse dans le roman.
L’épouse de M. V.
Attablée en compagnie de Mme Tim et Saucisse, Langlois leur demande, d’un « air souffreteux », si elles n’ont pas besoin d’une « bonne brodeuse » : « il y avait ici une brodeuse ; un dentellière ; une fée11 » renchérit-il. De quoi susciter l’ironie des deux femmes qui « savent leur leçon sur le bout des doigts12 ». La demande de Langlois prouve qu’il continue à enquêter sur M. V. alors même que le dossier judiciaire est clos depuis plus d’un an.
C’est par recoupements des indices semés dans le roman que le lecteur comprend que la « brodeuse » est l’épouse du meurtrier de Chichiliane. Sa traque mène Frédéric II aux abords d’une rue « large aux maisons cossues 13», dont sort très vite un petit garçon. L’apparition de l’enfant dans les deux épisodes, le luxueux mobilier qui encombre l’atelier de la brodeuse confirment l’hypothèse d’une identité entre les personnages. Quant à la description de la ruelle qui mène à la maison, sise à la périphérie du village où elle vit, elle s’inscrit dans l’imaginaire du sang associé à M. V. : « Il y habitait des carriers d’ocre et la poussière rouge qu’ils charriaient dans les semelles de leurs souliers ensanglantait les suintements d’éviers14. »
Célébrée dans tout le comté, l’adresse de Mme V. lui assure un moyen autorisé de survie qui participe à la construction de son ethos : celui d’une femme à la vertu irréprochable, entièrement absorbée par ses travaux d’aiguille. D’abord soupçonneuse envers ses visiteurs, puis rassurée sur l’authenticité de leur démarche, elle exhibe ses « soies de parfaite qualité » et certifie que « son travail n’adm[et] le plus petit écart dans les piqûres d’aiguille15. » La broderie, telle que la pratique Mme V. relève d’une activité économique mais aussi d’une tentative de légitimation sociale et morale qui s’oppose aux « écarts » passés de son époux.
Nécessitant une attention extrême et continue, la broderie offre à Mme V. un moyen d’occulter le trauma qui la ronge, de s’en « divertir ». Les marques qui endolorissent son corps témoignent de cet oubli de soi : ses doigts semblent « rongés par un acide16 », ses « yeux bleus17 », sans éclat, « bordés de rouge18 » n’ont rien des stigmates qui définissent le type sentimental de la grisette19. Chez cette veuve, Mme Tim perçoit d’emblée un « halètement de biche poursuivie20 » qui l’inscrit dans l’imaginaire de la chasse du roman, chasse à l’homme, chasse au loup. Tel Ulysse, Langlois pénètre par ruse chez cette Pénélope fidèle, qui cultive la mémoire de son époux sous la forme d’un long portrait en pied.
Racontée par Saucisse, la scène épouse la perspective d’un regard auquel se découvre progressivement la chambre noyée dans l’ombre dans laquelle travaille la brodeuse. L’encombrement des meubles et des objets y fait signe vers « la fuite en Égypte et la fourmilière21 ». L’attelage métaphorique connote le danger et le refuge. Le rai de lumière pâle qui traverse la fenêtre, le mobilier raffiné, les instruments de musique à l’abandon confèrent à celle-ci l’atmosphère d’une toile hollandaise. Dans cette pièce où la brodeuse passe l’essentiel de son temps, dans un silence monacal, Saucisse remarque une travailleuse ainsi qu’« une table de jeu d’un luxe inouï en marqueterie d’ivoire et d’ébène22 ». Les deux meubles possèdent des finalités contraires : l’un est dédié au labeur, l’autre au divertissement. Chacun conjoint les motifs du temps, du divertissement et de l’art23. Le lecteur comprend que les jeux admis, symbolisés par la table, n’ont pas suffi à divertir M. V, saint Joseph tourné en loup-garou ennuyé. Le statut socio-économique de M. V. n’est pas élucidé et produit un effet d’étrangeté : sa veuve est probablement payée à la tâche, mais le mobilier et les instruments de musique, la table de jeu (jeu d’échecs ? jeu de roi ?) font signe vers une relative aisance matérielle.
