[L]es brodeurs, qui font diverses devises, selon la soubtivité de leur ymaginacion, sanz faulte ne firent mie les soyes, l’or, ne les matieres, et ainsi d’aultres ouvrages, tout ainsi vrayement n’ay je mie fait toutes matires, de quoy le traittié de ma compilacion est composé ; il me souffit seulement que les sache appliquer à propos, si que bien puissent servir à la fin de l’ymaginacion, à laquelle je tends a parfaire.1
Comme en témoigne le prologue auctorial du Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, l’analogie entre texte et tissu n’est plus à démontrer à la fin du Moyen Âge2. Depuis l’Antiquité, la métaphore de la couture, du tissage et de la broderie pour désigner l’écriture s’est installée notamment par la transmission des traités rhétoriques et oratoires de Cicéron et des mythes ovidiens tels Arachné et Philomène3. Christine de Pizan en fait ici l’usage pour décrire son propre processus de rédaction, à savoir assembler « les soyes, l’or [et] les metieres » littéraires dont elle hérite pour nourrir son propos didactique fondé sur l’exemple illustre du roi de France. En effet, si la broderie se définit comme « […] l’art d’ajouter à la surface d’une étoffe déjà fabriquée et finie, la représentation de tel objet tel qu’on le désire, à plat ou de relief ; en or, argent nuances4 » selon Charles Germain de Saint Aubin, l’œuvre écrite peut être considérée comme un ajout filaire à une matière déjà existante (Gérard Genette préférera, bien plus tard, théoriser le phénomène d’intertextualité par l’image du palimpseste5).
Pour interroger la figure des brodeuses entre résistance et soumission, nous nous intéresserons tout particulièrement à « la metiere » utilisée dans le contexte de la querelle des femmes qui se cristallise au début du xve siècle. Comme l’explique Danielle Régnier-Bohler dans l’introduction de Voix de femmes au Moyen Âge, « seuls les hommes, les clercs, semblent pourvus de paroles, d’une parole exclusive et de la voix du pouvoir6. ». Pourtant on ne cesse de s’interroger sur la définition même de la femme : sa nature et sa conduite, ses forces et ses faiblesses, les frontières mouvantes de ses droits et de ses devoirs. Ces discussions agitent d’abord le milieu clérical médiéval, notamment concernant la question du mariage, puis prennent un tour polémique au sein des cours françaises et européennes en grande partie sous l’impulsion de Christine de Pizan7, donnant lieu à des joutes oratoires, à d’épineux échanges épistolaires, ainsi qu’à de nombreux écrits de défense des femmes qui se multiplient au tournant de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance. Écrit en 1405, Le Livre de la Cité des Dames a pour but de démentir « l’oppinion et dites des hommes communement […] que elles n’ont servy au monde, ne servent fors de porter enfans et de filer8. ». Chaque pierre de cette forteresse allégorique, érigée pour faire face à ce type d’attaque, représente un exemple féminin qui prend la forme d’un court récit pouvant provenir de différentes sources – littéraires, historiques, mythologiques ou bibliques. Boccace avait déjà rassemblé ces illustres vies féminines dans son ouvrage De mulieribus claris écrit entre 1361 et 1375, traduit en français en 1401 et en espagnol en 1446. Les « champions des dames9 » tels que Christine, puis Jean Marot, Symphorien Champier, Olivier de la Marche, Jehan Du Pré, Antoine Dufour, mais aussi Fray Martín de Córdoba ou Diego de Valera du côté espagnol, dépassent souvent le processus compilatoire et puisent dans ces mêmes récits biographiques pour alimenter leur discours en faveur des femmes10.
Nous voyons déjà Christine de Pizan dénoncer la restriction à l’espace domestique et aux travaux d’aiguille. En effet, la quenouille et le fuseau représentent les femmes, les réifient, font partie intégrante de leur corps à l’image de la métamorphose d’Arachné, comme le montrent les textes juridiques médiévaux rédigés en latin où le « fusus » désigne l’héritage des femmes face à la « lancea » masculine11, et l’expression « tomber en quenouille » employée en moyen français qui se colore d’une connotation négative lorsqu’il s’agit de parler de l’autorité et du gouvernement féminins12. Les brodeuses, tisseuses et fileuses figurent pourtant en bonne place parmi les femmes érigées en exemples, leur savoir intégrant l’argumentation défensive parmi d’autres exploits et bienfaits que peut accomplir le « deuxième sexe ». Néanmoins, l’éloge du fil semble rarement se départir d’une dimension morale, car son usage illustre bien souvent la vertu chrétienne de chasteté à laquelle se conforment les femmes. Ainsi, par le biais de la louange, la broderie n’est pas à l’abri de redevenir leur occupation de prédilection, ce que nous pouvons observer dans les traités d’éducation qui mettent en pratique ces exempla illustres. Ces écrits prescriptifs peuvent également nous en apprendre davantage sur l’utilisation quotidienne du fil en fonction du milieu social. Est-ce un savoir, un art, un passe-temps, un métier ? La broderie a-t-elle la même valeur sociale et morale que le filage ou le tissage ? Si les travaux d’aiguille en général sont envisagés comme une pratique féminine, la mention de la broderie se mêle tantôt à l’énumération des différentes techniques filaires, tantôt s’en distingue pour faire son apparition dans les descriptions de riches étoffes, plutôt sous la forme verbale « œuvrer » et nominale « brodures ». Elle semble ainsi réservée à la représentation des femmes de haut rang, d’autant plus que les exempla mettent souvent en scène des reines, des princesses ou des déesses, plus que les femmes du peuple.
Ainsi nous aimerions montrer l’ambivalence de la place que tient la broderie au sein des textes exemplaires et didactiques qui apparaissent à l’orée de la querelle des femmes : comment cette activité peut-elle nourrir l’argumentation en faveur de la défense des femmes et maintenir les « lacs » d’une conduite domestique et morale, accorder et confisquer le pouvoir aux femmes tant issues de la noblesse que du peuple ? Il semble que, quelle qu’en soit l’issue, la dimension morale qui caractérise ces œuvres participe du renouvellement et de la multiplication de la figure des brodeuses à travers les arts de la fin du Moyen Âge.
Brodeuses et « cleres femmes »
Les brodeuses se trouvent d’emblée mises à l’honneur par le processus de réécriture qu’opèrent « les champions des dames » dans leurs écrits de défense. Il suffit d’en observer la titulature, car les auteurs réorganisent souvent les récits de leurs sources de manière thématique. Christine de Pizan dans La Cité des Dames en 1405, tout comme Jehan de Pré dans Le Palais des nobles Dames en 1534, les place parmi les « inventeresses ». Dans La Cité des Dames, la figure allégorique de Raison les mentionne dans des chapitres tels que « Demande Christine a Raison se il fut oncques femme qui de soy trouvast aucune science non par avant seue •xxxiij• » et « Du grand bien qui est venu au siecle par ycelles dames •xxxvii•13 ». La première « salle » du Palais est celle « dedans laquelle trouva les Dames jadis renommées pour avoir esté exercitées en toutes sciences, tant liberalles que mecaniques, et estre inventeresses de parties d’icelles14. ».