L’épisode invite à s’interroger sur le rôle de la vue, dont elle est un moteur essentiel. La brodeuse s’esquinte la vue pour se dissimuler à elle-même la douleur qui la point, Mme Tim et Saucisse se composent un rôle pour la divertir de voir ce que Langlois est venu voir. Affalé dans une bergère qui fait face au portrait de l’assassin, ce dernier sombre dans une léthargie hypnotique, pour n’offrir à l’œil de Saucisse que le spectacle de sa « patte d’oie24 », puis d’une tempe « lisse et sans pli25 ». La perspective narrative trahit la pulsion scopique de Saucisse, animée par une volonté de voir, elle-même entée sur le désir de savoir.
La scène offre comme un contrepoint à la découverte des femmes mortes dans « La Barbe Bleue », la mise en scène d’un interdit du regard. La chronique et le conte inscrivent l’épisode-clé dans un lieu défini par le raffinement et le luxe de leur mobilier – à commencer par les « meubles en broderie26 » qui ornent la maison de l’époux monstrueux chez Perrault.
Chez la brodeuse, Saucisse remarque, outre la splendide table en bois marqueté, « un beau fauteuil de tapisserie très fraîche [...] une chaise galbée avec les pieds soignés comme des crosses de violon27 », des dorures, « des fils d’or, des feuillages d’or dont les uns étaient des reflets sur les galbes de meubles et les autres les rameaux de grands cadres à portrait28 », une bergère au large dossier, un coffre de mariage ventru aux « pieds en patte de lion29 », un « tabouret de piano30 », un portrait ovale dont le « cadre luisant, fluide comme un rameau d’osier, cont[ient] du rose, du vert tendre et du bleu, en forme vaguement de jeune fille31 ». Le miroitement des meubles et des cadres ouvragés, feuilletés d’or, les touches délicates du portrait32, révèlent la trajectoire d’un regard inexorablement aimanté par « la partie la plus obscure de la pièce33 », « l’aile de corbeau de Langlois34 », qui fait face au portrait.
« Trop éblouie par la blancheur du linge » qu’elle examine en compagnie de Mme Tim, Saucisse ne discerne d’abord que de « vagues formes brumeuses qui devaient être des mains35 », dont les parties « s’emmanch[ent]36 » lentement les unes dans les autres et conclut « par l’ensemble du corps de bitume, que ce devait être le portrait d’un homme37 ». Son œil s’arrête au seuil du visible, « là-haut », où elle « ne [voit] rien, où l’instinct [lui] [dit] d’ailleurs qu’il ne [faut] pas regarder38 ». Le regard de Saucisse, curieusement aveuglée par le linge, opère une division symbolique de l’espace : à l’avant-scène, les ouvrages délicatement brodés, éblouissants de blancheur, refoulent à l’arrière-plan, dans les ténèbres de la pièce, le véritable sujet du drame qui se joue, sur le mode de la revenance.
Ce visage qui se dérobe à l’œil de Saucisse, le narrateur premier l’imagine semblable à celui de son probable descendant, le jeune instituteur qui lit Sylvie à l’ombre de roses trémières dans un jardin sur la route du Diois. Indice d’altérité, de monstruosité, la barbe bleue du meurtrier de Perrault se commue en une barbe un peu clairsemée, formée de « poils très bruns39 », non point belle « mais nécessaire, obligée, indispensable40 ». La barbe connote la chronique, qui se fonde sur les traces présentes pour reconstituer le passé (le visage de V.) tout en réactivant le sème de la banalité monstrueuse, de la régression vers l’animalité.
Le regard de Saucisse s’arrête au seuil de l’interdit que franchit allègrement l’héroïne du conte, mais en épouse la logique perceptive :
D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se miraient le corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c’étaient toutes les femmes que la Barbe Bleue avait épousées et qu’il avait égorgées les unes après les autres)41.
Ce ne sont plus les cadavres des victimes mirés dans le sang qui se révèlent à Saucisse mais la possible contagiosité du mal, sa puissance numineuse, les recoins d’une âme dont elle préfère respecter le secret. Saucisse saisit intuitivement ce qui se dévoile à Langlois, défroissant sa peau, l’arrachant à lui-même dans un ravissement qui pourrait bien signaler un point de non-retour. Preuve de la respectabilité de la brodeuse, le portrait, « accroché sur le mur le plus sombre42 », le métamorphose fugitivement dans sa chair, comme si s’opérait en cet instant précis un contrat d’âme à âme. Si Saucisse se refuse de poser les yeux « là-haut », c’est que le portrait est « fée ». De « fil en aiguille », Langlois se rapproche ainsi insensiblement du monstre qu’il combat en lui-même.
La broderie : un art de la diversion
La visite que rend Langlois à la brodeuse en compagnie de ses deux alibis, Mme Tim et Saucisse, peut se lire comme un redéploiement mimétique de broderie, que Charles Germain de Saint Aubin, définit comme « […] l’art d’ajouter à la surface d’une étoffe déjà fabriquée et finie, la représentation de tel objet qu’on le désire, à plat ou de relief ; en or, argent ou nuances43. » La broderie, qui masque tout ou partie de l’étoffe, offre un prisme de lecture métapoétique où se joue sa double acception « d’ornement » mais aussi « d’invention », de « fiction » verbales. Au cours de cette visite, chacun brode, se compose un rôle, improvise un scénario. Si Mme Tim y tient celui d’une « bourgeoise de petite ville et même de village44 », « pleine de ses sous45 », chargée d’étirer le temps par ses commandes variées, Saucisse y assume celui de la parente pauvre :
Il me suffisait d’approuver Mme Tim, de surenchérir un tout petit peu même parfois. Puis, de façon détournée (comme si je ne me reconnaissais pas qualité pour prendre de front Mme Tim) mais détournée si habilement que la brodeuse devait pouvoir se rendre compte du détour (comme si, malgré ma position subalterne j’avais assez de goût cependant pour ne pouvoir retenir mon admiration devant ce beau travail) (ce qui est toujours le cas pour les positions subalternes : cousines pauvres, cadettes déshéritées) je devais abonder dans le sens de la brodeuse. Vous voyez que moi aussi je connaissais la musique. Je le fis très bien46.
Les deux femmes rivalisent d’habileté pour abuser la brodeuse et impressionner Langlois. Les modèles brodés se révèlent à ce titre des auxiliaires précieux de la curiosité de Saucisse :
Je pris pour prétexte l’examen d’un tablier de satin bouillonné et orné de volants de dentelle qui, d’après la femme grise, devait accompagner une toilette de visite en cachemire prune, pour changer de place et tâcher d’apercevoir un peu mieux Langlois47.
La commande la plus précieuse, la plus riche – « une pelisse d’enfants aux soutaches et broderies, ouatées et piquées de plumes frisées, ce qui était l’engouement de l’époque » fait « trembler d’appréhension et de désir la femme grise48 », qui révèle par là son ignorance de la fiction qui se joue et son dévouement à son art. Cette « très riche commande49 » forme un contrepoint à l’acmé de l’épisode : la contemplation de Langlois du portrait baigné d’ombre. Mais un ange passe et le temps d’un éclair, la veuve au comble de la joie, est saisie de doute. À bout de ressources, Mme Tim se livre à une dernière tentative pour prolonger l’échange : « Au sujet de la taie d’oreiller, dit péniblement Mme Tim [...] Pour la taie d’oreiller, il n’y avait pas à discuter à perte de vue50. » Le cours des commandes épouse les méandres d’une fiction qui s’étiole. Mme Tim n’a plus rien à broder. Un petit garçon – le fils de l’assassin – surgit, écrase sa bouche gourmande contre la vitre. Pour clore la saynète, Mme Tim tire de sa bourse trois louis, en guise d’acompte. Mme V. les refuse, humiliée, soupçonneuse, et s’enquiert violemment de celui que tout le monde semble avoir oublié. Langlois réapparaît, le visage froissé par le sommeil. Rassurée, la brodeuse justifie sa brusquerie par la tension nerveuse que lui ont donné les « trois nuits sans sommeil51 » consacrées au « trousseau de Mlle Michard52 » et accepte l’acompte. La relation intègre le circuit économique de la commande : la fiction est sauve53.