Bien que les personnages exemplaires puissent varier selon les ouvrages, ce sont souvent les multiples inventions de Minerve ou Pallas Athéna, déesse de « sapience », qui sont énumérées en premier et qui comprennent notamment le tissage, le filage et la draperie, ce que l’on retrouve dans la Cité des Dames15, mais aussi dans Les vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour16 et le Tratado de defenssa de virtuosas mugeres de Diego de Valera17.
Tableau 1
La Cité des Dames : Et a tout vous dire, tant avoit l’esperit enluminé de savoir qu’elle trouva plusieurs ars et ouvrages a faire qui oncques n’avoient esté trouvez : l’art de la leine et de faire draps trouva toute et fu la premiere qui oncques s’avisast de brebis tondre, de laine charpir, pigner, carder a divers outilz, netoyer, amolir a broche de fer, filler a la quenoulle, puis les outilz a faire le draps et comment seroit tissu. |
Les vies des femmes célèbres : Ce fut elle premièrement trouva la façon de faire les draps de laine, laquelle fut inventrice de la navette des tessiers, pour mesurer et compasser les filletz. Les Affres et les Grecz l’estimerent déesse pour la grant merveille de son esprit. Et fut grosse bataille entre Araguénès Colophonie et plusieurs aultres, qui ne povoient trouver la manière d’esguiser leurs doiz à si souvent filler et desvider. |
Tratado de defenssa de virtuosas mugeres : Por ésta fue fallado el artefecio de la lana ; ella buscó arte para la limpiar ; ésta fue la primera que la pusó en rueca e que primero pussó paño de telar. |
Comme nous le voyons dans la description de Minerve, faite par Antoine Dufour, aux côtés de Minerve figure sa rivale Arachné. Dans Les vies de femmes célèbres, l’auteur dédouble le récit puisqu’il consacre un chapitre à chacune d’elles :
Araguénes, assiaticque, fut fille de Colophonius, plébéicque et rural. Elle fut plaine d’esprit, car elle fuyoit ocieuseté et tousjours faisoit quelque chose. Elle trouva l’invention de taindre la laine et de filer au rouet et de faire nouvel les brodures et tapisseries. Sa renommée fut si grande qu’elle tomba juscques à dire que Minerve ne avoit riens inventé et tout venoit d’elle. Les poètes faignent sue à ceste cause elle fut transmuée en une hérignée. Les autres dient que, par despit qu’on ne luy donnoit l’honneur tel comme à Minerve, de l’ung de ses rubens se pendit et s’estranglit18.
Constamment remanié et condensé, le mythe ovidien connaît de nombreuses métamorphoses dans les écrits de défense des femmes. Arachné retrouve alors ses lettres de noblesse dont elle avait pu être privée par les moralistes chrétiens19. En effet, l’araignée devient un insecte maléfique dans les commentaires des Pères de l’Église et la traduction en langue vulgaire des Métamorphoses de l’Ovide moralisé oriente le récit vers une forte condamnation du péché d’orgueil dès le xive siècle. Cette ambivalence se retrouve au sein même de l’œuvre de Christine de Pizan20 : alors que Raison loue Arachné dans La Cité des Dames21 pour ses nombreuses créations filaires allant de la maîtrise de la laine jusqu’à l’invention des pièges servant à la chasse, sa mention représente un contre-exemple dans L’Epistre Othea22, ouvrage allégorique didactique dédié à plusieurs princes comme Louis d’Orléans, Philippe le Hardi ou Jean de Berry23. Il est néanmoins intéressant de voir ce personnage hybride apparaître, même sous une forme négative, dans un traité d’éducation destiné à un dédicataire masculin, puisqu’il est assez rare de voir des exempla féminins dans des écrits didactiques destinés aux hommes.
Tableau 2
Epistre Othea : Texte .lxiiij. Ne te vantes, car mal prist A Yragnes qui tant mesprist Que contre Pallas se vanta, Dont la deesse l’enchanta
Glose .lxiiij. Yragnes, ce dit une fable, fu une damoiselle moult soubtive en l’art de tissir et de fillerie, mais trop se oultrecuida de son savoir, et de fait se vanta contre Pallas, dont la deesse s’aÿra contre elle si que pour ycelle vantance la mua en yraigne et dist : « Puis que tant te vantes de filer et tyssir, a tous jours mais filleras et tistras ouvrage de nulle value ». Et tres dont vindrent les yraignes qui ancore ne cessent de filer et tyssir. Si pot estre que aucune se vanta contre sa maistresse, dont mal lui en prist en aucune maniere. Pour ce dit au bon chevalier que vanter ne se doit, comme ce soit moult laide chose a chevalier estre vanteur et trop peut abaissier le loz de sa bonté. Et semblablement dit Platon : « Quant tu feras une chose mielx que un autre, gard ne t’en vanter, car ta valeur en seroit trop mendre ». |
La Cité des Dames : Ci dit de la pucelle Areine qui trouva l’art de teindre les laines et faire les draps ouvrez que on dit de haulte lice et aussi l’art de cultiver le lin et faire des toiles •xxxix•
« Non mie, voirement, sanz plus par ycelles dames a Dieu voulu pourveoir au monde de plusieurs choses convenables et necessaires, mais semblablement par maintes autres, si comme par une pucelle de la terre d’Aisé qui fu nommee Areine, fille de Ydomete Cholophone, laquelle de merveilleuse soubtivité et engin estoit et tant se soubtiva qu’elle fu la premiere qui trouva l’art de taindre laines en diverses couleurs et a tissir ouvrages en draps, si comme font paintres en la maniere que nous dirions ces draps de haulte lice. Et en tout fait de tisserie fu de merveilleuse soubtivité et fu celle dont la fable dit qu’elle estriva a Pallas qui la mua en yraigne.