« N’importe quel genre. À condition que ce ne soit pas une brodeuse »
En quête d’une épouse, Langlois, qui se souvient de la visite chez la veuve de M. V. précise à Saucisse, diligentée pour lui en dénicher une :
— N’importe quel genre. À condition que ce ne soit pas une brodeuse [...]
— Tu n’as rien à broder, dis-je.
— C’est à peu près ça, dit-il.
— Pas une brodeuse, dit-il de nouveau et pas ce qu’on appelle une bonne épouse.
— Qu’est-ce-que tu te fais comme idée sur une bonne épouse ? dis-je.
— Portrait en pied, me dit-il.
— D’accord, dis-je. [...]
— Elle aura tout ce qu’elle veut, dit-il mais moi je tiens à ce qu’on ne m’entoure pas.54
Au cours de cet échange, Saucisse se rappelle la visite chez la veuve de M. V. et cette « sorte de garde-meuble dans lequel elle vivait, où l’on pouvait passer en revue tout ce avec quoi elle avait dû entourer l’homme au portrait en pied »55. La raison absurde invoquée par Saucisse – « Tu n’as rien à broder » – repose sur un implicite, un pacte tacite où se joue l’interdit relatif aux véritables motivations de Langlois dont les attentes déconcertantes révèlent à quel point il reste hanté par M. V. La brodeuse incarne une conjugalité étouffante (symbolisée par son coffre de mariage ventru) dont son époux se serait diverti par le meurtre.
« Petite femme grise56 » et pâle, aux yeux bleus délavés, rien ne rappelle en Mme V. la santé éclatante des victimes de son époux. La parentèle de Marie Chazotte, assassinée par ses soins, permet au chroniqueur d’imaginer son type : « une petite brune aux yeux clairs, blanche comme du lait, vive et bien faite, comme la femme de Raoul57 », au sang pur et beau. Or ce sont là, précisément, les caractéristiques physiques de Delphine, l’épouse que Saucisse déniche pour Langlois après avoir activé son réseau : « des cheveux noirs et de la peau bien tendue sur une armature58 », « jeune, jolie59 », pulpeuse, « dont la bêtise avait attendu les cailles rôties60 » (selon Saucisse). La jeune femme porte le prénom (féminisé) d’une victime du meurtrier : Callas Delphin-Jules, l’époux d’Anselmie à laquelle Langlois, sur la fin de sa vie, demande de sacrifier une oie. Tout oppose ainsi Delphine et la brodeuse : l’une est « grise », « pâle », industrieuse, exemplaire et mère, l’autre, fraîche, inoccupée, et de petite vertu. D’emblée, Saucisse tente de la « blanchir », en imposant à la petite bonne qui l’accueille de porter un tablier blanc à la bavette brodée. Le roman ne la montre jamais, telle une fidèle épouse, les yeux rivés sur son tambour à broder. Une fois veuve, elle ne cesse, sous le regard désapprobateur de Saucisse, d’arranger son décolleté, dans l’attente des mots doux que doit lui remettre le colporteur. La broderie départage ainsi deux types féminins dont l’un fait signe vers la religieuse, l’autre vers la « fille » ou la femme de mauvais genre. Barbe Acarie, introductrice du Carmel en France :
[...] confectionne des ornements d’église jusqu’à y perdre la vue, et exige que les religieuses de son ordre [...] fassent toujours plus d’ouvrages. Cette initiative est retenue et, tout au long de l’Époque moderne, aussi bien les religieuses que les laïques se voient astreintes à cette règle carmélitaine : « Vous ferez quelque travail ou ouvrage de vos mains, afin que le diable vous trouve toujours occupées, et qu’il n’ait pas d’entrée en vos âmes, se servant de votre oisiveté »61.
Serait-ce à dire que Delphine a le diable au corps ? Ne serait-elle pas elle-même tourmentée par un ennui dévorant auprès de cet époux plus âgé qui n’attend rien d’elle sinon que des vertus négatives ?
Chronique d’une visite annoncée : les chasubles de M. le curé
La nuit de Noël 1844, Langlois avait rassuré le curé : l’assassin ne sévira pas, les splendeurs de la fête de Minuit suffiront à le divertir. Plus tard, il avoue lui-même « avoir été fortement impressionné par les candélabres dorés, les cierges entourés de papier d’étain et les belles chasubles exposées dans la sacristie62. » Revenu au village après l’exécution de M. V., Langlois demande à la vieille Martoune de lui montrer les quatre magnifiques chasubles qu’elle aère sur les dossiers des prie-Dieu :
[...] la mauve, la rose et la verte où sont brodées au fil d’or des roses avec leurs feuilles, exactement comme vivantes (elle a été donnée à la paroisse en 27 par le couvent des Présentines où il y a toujours des brodeuses extraordinaires), la dorée (elle est si belle que M. le curé n’ose pas la mettre) et la blanc et bleu, celle des osties et des bleuets, la courante (qui s’élime et que Martoune surveille attentivement.) […]
— Il n’y en a pas d’autres ?
— Non, il n’y en a que quatre.
— Montre-moi un peu mieux celui-là, dit Langlois à travers les barreaux de la fenêtre un index pointé vers la chasuble rose et vert.
Ce que Martoune se dépêcha de faire.
— Et la dorée63.
Le soir Langlois réussit à convaincre le curé d’ouvrir le tabernacle et de lui montrer l’ostensoir64. Après quoi « jamais plus on ne le vit à l’église65. »
Les vêtements sacramentaux participent d’une herméneutique de la trace, d’une topologie du retour qui leur confèrent le statut de signes mémoriels. Ils renvoient à la nuit de Noël 1844 et à un passé dédoublé : celui de M. V. (qui n’a pas sévi cette nuit-là), de Langlois, alors si près de connaître la vérité, cette « vérité vraie pour tout le monde », comme l’énonce, dans un truisme profond, le Procureur royal, « profond connaisseur des choses humaines, [...] amateur d’âmes66. » Annonçant la visite chez la brodeuse, l’épisode est empreint d’ambivalence puisqu’il marque aussi bien une diversion qu’une étape sur le chemin de l’identification progressive du justicier au meurtrier.
La détermination de Langlois à revoir ces objets est telle qu’elle l’oblige à rester à croupetons devant la grille de la sacristie. Son attention se concentre sur les plus belles chasubles, les plus raffinées – la dorée, la rose et la verte – celles que le curé revêt les jours de grande fête : la broderie, mimèsis de la création, qui conjugue le motif « féminin » de la fleur et de l’épine (la rose) relève d’un régime du spectacle (propre au rite tridentin) appelée à émerveiller les esprits. Par sa demande expresse, Langlois s’octroie un divertissement qui manifeste sa vive sensibilité à la beauté (et sa parenté avec M. V.), mais aussi l’absence d’efficace des objets consacrés sur son âme. Que valent-ils d’ailleurs, arrachés au spectacle qui leur assigne leur sens ? La broderie religieuse, fruit du travail de patience des Présentines67, actualise le thème du divertissement, de ce vide de l’âme qui ne se comble que par l’écriture ou le meurtre, bien loin de l’issue proposée par Pascal.