« Autre science plus necessaire trouva ceste femme, car ce fu celle qui premierement trouva la maniere du lin et chanvre cultiver, ordener, royr, teiller, cerancer et filler a la quenoulle et faire toiles, laquelle chose me semble a esté assez necessaire au monde, quoique l’exercice en soit par plusieurs hommes reprouchié aux femmes. Ceste Areyne aussi trouva l’art de faire roi, las et fillez a prendre oysiaulx et les poissons, et trouva l’art de pescherie et de prendre et decevoir les fortes et cruelles bestes sauvages par filez et rois et les connins et lievres et aussi les oyseulz, dont par avant riens ne savoient. Si ne fist pas en ce, comme il me semble, ceste femme petit service au monde qui depuis en a eu et a maint ayse et maint proufit. |
L’exemplarité de la brodeuse s’élabore d’ailleurs au prix de certains sacrifices narratifs. Le mythe ovidien peint Arachné en rivale d’Athéna poussée au suicide par l’humiliation que lui fait subir la déesse furieuse à l’issue du concours de tapisserie qui les a opposées, tandis que les œuvres qui la citent omettent tantôt le conflit, tantôt la tentative de pendaison et parfois même la métamorphose, comme le fait Fray Martín de Córdoba dans son Jardín de nobles donzellas écrit en 1468, réduisant la transformation à une simple comparaison : « Dizen otros que el lanificio que es arte de hazer paños, halló Aragnes, hembra asiática & phebeya & porende es llamada Aragnes, porque primera mente començo a filar como araña & a ardir sus hilos & texer su tela24. ». On peut observer le même processus d’ellipse concernant le personnage de Médée qui apparaît également régulièrement dans les compilations de femmes illustres sans l’évocation de son infanticide ou du meurtre de Créuse25. Hybrides et magiciennes redeviennent alors des figures positives, ce que nous pouvons égoïstement regretter pour Médée puisque la confection de la tunique mortelle destinée à la nouvelle épouse de Jason aurait pu lui offrir une place parmi nos brodeuses. Jehan Du Pré est toutefois l’un des rares à réhabiliter, sous le signe de la beauté, les Parques parmi lesquelles « Cloto ourdist la toille/De nostre vie et misère mortelle26 », et Omphale, l’amante d’Hercule qui le réduisit en esclavage « en luy baillant et quenouille et fusée27 », c’est-à-dire par l’échange de leurs attributs et par conséquent leurs rôles genrés.
Minerve et Arachné sont parfois accompagnées d’autres déesses païennes telles que Cérès, Isis ou encore Pamphile associées à la création de la culture du chanvre ou du ver à soie, matières premières des arts développés et pratiquées par Minerve et Arachné. C’est ce que mettent en exergue, par exemple, les courts vers de Jean Marot dans La vray disant advocate des dames dédiée à Anne de Bretagne en 1506 :
Que fist Cérès ?
Que fist Ysis ?
Que fist Araigne ?
L’une les blez,
L’autre courtilz
L’autre la laine.
Araigne fut la souveraine
De tistre draps de haulte lice,
Mais de vous ne sort que malice.
Qui trouva l’art, sinon Panphille,
De la belle soye qu’on fille,
Et de la tirer hors des vers ?28
Si les brodeuses figurent en bonne place parmi les « inventeresses », leurs récits de vie ne présentent pas les travaux d’aiguille qu’elles ont créés comme une pratique tout particulièrement féminine, mais comme un usage utile à l’ensemble de la société et participant de la civilisation. De plus, on les retrouve aux côtés d’autres figures de savoirs qui ne sont pas nécessairement considérés comme féminins, des grandes guerrières que sont les Amazones ou encore de célèbres fondatrices de cité comme Sémiramis ou Didon, prouvant que les femmes ne sont pas uniquement bonnes à « plourer, parler, filer29 ». Synecdoques des pratiques et connaissances féminines, le fuseau et la quenouille entrent souvent en concurrence avec l’épée ou la plume qui symbolisent les pratiques jugées masculines de l’écriture et la guerre, voire de l’art de gouverner qui les réunit. La compilation des femmes des vies de femmes illustres permet de revaloriser cet art féminin sans faire de l’ombre aux autres qualités dont les femmes sont pourvues autant que les hommes selon les écrivains qui les défendent. Athéna condense en elle-même l’invention des armes de défense et de l’écriture. Dans La Cité des Dames, la déesse est d’ailleurs décrite dans le titre du chapitre qui la concerne comme celle « qui trouva maintes sciences et la maniere de faire armeures de fer et d’acier30 », ce qui la rattache davantage à la guerre qu’à la broderie et ses dérivés. Dans La vray disant advocate des dames, on peut également voir comme Jean Marot joue sur le schéma rimique pour associer le ver à soie et le vers poétique, démontrant une nouvelle fois le lien entre texte et tissu :
Qui trouva l’art, sinon Pamphile,
De la belle soye qu’on fille,
Et de la tirer hors des vers ?
Qui fera ung tel apostille
Comme fist Sapho la subtille
Qui composa de si beaux vers ?
Outre les « inventeresses », les traités de défense incluent également des femmes illustres qui pratiquent les arts filaires. Grâce à sa maîtrise du tissage, Pénélope prend place au premier plan parmi les épouses fidèles, face au défaut d’inconstance dont les femmes se retrouvent souvent accablées. Les récits sont assez proches tant chez les auteurs français qu’espagnols, comme on peut le voir dans La Nef des dames vertueuses de Symphorien Champier31, Les vies de femmes célèbres d’Antoine Dufour32, Jardín de nobles donzellas de Fray Martín de Córdoba33 et El Tratado de defenssa de virtuosas mugeres de Diego de Valera34.
Tableau 3
La Nef des dames vertueuses : De Penelope Que diray je penelope de quelz louanges la pourray je extoller laquelle tint si bonne et loyale foy à son mari ulixes qu’elle l’attendit l’espace de •xx• ans •x• luy estant à troyes et dix errant sus la mer. Ne pour rien que luy sceussent promettre les procès : c’est à dire ceulx là qui la demandoyent en mariage ne se voulut assentir à eulx. Et pour satisfaire à eulx et contenter leur volenté leur promist que quant sa toille de quoy elle vouloit couvrir le bonhomme laërte seroit achevée elle accompliroit leur vouloir. Et pour les frauder et tromper elle deffaisoit la nuit ce qu’elle avait texu le jour attendant toujours son dit mari. |
Les vies des femmes célèbres : [Pénélope] […] Pénélope comme tressage et patiente, en consolant son père et baisant son filz, se gardant comme chaste vefve, va attendre la venue de son mary. Et pour ce qu’elle estoit belle et gracieuse et faconde, de mille grans seigneurs estoit requise, priée et solicitée, luy affirmant pour vraye la mort de son mary, pour à celle fin consentir à nouveau mariage. Quant elle se vit de si tresprès pressée, leur dit pour son excuse : « Mais que je aye achevé ce tapiz royal, je adviseray à ce que vous dictes. ». La bonne dame, pour toujours plus longuement attendre son bon mary, tout ce que de jour en ce tapiz avoit fait, la nuyt, en ostant les filletz, desfaisoit. Toutesfoys sa fraude fut apperceue ; au moyen de quoy print la fuitte jusques au royaulme des Pheïcques, là où XX ans après son mary Ulixes s’en vint pour trouver sa tresbonne et bien aymée preude femme. |
Jardín de nobles donzellas : [Capítulo .vj. cómo las dueñas han de amar & ser fieles a sus maridos, especial mente las reynas] […] E ocúrreme aquella fiel casada Penélope, muger del grand cauallero Ulixes dela qual se dize que como Ulixes estouiese veynte años fuera de su casa, los diez sobre Troya & los otros diez que anduuo perdido por el mar el padre & los parientes de Penélope, pesque vieron que todos heran venidos de Troya sino Ulixes, pensaron que hera muerto & començaron de solicitar ala moça que buscase otro marido. Ella quanto pudo honestamente se excusó & quando vio que tanto la fatigauan, puso vna gentil excusa: – Yo he començado a texer vna tela, dexá mela acabar & luego haré lo que mandáys. Ellos fueron contentos. De manera que quanto ella texía de día, tanto destexía de noche, por que nunca se acabase hasta que viniese su marido. Donde ésta es entre otras muy predicada de fieldad conjugal. |
Tratado de defenssa de virtuosas mugeres : […] E como largo tienpo durasse que no sopiesse quál tierra ocupasse Ulixes o quál parte del mundo la adversa fortuna lo oviese lançado, Penélope, muger suya, fasiendo sacrificios a sus dioses por el su amado marido, propuso su vida castamente pasar, e como por su insigne fermosura los mancebos de Itaca fuessen provocados a amarla e demandarla en casamiento, un nuevo engaño buscó por el qual fue libre de aquellos. Esto fue que, como demandasse que le dexassen conplir una tela, a la costumbre de las dueñas reales de aquel tiempo, esperando su marido, lo qual como le fuese ligeramente otorgado ; con femenil astucia lo que de día tenia velando secretamente de noche lo desfaçia e así después de veinte años passados, viniendo Ulixes viejo, solo, destruido, en su castro pecho alegremente recibió. |
La reine d’Ithaque est décrite comme une « chaste vefve », une « preude femme », admirée pour sa « fieldad conjugal » (fidélité conjugale) qu’elle parvient à conserver grâce à la « costumbre de la dueñas reales » (la coutume des femmes nobles) de tisser « su tela », « sa toille », son « tapiz royal ». Il ne s’agit pas tant de louer l’habileté de la reine à faire la toile qu’à la défaire. Elle partage avec Ulysse la ruse, la « femenil astucia », pour « frauder et tromper » ses prétendants. Cependant, cet acte de résistance ne déroge pas aux valeurs chrétiennes : Pénélope incarne la vertu de chasteté qui est décrite comme la plus grande pour les femmes parmi les moralistes chrétiens. Le clerc Fray Martín de Córdoba incorpore ces exempla à son traité d’éducation Jardín de nobles donzellas dédié à la future reine de Castille Isabelle la Catholique et y élabore une typologie de la chasteté comprenant « la castidad conjugal, viudal & virginal35 » (la chasteté des femmes mariées, des veuves & des vierges). Pénélope, en choisissant de ne pas se remarier, correspond à la fois à la vertu « conjugal » et « viudal » puisqu’elle continue d’aimer son époux par-delà la mort sans savoir qu’il est encore en vie.
Dans le Mesnagier de Paris, un autre traité d’éducation dédié aux femmes de la bourgeoisie, les femmes citées pour leur constance en amour dans le chapitre « Le devoir d’obeissance » se retrouvent associées aux travaux d’aiguille. L’auteur reprend à Boccace le récit de Grisélidis, femme modeste choisie pour épouse par le marquis de Salluces, écrivant qu’« un courage vertueux plein de toute meurté en son pis virginal doulcement l’habitoit » et qu’« aux champs sa quenouille filoit continuelment36 ». Lucrèce, vierge violée par Sextus Tarquin sous la monarchie romaine, est représentée dans l’espace domestique comme « dedens et au plus profond de son hostel en une grande chambre loing de la rue ou avroit les ouvriers de laine, et la, toute seule assise, loignet de ses ouvriers et a part, tenoit son livre devotement37 ». Comme le montrent le Jardín de nobles donzellas et Le Mesnagier de Paris, ces exemples illustres sont parfois disséminés au sein de traités d’éducation qui mettent en pratique la broderie et ses dérivés. Que nous disent ces œuvres de cette pratique féminine ? Réunit-elle réellement « tous les estaz des femmes38 » ?
De la brodeuse à la fileuse : un lien distendu
Les exempla occupent de multiples rôles au sein d’un texte à visée argumentative et ne sont pas nécessairement destinés à être reproduits dans la société d’Ancien Régime : ils relèvent parfois d’une simple rhétorique vouée à faire taire les attaques misogynes sans pour autant être mis en pratique. Bien que Minerve apparaisse comme un exemplum récurrent, l’usage des armes n’est pas recommandé par tous les auteurs pour les femmes de leur temps. À l’inverse de l’épée, l’aiguille et ses dérivés survivent au passage de l’allégorie à la pratique dans les traités d’éducation destinés aux femmes de la fin du Moyen Âge qui dispensent conseils et enseignements à leurs dédicataires. Notons que ces œuvres, notamment parce qu’elles sont encore rédigées sous forme manuscrite, sont offertes en étrennes aux membres de la haute noblesse ou des familles royales. Néanmoins, les préceptes qui s’y trouvent inscrits ne sont pas toujours en adéquation avec le rang de la dédicataire : il peut s’agir d’une éducation morale qui s’adresse aux femmes en général ou qui différencie les milieux sociaux auxquels elles peuvent appartenir, ce qui nous permettra de voir si la pratique des travaux filaires change selon les traités.
Dans Le Livre des trois vertus ou le trésor de la Cité des Dames qui fait suite à la Cité des Dames, Christine de Pizan divise les enseignements en trois parties selon le rang des femmes à qui Raison, Droiture et Justice dispensent leurs leçons : les princesses, les femmes de la cour et les femmes du peuple, segment qui s’étend des bourgeoises parisiennes aux prostituées. L’art de la broderie ou de la tapisserie, recommandé aux princesses, est directement associé à la chasteté, comme nous avons pu le voir avec l’exemple de Pénélope. Christine mentionne cette « occupacion » à la fin de la première partie où elle reproduit une lettre du personnage de Sybille de la Tour qu’elle met en scène dans Le duc des vrais amants39, œuvre antérieure de l’autrice qui prend le modèle du roman courtois pour relater l’histoire d’amour de son commanditaire, mais à laquelle s’oppose l’ancienne gouvernante de la princesse adultère. Cette épître, qui relie fiction et littérature didactique, enjoint la destinataire à « ouvrer » plutôt que de laisser l’oisiveté l’entraîner vers des rêveries d’amours interdites.