Le sang de la brodeuse
Ornement gratuit (à moins d’être réparatrice), la broderie constitue l’avers des divertissements sanglants de M. V. Remarquons que, pour désigner la disparition « miraculeuse » des victimes, le narrateur emploie à plusieurs reprises le verbe « escamoter » (le meurtrier se voyant doté des attributs magiques d’un dieu négatif). Le Littré détaille les sens de ce verbe polysémique : « Faire disparaître quelque chose par un tour de main, un tour de gobelet, ou de toute autre manière. Escamoter une carte68. » Le meurtrier est un joueur, un prestidigitateur, qui « escamote » ses victimes avec une facilité aérienne. Mais « escamoter », c’est encore « tirer les extrémités des fils d’or ou de soie du côté de l’envers de l’étoffe69. »
L’étymologie conforte cette relation inverse et occulte entre le sang et la broderie. « Broder » se décline selon les dialectes en brosder (wallon), broydar (provençal), brusdus (bas-latin), brouda (bas-breton)70. Quel que soit le radical, ces différents verbes expriment tous l’action d’aiguillonner, de piquer. Dans Blanche-Neige des frères Grimm, la reine, assise près d’une « […] fenêtre encadrée d’ébène noir71, se pique le doigt ; des gouttes de sang tombent sur la neige : “ Oh, puissé-je avoir une enfant aussi blanche que la neige, aussi rouge que le sang et aussi noire que le bois de ce cadre72 ! ” » Si le sang versé, qui rejoue un rituel de sacrifice, relève des compétences du « roi », la broderie ne serait-elle pas l’attribut des reines « fenestrières » ? Les gouttes de sang qui enluminent la neige formeraient ainsi un lien, le fil d’Ariane entre ces deux activités antithétiques, unies par un dénominateur commun : la beauté (« qui fascine »). Dans Le Conte du Graal, Perceval s’abîme dans la contemplation des trois gouttes de sang laissées par une oie blessée sur la neige : « Car le sang et la neige ensemble / sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie73. » Le sang se fait ici symbole de la pulsion sexuelle, d’un fantasme de défloration dont Perceval se châtie en tuant les chevaliers venus le distraire dans sa contemplation. L’esprit un peu embrumé, Ravanel, un villageois dont le cochon a été sauvagement entaillé « […] se [met] à dire des choses bizarres ; et par exemple, que le “sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c’était très beau” (Je pense à Perceval hypnotisé, endormi ; opium ? Quoi ? Tabac ? aspirine du siècle de l’aviateur-bourgeois hypnotisé par le sang des oies sur la neige74). » Au Moyen Âge, nous rappelle Michel Pastoureau, les trois couleurs polaires étaient le blanc, le rouge et le noir75. Le roman les décline sous la forme du sang imaginé ou versé, de la « somptueuse table de jeu marquetée » d’ivoire et d’ébène qui trône chez la brodeuse, du teint blanc et des cheveux noirs de Marie Chazotte, de Delphine, et bien sûr de la neige76.
La chasuble brodée de roses propose un artefact de la création, de la nature, dont la splendeur raffinée s’oppose aux hiéroglyphes mystérieux qui balafrent la peau du cochon de Ravanel, martyrisé par M. V. Possible substitut sacrificiel d’un être humain, celui-ci est retrouvé :
[...] entaillé de partout, de plus cent entailles qui avaient dû être faites avec un couteau tranchant comme un rasoir. La plupart de ces entailles n’étaient pas franches, mais en zigzag, serpentines, en courbes, en arcs de cercle, sur toute la peau, très profondes. On les voyait faites avec plaisir [...] (Ravanel frottait la bête avec de la neige, et sur la peau un instant nettoyée, on voyait le suintement du sang réapparaître et dessiner comme les lettres d’un langage barbare, inconnu)77.
La brodeuse, religieuse ou laïque, orne cette « seconde peau » que sont les vêtements, les magnifie, les inscrit dans un ordre culturel et social par lequel se trouve disciplinée et confirmée sa « nature » féminine, marquée par le sang : sang des règles, sang de la défloration, sang de la parturition78. Celle-ci est soumise à la contrainte d’un geste qui doit éviter de faire perler le sang (au risque de souiller l’étoffe) à l’inverse du meurtrier qui le fait jaillir. Agrément des yeux, la broderie implique une maîtrise du sang à laquelle s’opposent les lettres barbares qui suintent de la peau du cochon, l’ornent, la « brodent ». Composant un langage inconnu, étranger, elles exposent les villageois dégoûtés à l’énigme de leur non-sens, à une altérité radicale mais aussi à leur propre et possible monstruosité.