Certes, ce n’est se honneur non a toute haulte dame aprés ce qu’elle a dit son service, de soy prendre a faire aucun ouvrage pour eschiver oiseuse : ou faire fere fins linges estrangement ouvréz, ou draps de soye, ou aultres choses de quoy elle puet user justement ; et telles occupacions sont bonnes et destourbent a penser choses vaines. […] Ha ! Dieux ! se toute grant maistresse, voire toute femme, savoit bien comment beau maintien lui est avenant, plus mettroit peine a l’avoir que quelconques aultre parement, car il n’est joyau precieux qui tant la peust parer40.
Christine dédie son traité d’éducation à Marguerite de Bourgogne, dauphine du royaume de France, afin de préparer la jeune fille âgée d’une dizaine d’années à son futur règne en tant que reine consort. Le dernier chapitre oriente l’enseignement moral vers les dangers de l’amour et la gloire de la chasteté, ce qui n’exclut pas une certaine pragmatique de la part de l’autrice comme le montre Alexandra Vélissariou dans son article « Discrete dissimulacion et prudent cautele : les stratégies comportementales de la princesse dans le Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan41 ». Les rumeurs d’adultère, qu’elles soient vraies ou fausses, peuvent être cause de chantage, qui rend la « servitude » de la jeune femme plus grande que celle des domestiques, et même de mort : « aprés, que se le mary s’en aperçoit ou les parens, la femme est morte ou cheoite en reprouche, ne jamais puis n’a bien42. ». À l’inverse, une apparence chaste, « joyau precieux qui tant la peust parer », lui permet d’asseoir une certaine « auctorité ». Plus la dame se conformera à un idéal de vertu féminine, plus elle aura de poids pour participer à la politique du royaume et le diriger en l’absence du pouvoir masculin43.
Ce n’est pas le cas de tous les traités d’éducation. Plus d’un siècle après Christine de Pizan, Jean-Louis Vivès écrit L’Éducation de la femme chrétienne qu’il dédie à Catherine d’Aragon, reine consort d’Angleterre, femme d’Henri VIII, et à sa fille Marie Tudor, future reine régnante. Si le pédagogue s’adresse en latin à deux femmes puissantes, ses conseils prennent une tournure très générale et il devient dès lors difficile de distinguer la princesse de la femme du peuple, notamment lorsque l’auteur préconise l’exclusion des femmes de la sphère politique : « Hinc illud apud Graecos vulgare : “Mulierum opera telae, non contiones”. Aristoteles minus turpe ducit esse viro etiam quae in culina agentur nosse quam mulieri quae extra domum. Idcirco eam prorsus vel loqui de republica vetat vel audire.44 ». Vivès renvoie les femmes à l’espace domestique par le proverbe grec qui les réduit au tissage et Aristote qui prescrit le silence et l’ignorance des affaires publiques. Cependant, le pédagogue ne va pas jusqu’à substituer le fuseau à la plume, comme on peut le voir dans des traités d’éducation plus anciens comme chez Philippe de Novarre qui écrit en 1265, dans Les Quatre Âges de l’homme, « A fame ne doit on apanre letres ne escrire45. ». À défaut d’éducation politique, Vivès revendique, comme Christine de Pizan, l’éducation intellectuelle et spirituelle des jeunes filles, en particulier lorsqu’elles sont destinées à régner à l’exemple de Marie Tudor qui gouvernera en tant que reine régnante. D’ailleurs, la broderie et la couture interviennent dans le traité lorsque la jeune fille est fatiguée de lire : « At legere est et id in primis consulo ; sed iam lectione fessam, otiosam videre non possum46. ». Après une longue série d’exempla de brodeuses illustres telles que Paula disciple de Saint Jérôme, l’étrusque Gaïa Tanaquil, les filles et les nièces d’Auguste et de Charlemagne, Hannah mère de Samuel dans l’Ancien Testament, Pénélope, les reines de Macédoine et d’Epirus, ainsi que les humbles femmes espagnoles, Vivès cite l’une de ses dédicataires, Catherine d’Aragon, ses sœurs et sa mère, Isabelle la Catholique : « Regina Isabella, Fernandi coniunx, nere, suere, acu pingere quattuor filias suas doctas esse voluit ; ex quibus duae Lusitaniae fuerunt reginae tertial videmus Hispaniae, Caroli Caesaris matrem, quartam Britanniae, Henrici octavi coniugem sanctissimam.47 ». Le fil à broder relie les exemples ancestraux à la pratique des princesses de l’histoire présente et resserre les liens entre mère et fille par la transmission de ce savoir féminin.
Si les travaux d’aiguille peuvent sembler transcender les différences sociales, les textes ne représentent pas toujours les mêmes activités selon les femmes à qui ils s’adressent. Pourtant, comme l’expliquent les historiennes Astrid Castres et Nadège Gauffre Fayolle, cette activité n’est pas nécessairement réservée à la noblesse au Moyen Âge, tant concernant sa commande que son savoir-faire :
Dans l’Occident médiéval, la broderie était omniprésente dans le quotidien des hommes et des femmes. D’or, d’argent et de soie, elle couvrait les murs et le mobilier de cour, les ornements liturgiques. On aurait tort toutefois de la croire réservée aux plus riches, car des broderies plus simples et moins onéreuses pouvaient aussi décorer les vêtements et accessoires des plus modestes, tandis que des lettres tracées au fil servaient à marquer le linge de tous48.
Néanmoins, on voit bien percer une différence au sein des textes éducatifs non seulement entre les pratiques telles que la broderie, le filage ou le tissage, mais aussi dans la manière de les appréhender dans le quotidien des femmes. Par la voix de Sybille de la Tour, Christine de Pizan conseille aux princesses de « faire fere fin linge » pour « eschiver oiseuse » et Vivès ne peut supporter de voir la jeune fille « otiosa », alors que dans la deuxième partie du Livre des trois vertus qui s’adresse notamment aux « dames et demoiselles qui demeurent sur leurs manoirs », la broderie devient tissage et passe de l’occupation de l’esprit au travail utilitaire et commerçant, de l’otium au negotium.
Pour ce que le plus de temps elles demeurent a leurs mainages sans leurz maris qui a court sont et en divers pays, si convient que elles aient tout le soing de gouverner et faire valoir leurs revenues et leurs meubles. […] Elles, ses filles et ses demoiselles s’embesoignera de draper, de trier celle laine et sortir et mettre les colléz de celle fine laine a part pour faire les fins draps pour son mary et pour elle et pour vendre, se mestier est ; des gros pour les petiz enfans, pour ces femmes et maignees. Fera couvertures de gros bourdons de la laine, et des fermiers fera coultiver des chanvres que toilleront et fileront a ces soirs en yver ses chambrieres pour faire des grosses toilles. Et toutes telz choses toutes telz choses et autres semblables, qui trop seroit a dire, en plat païs ont mestier en mainage, et celle qui plus en est diligent, quelque grande qu’elle soit, fait le plus que sage et en doit estre tres louee49.
C’est notamment par la maîtrise du tissage et du filage, depuis la récolte et le tri de la laine jusqu’à la vente des étoffes et des draps que les femmes peuvent « gouverner » leur terre en l’absence du mari. Contrairement aux conseils destinés aux princesses, il ne s’agit plus d’« œuvrer », mais de suivre les étapes techniques servant aux besoins matériels et financiers de la petite noblesse. Cette activité est moins développée dans la troisième partie qui rassemble les « femmes d’estat et bourgeoises », « femmes des marchans », « femmes des mestiers », « femmes servans et chambrieres », « femmes de fole vie », « femmes des laboureurs » et « les povres ». Christine de Pizan évoque les travaux filaires à deux reprises, pour les femmes d’artisans et les prostituées. En ce qui concerne les « femmes des mestiers », le propos se tourne moins vers la description de l’activité proprement dite que vers l’élaboration d’une morale du ménage. L’autrice établit auparavant une hiérarchie des métiers d’artisanat, plaçant la broderie parmi les métiers supérieurs par rapport à ceux de la construction et du bâtiment :
Mais nonpourtant que les mestiers soient plus honnestes les uns que les autres, si comme orfevre, brodeur, armurier, tapissier et autres, plus que ne sont maçons, courdouanier et tieulx semblables, a toutes apertient que elles soient tres soigneuses et diligentes, se chevance veulent avoir par honneur de soliciter leurs mariz ou leurs ouvriers de eulz prendre matin a la besoigne et tart laissier : car sanz faille il n’est nul si bon mestier que qui n’y met diligence, a peine puist on aler de pain autre. Et avec ce que tel femme doit solliciter les aultres, a elle meisme apertient mettre les mains a la paste : si sache deviser ses ouvriéz se le mary n’y est, et les reprendre se ilz ne font bien. Doit estre dessus pour les garder d’oiseuse, car par ouvriers mal soingneux est aucunes foiz desert le maistre ; et quant marchiéz vient a son mari de faire aucun ouvrage aucunement dongereux et non accoustuméz, elle le doit amonester par bel qu’il garde bien qu’il n’entrepreigne marchié ou il puist perdre, et lui conseille que le moins qu’il puet face de creance, se il ne set bien ou et a qui50.
À la différence de la femme de petite noblesse qui régente son activité de bout en bout, la femme du brodeur participe au travail de l’époux et apparaît surtout comme un garde-fou moral de l’entreprise tenue par le ménage. La description qu’en fait Christine lui confère une certaine autorité, qu’elle exerce sur son mari afin de lui éviter les mauvais investissements et sur les ouvriers pour les éloigner « d’oiseuse », sans pour autant lui reconnaître un rôle professionnel officiel alors même les « fileresses » et « brouderesses » pouvaient tenir une véritable affaire et diriger leur propre atelier comme l’atteste Le livre des métiers d’Étienne Boileau au xiiie siècle51.
Ce n’est pas l’activité spécifique de la broderie qui se trouve conseillée aux femmes de « fole vie », mais plutôt le filage, proposé comme métier de substitution pour quitter les « males nuis » : « Fileroit, garderoit des accouchees et des malades, demoureroit en une petite chambre en bonne rue et entre bonnes gens : la vivroit simplement et sobrement, si que on ne veïst nulle foiz yvre ne gloute, male ne tencresse, ne grant caqueteresse.52 ». De la princesse à la prostituée, les travaux d’aiguille viennent nourrir l’éducation morale dispensée à travers le traité, impliquant avant tout de « se gouverner », pour pouvoir parfois « gouverner » les autres. Il faut noter que l’œuvre de Christine de Pizan observe une répartition sociale particulièrement précise, ce qui est assez rare parmi les écrits didactiques qui oscillent entre l’adresse à une dédicataire particulière et le sexe féminin en général. Parmi les exempla mobilisés, les femmes du peuple se montrent peu, à l’exception de la louange que Jehan Du Pré53 et Vivès54 adressent aux femmes espagnoles :
Tableau 4
Le Palais des nobles Dames : Les Espaignolles, comme j’ay entendu Ont par coustume et loix bien ordonnées De presenter par chascunes années Toute la toille qu’elles auront tyssee, Et par des juges, celle qu’est apparceue Plus diligente, icelle a le guerdon, Parquoy aulcune ne met à l’abandon D’oysiveté ou paresse son corps Ains se travaillent par louable acordz. |
L’éducation de la femme chrétienne : Apud Hispanas veteres praemium fuisse certains publice propositum tradunt rerum scriptores, quae plurimum nevisset aut texuisset idque statis temporibus iudicabatur, allatis in publicum operibus, honosque erat permagnus ut quaeque multum et industrie laboret. |
Nous avons pu voir que la broderie se muait petit à petit en fuseau ou en quenouille au gré des positions sociales des femmes et force est de constater qu’une semblable métamorphose s’opère au niveau de la tonalité de l’œuvre, voire du genre littéraire. En effet, la fileuse ou la couturière devient plus facilement sujet de raillerie que la brodeuse, trouvant sa place dans des textes aux accents comiques et parodiques. Dans son article « Tisser un récit à l’aube du xiiie siècle : une enquête sur la parcimonie d’une métaphore », Romaine Wolf-Bonvin remarque que la broderie apparaît dans les romans courtois et joue un rôle narratif dans la reconnaissance des personnages comme dans Galeran de Bretagne, alors que la couturière participe fortement de l’intrigue des fabliaux, dont elle donne pour exemple Aubérée, puis des farces55. Parmi les écrits didactiques, il est impossible de ne pas citer Les Évangiles des quenouilles qui se moque tant des traités d’éducation que des écrits de défense des femmes qui fleurissent au moment de sa parution à la fin du xve siècle. Madeleine Jeay, éditrice de l’œuvre, et Anne Paupert qui l’a traduite et y a consacré l’étude Les fileuses et les clercs, décrivent très bien le processus parodique qui se développe à plusieurs niveaux56 : tout d’abord, l’auteur anonyme reprend l’enchâssement énonciatif du Décaméron de Boccace où les personnages se racontent des histoires pour faire passer le temps en dix journées, ce que les fileuses font en six. L’auteur se met en scène comme « secrétaire » de ces femmes illettrées appelées avec emphase « sages doctoresses et premieres inventeresses » et n’hésite pas, dans le récit cadre, à exprimer la distance qu’il entretient avec elles. Par un jeu de passe-passe burlesque, les savoirs moraux enseignés d’ordinaire par des clercs ou des pédagogues deviennent des croyances populaires, mais conservent l’ordre traditionnel du savoir énoncé, de la glose et de l’auctoritas appuyant le propos, comme nous le montre « Le .xi.e chappitre » de la deuxième journée :
Qui laisse le samedy a parfiler le lin qui est en sa queloingne, le fil qui en est filé le lundy ensuivant jamais bien ne fera, et si on en fait toile, jamais elle ne blanchira. Glose. Dist Marion le Bleue : Pour ce que les femmes d’Allemagne ont ceste coustume que de laissier le lin a la queloingne le samedi, jamais leurs toilles ne sont blanches ; et c’est verité : appert aux chemises que les hommes en apportent par deça57.