La brodeuse : une incarnation de la Parque
Fuyant la lumière où se trouve la travailleuse, Langlois se retire dans le fond de la chambre baignée d’ombre où se dresse le portrait. La scène (qui épouse la perspective du regard de Saucisse) prend la forme d’une descente aux Enfers sans espoir de retour possible. En allant déranger les mystères de la vie de la brodeuse, le héros (qui l’a préservée du scandale en tuant son mari), commet une transgression, opère un « point arrière », qui le conduira tel Œdipe à vivre cela même qu’il cherchait à fuir. « Fée » de l’aiguille, Mme V. s’apparente à une discrète figure du destin, qui actualise le souvenir des Fata, des Parques romaines ou des Moires grecques.
Saucisse s’affirme à ce titre comme une auxiliaire ambivalente de sa quête, en lui présentant une femme qui l’exposera à un risque mortel. Elle-même se trouve associée aux travaux d’aiguille. La patronne du Café de la route tricote, reprise les chaussettes de Langlois, ravaude son gilet de flanelle (mais ne brode pas). La conversation au cours de laquelle le héros l’informe de ses projets matrimoniaux est scandée par des allusions à la couture : Saucisse prend un œuf de buis, passe l’aiguille à travers la maille des chaussettes, place des aiguilles sur le clair de la vitre pour les comparer. Or, dans l’imaginaire des campagnes du xixe siècle et du début du xxe, les aiguilles sont clairement associées au mariage :
Le mariage est le moment où s’opère ce glissement de l’épingle à l’aiguille. En retirant épingle par épingle sa coiffe nuptiale aidée de la couturière et en réservant le retrait de la dernière épingle à son époux, la mariée perd symboliquement son innocence [...] et se retrouve du côté de l’aiguille79.
L’entrelacement des motifs matrimoniaux et textiles, déroulés par la conteuse, résonne d’une signification symbolique : « – Trouve-moi quelqu’un. (Je débobinais une aiguillée de coton80). » Saucisse s’apparente à une Moire domestique, qui déviderait le destin de Langlois81. Plus tard, une fois mariée, Delphine lui demande, « ce qu’elle fait là82 », pourquoi elle « fait des points, des points et des points83 » et ce que « ce sera à la fin84 » : « Je ne fais pas de projets à l’avance85 » lui rétorque-t-elle. Cette réponse, pour le moins curieuse, s’apparente à une ruse : par ce tricotage sans fin, Saucisse prolonge sa présence dans le logis conjugal.
Ces différentes mentions soulignent les discrètes attentions maritales dont Saucisse « entoure » Langlois. Elles exacerbent le contraste avec Delphine, associée au motif inquiétant du cigare. C’est pour elle en effet que Langlois renonce (ou aurait renoncé) à sa pipe habituelle, et c’est elle qui, selon une hypothèse de Saucisse, arrange, avec une application de jeune épousée, les boîtes de cigares sur la cheminée. C’est sur cette Delphine encore que Giono ouvre Noé, récit de la genèse d’Un roi pour en souligner la sensualité, les « terribles beautés86 », la peau laiteuse, le point de vue biaisé de Saucisse, jalouse de cette femme qui lui aurait volé « son » Langlois. La couture, la broderie, le tricot dessinent une ligne de partage éclatante entre les femmes du roman : Delphine ne serait-elle pas, malgré qu’en ait Saucisse, une possible « âme forte87 » ?
De Noé à Sylvie
L’analogie entre le tissu et le texte, les arts textiles et l’écriture est bien connue88. Saucisse, qui fait des « points et des points et des points », sans former de « projet à l’avance » (dit-elle) pourrait bien refléter le processus d’écriture d’Un roi, marquée par la fulgurance d’une inspiration déployée sur une quarantaine de jours. L’art du romancier déroule le fil des possibilités, des virtualités humaines.