Enfin, la combinaison qu’offre le titre de l’ouvrage entre la parole sacrée et l’instrument de filage réifie ironiquement les fileuses en « quenouilles » et raille la possibilité d’ériger leurs connaissances au rang de vérité, ce que l’on peut voir dans le récit cadre de la première journée durant laquelle Dame Ysengrine du Glay prend la parole :
Dame Ysengrine du Glay […] vint acompaignie de plusieurs de cognoissance qui toutes apporterent leurs quenoilles, lin, fuiseaux estandars, happles et toutes agoubilles servans a leur art. Et brief ce sembloit a veoir un droit marchié ou l’on ne vendoit que parolles et raisons, a divers propos de pour d’effect et de petite valeur58.
Malgré l’énumération des instruments de cet « art » qu’est le filage, les quenouilles et fuseaux ne sont pas mis au premier rang dans l’œuvre : ils servent d’attribut, d’élément de décor, de prétexte aux femmes pour se retrouver. D’ailleurs, lorsque les fileuses ont fini de prendre la parole, elles quittent leurs travaux qui n’ont nullement été décrits. De plus, alors qu’il était symbole de chasteté dans Le livre des trois vertus de Christine de Pizan, le filage rapproche plutôt ces vieilles femmes des maquerelles ou même des sorcières dans Les Évangiles des quenouilles. On peut le constater dans les savoirs qui mentionnent le fil.
Tableau 5
Le .xvi.e chappitre (p. 93) : Quant un homme treuve sur sa robe une yraigne, c’est signe d’estre ce jour moult ereux. |
Le .xxii.e chappitre (p. 104) : Quant un homme chevauce par le chemin et il rencontre une femme filant, c’est tres mauvaise rencontre et doit retourner et prendre son chemin par autre voie. Glose. Jaquette Joquesus dist que se la femme veult muchier sa queloingne en son gyron ou derriere son cul, qu’il ne lui puet nuire, mais s’il par aventure cheoit de son cheval, il se porroit bien fort blechier en aucun de ses membres. |
La sixieme evangille (p. 119) : Or sachiés pour verité que que fille ou femme qui voeult savoir le nom de son mary advenir, elle doibt tendre dessus son huiz devant, le premier fil qu’elle fillera ce jour. Et le premier homme qui par illec passera, savoir son nom, et tel nom aura son mari advenir. |
La .xl.e et derniere euvangille (p. 144) : – Pour estre quitte des poirions, il fault prendre du filé que une femme a filé tandis qu’elle couche d’enfant et en loyer les poirions, et incontinent ilz cherront tous sans remede. |
Nous voyons ici que le « filé » sert à tout sauf à son usage initial : signe de fortune amoureuse pour les femmes et d’infortune prochaine pour les hommes, remède contre les verrues que sont les « poirions »… Même l’araignée devient un bon présage, à l’encontre des commentaires bibliques. Anne Paupert relève toutefois que l’auteur se sert du terme d’« agoubille » pour désigner tant les instruments de filage que son propre nécessaire à écrire59 : est-ce une marque d’opposition moqueuse ou au contraire de rapprochement complice ? Les liens entre travaux d’aiguille et d’écriture s’avèrent parfois difficiles à démêler.
Brodeuses et brodées
La dimension morale qui se tisse au sein des traités d’éducation et de défense des femmes semble apporter un renouvellement de la représentation des figures des brodeuses, nourrissant le dialogue entre texte et tissu, à l’intérieur et à l’extérieur des livres. Au-delà de l’écrit, elles occupent une grande place dans l’iconographie médiévale, ce qui à la fois contribue à la représentation des travaux d’aiguille comme une activité féminine et atteste du rôle des femmes dans la population active. Le livre des métiers d’Étienne Boileau nous apprend d’ailleurs que, parmi les brodeurs et brodeuses cités dans les ordonnances, certains pratiquaient l’enluminure60. La broderie entretient en effet des liens étroits avec le manuscrit médiéval puisque la couture et le dessin interviennent dans leurs processus de fabrication respectifs : la reliure des pages se fait au fil au moyen d’un cousoir et les brodeurs reportent les modèles dessinés sur le tissu ou créent leurs propres modèles comme le font les enlumineurs. Les personnages exemplaires que nous avons rencontrés apparaissent dans les miniatures des manuscrits médiévaux et dans les gravures des textes imprimés à partir de la fin du xve siècle. Comme nous l’avons constaté, les textes qui émergent au moment de la querelle sont souvent offerts en étrennes ou commandés par de grandes reines et princesses qui exercent un rôle de mécène et de protectrices des écrivains à la fin du Moyen Âge : La Cité des Dames apparaît dans le manuscrit Harley dit « de la reine » pour Isabeau de Bavière, Antoine Dufour écrit pour Anne de Bretagne, Jean Marot et Symphorien Champier pour Anne de France, Jehan Du Pré dédie son Palais à Marguerite de Navarre, Fray Martín de Córdoba et Jean-Louis Vivès pour les princesses de Castille et d’Angleterre. Les récits de vie, richement décorées et illustrés, se trouvent dédoublés ou complétés par l’iconographie. De plus, le succès de L’Ovide moralisé rédigé dans les années 1320 à l’intention de Jeanne de Bourgogne, femme du roi de France Philippe V le Long, donnant lieu à de nombreuses copies et réécritures enluminés, imprègne l’iconographie de la fin du Moyen Âge de toute une galerie de métamorphoses. Le récit d’Arachné de Christine de Pizan dans L’Épître d’Othéa est, par exemple, illustré dans Le manuscrit du Duc (Paris, BnF, fr. 606) initialement dédié à Louis d’Orléans, puis qui revient à Jean de Berry. Gilbert Ouy, Christine Reno et Inès Villa Petit en font la description et précisent :
Pallas et Arachné. Sur fond de ciel à l’horizon bas, Arachné se tient derrière un grand métier à tisser de basse lisse occupant la largeur de l’image, où est tendue une toile blanche à liseré bleu. Vêtue d’un foulard noué, d’un haut rouge et d’une jupe écrue, elle tient la navette en main g. et de l’autre désigne Pallas qui s’avance en robe bleue et couronne d’or. La déesse argumente par gestes, tandis que dans le coin sup. dr., Arachné déjà transformée en énorme araignée, tisse sa toile.61
Cette précieuse matière littéraire circule dans les bibliothèques européennes au gré des déplacements temporaires ou définitifs des dédicataires et se transmet de génération en génération, véhiculant les portraits littéraires et imagés des exempla. Les princesses peuvent ainsi contempler leur propre reflet dans le récit de Minerve ou de Pénélope. Mais les fileuses intègrent également les manuscrits et les imprimés dédiés à de hauts personnages de l’aristocratie. Selon Madeleine Jeay, le manuscrit P (Paris, BnF, fr. 2151) des Évangiles des Quenouilles aurait appartenu à la comtesse Marie de Luxembourg, signé de sa main au f. 61, orné d’un frontispice rassemblant dix fileuses et d’une lettrine où figure le secrétaire62. Les gravures se sont également multipliées au xive siècle grâce aux diverses réimpressions des Évangiles, notamment celles effectuées par l’imprimeur lyonnais Matthias Huss, recueils plus modestes permettant d’étendre le lectorat63.
Dans son ouvrage Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Sylvie Ballestra-Puech interroge le travail des moralistes médiévaux et la manière dont « l’extrême subtilité et l’extraordinaire richesse symbolique [ont] pu devenir dans la tradition mythographique un simple exemple d’hybris justement châtié », privant le mythe d’Arachné de sa puissance poétique et subversive64. Il est vrai que l’ekphrasis à laquelle se livre Ovide dans le Livre VI des Métamorphoses n’est réemployée ni dans les textes de défense et ni dans les traités d’éducation que nous avons pu rencontrer. Mais cette disparition n’exclut pas une nouvelle vie ex libris grâce aux exempla. La « cleres femmes », dont font partie nos « inventeresses » et artisanes, se trouvent à leur tour brodées ou tissées sur les tentures et les tapisseries qui ornent les chambres de nobles et riches commanditaires afin de leur rappeler par l’image les leçons édifiantes que les mythes, remaniés et glosés, peuvent porter. Tout comme les textes que nous avons explorés, les tapisseries narratives se mettent à rassembler des personnages provenant de diverses sources et de différentes époques65. Susan Groag Bell, spécialiste des Women’s studies, écume les inventaires des cours royales d’Europe pour retrouver les traces des tapisseries représentant différentes scènes de La Cité des Dames dont les propriétaires sont en général des femmes de pouvoir du début de la Renaissance telles que Élisabeth Ire, Marguerite d’Autriche ou Anne de Bretagne. Elle découvre alors que, malgré l’absence d’impression des œuvres de Christine après sa mort, ses idées ont pris place sur les murs des princesses et se demande à quel point ce décor a pu les influencer66.
La mise en abyme des textes ornant les murs et des broderies décrites dans les textes peut se reproduire à l’infini. Dans son Palais des nobles Dames, Jehan Du Pré réserve les plus riches pavillons aux femmes qui apportèrent félicité, justice et paix à leur royaume mises en valeur dans le dernier chapitre. Disposés dans un jardin, leur description permet de lier métaphores architecturale, végétale et filaire pour faire figurer le processus d’écriture. Alors que Christine de Pizan avait limité son allégorie à la construction dans La Cité des Dames, élaborant une forteresse pour protéger les femmes contre les attaques misogynes, Jehan Du Pré dresse en leur honneur une riche bâtisse qu’il garnit d’ornements et de parures auxquels la broderie participe fortement. Voici la description en prose du dernier pavillon :
Le tiers pavillon fust couvert de veloux azurés, ayant sur le dedict veloux grans pourfilures et broudures d’or et fleurs de lys fermées par dessus, pour les Dames qui ont aymé paix, et ont esté cause et motif principal de la paix et reconciliation de plusieurs nations, mesmement de l’accord dernierement entre les treschretien Roy de France et l’empereur confermé67.
Contrairement à Vivès qui reliait les exempla illustres aux femmes de son temps par leur pratique de l’aiguille, Du Pré met les « grans pourfilures et broudures d’or et fleurs de lys fermées » au service de l’une des plus hautes qualités féminines. L’auteur fait ici référence à la Paix des Dames, traité de paix négocié en 1529 par Louise de Savoie et Marguerite d’Autriche qui rejoignent les héroïnes antiques que sont les Sabines et les Xanthiennes dans le pavillon. Outre l’actualité politique, la diplomatie fait partie des vertus féminines les plus célébrées dans les textes de défense et d’éducation que nous avons parcourus aux côtés de la chasteté. Olivier de la Marche choisit l’analogie du riche vêtement dont les femmes se parent et l’étend de manière macrostructurale dans Le triumphe des dames confectionnant un habit complet dont chaque pièce brodée et décorée figure une vertu féminine décrite en vers et illustrée par un exemplum en prose : chausson d’humilité, chausse de persévérance, jarretière de récompense, chemise d’honnêteté, tunique de chasteté, pièce de bonne pensée, cordon de loyauté, ceinture de magnanimité, drap de patience, bourse de libéralité, coutelas de justice, gorgerette de sobresse, bague de foi, robe de beau maintien, cordelière de dévote mémoire, gants de charité, peigne de remord, ruban de crainte de Dieu, coiffe de honte, bandeau de prudence, chaperon de bonne espérance, renforcé par la richesse de cœur. Nous pouvons voir ici l’aumônière de libéralité brodée de perles et dont l’exemplum de la comtesse de Vendôme donné par la suite est emprunté à la Cité des Dames de Christine de Pizan, citée parmi les femmes de pouvoir :
Une bourse qu’on dist une aulmosniere
nous convient pendre a ceste sainturette,
d’or et de perlles brodee par maniere
qu’elle apere de grant valleur et chiere
Madame vault d’avoir chose sy faicte.
La bourse doit pour estre plus parfaicte
avoir clouans pour seurement garder
ce que dame veult tenir ou donner.
La bourse pent, et sy est bien liëe,
la bourse garde aulmosnes et bienfais,
que princesse doit donner la journee,
Sans la bourse dame n’est par douce
ne ses hostilz necessaires parfais
En approuvant ce que je dis parfais
la bourse avra en vertueuseté
le propre nom de liberalité68.
Si la littérature didactique et morale, au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, peut restreindre la femme à l’espace domestique sans reconnaître la valeur artistique ou professionnelle de ses travaux d’aiguille et lui interdire toute compétition avec la sphère publique et savante, la querelle des femmes offre un renouveau de la figure des brodeuses. Entre soumission stratégique et résistance vertueuse, elle peuple les textes qui l’érigent en inventeresse ou en artisane conforme à l’idéal chrétien. Quand bien même des écrits comme Les Évangiles des quenouilles tournent en dérision leur art et leur savoir, ils retranscrivent et compilent les preuves d’une « sapience » féminine dont les aspects populaires, subversifs, voire maléfiques, continuent de nous fasciner aujourd’hui.