Dans Noé, Giono raconte la manière dont les personnages d’Un roi sont (ou seraient) venus à lui, dans un mouvement de surimpression à son univers quotidien, chambre, vue, jardin, dont M. V. l’a traversé de son pas tranquille. Avant de raconter la genèse de son roman, l’écrivain prend soin de décrire le paysage qui s’offre à ses yeux, depuis son bureau : une villa moderne, des arbres au feuillage changeant (tilleul, cerisier, mûrier et if) et à droite « […] des arbres, un champ divisé en quatre petits jardins faits au point de croix avec la laine vert chou, la soie d’or rouge d’une petite plantation de pêchers, le fil bleu pâle des artichauts ; tout ça sur fond de bure89. » Le paysage est décrit au prisme de la broderie, la table du romancier, chargée de brouillons, rappelant la « travailleuse chargée de toile en travail90 » de la brodeuse où reposent ses lunettes. Si Langlois n’a « rien à broder », on ne peut en dire autant du romancier qui réussit par l’écriture à conjurer les démons de l’ennui91.
L’incipit du roman amorce discrètement le motif des arts de l’aiguille sous les auspices de Sylvie de Nerval, dont l’héroïne éponyme abandonne la dentelle pour devenir gantière, sous les effets de la loi du marché. À l’ombre de roses trémières, dans le jardin de curé d’une ferme située sur un versant du Diois, un jeune homme prénommé Amédée « lit […] lisait Sylvie quand je l’ai vu. [...] tout ce que je sais, c’est que c’est un V., qu’il est à l’école normale de Valence ou de Grenoble92. » Le narrateur n’est pas certain si « c’est un parent ou un descendant de ce V. de 184393. » Quoi qu’il en soit, « lire Sylvie » à cet endroit-là, dans ce paysage chaotique, au lieu-dit Les Chirouzes, « c’est assez drôle94 ». Les roses trémières (mentionnées trois fois) connotent l’univers du poète, le « ballet des heures » du sonnet « Artémis » : « C’est la mort, ou la morte [...] Ô délice ! ô tourment ! La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière95. » L’art textile s’incarne pour sa part sous la figure de Sylvie mais encore, dans Octavie, de la jeune bohémienne qui brode des ornements religieux rencontrée une nuit d’égarement, d’Émilie, vouée au couvent comme Adrienne. La référence à Nerval initie le motif du fil, du « fils » (Amédée) et de la généalogie, du cycle de la mort et de la vie, des tours et des détours entre le passé et le présent, ainsi que du passage d’une ère à une autre (symbolisée par la mécanisation du travail de Sylvie). Giono situe en effet la strate la plus ancienne de la diégèse d’Un roi dans les années 1840, à une époque de basculement ou de glissement vers l’ère industrielle qui entérine pleinement la coupure avec la nature, le cosmos, seuls garants de la sacralité sur terre96. À la mélancolie nervalienne, fait écho la pulsion de mort de Langlois, à la délicatesse arachnéenne de l’écriture des Filles du feu, le débobinage des voix présentes et passées, à la violence éteinte de l’histoire, la crudité paysanne du fait divers, à l’atmosphère vaporeuse de Sylvie, la douceur rêveuse d’Amédée, dont les dispositions littéraires transmuent en lettres d’encre le sang, la cruauté répandus par l’ancêtre. La brodeuse se situe pour sa part au carrefour de ces deux imaginaires, entre lesquels son art tisse une continuité poétique, symbolique et sociologique. Elle s’incarne sous la figure de la veuve de l’assassin, de la collectivité des Présentines, artistes du fil auxquelles le roman rend un hommage fugitif mais appuyé. L’allusion à ces « brodeuses extraordinaires », au présent d’énonciation, signale la transmission d’un art qui traverse et relie les époques, à l’image du principe temporel qui régit la chronique, ouvre l’espace de la fiction à la réalité concrète d’une voix, celle – admirative, émerveillée – du romancier Giono.