La jeune femme, les yeux baissés, est tout à son ouvrage. La couleur de la broderie qu’elle tient entre ses doigts graciles fait écho à sa chevelure dorée. Devant elle, l’établi qui permet la réalisation de l’ouvrage tandis que, derrière elle, un paysage de côteaux se déploie à perte de vue. On devine la jeune Brodeuse (vers 1910), du peintre Paul Sérusier, en plein air. Le tableau a été réalisé dans la période du peintre à Châteauneuf-du-Faou (1893-1927)1, en Bretagne. Il atteste d’une activité plutôt développée en ville et dans les campagnes par les femmes à cette époque : la broderie. Activité développée dans un premier temps dans un cadre privé, au sein du foyer, la broderie devient petit à petit une activité rémunérée pour certaines femmes. Est-ce qu’elle a pu constituer, à un moment donné, un moyen de subsistance à part entière pour une femme et, ce faisant, d’émancipation par le travail ? Cette activité reproduit-elle, à l’inverse, certaines attentes du point du vue du genre et de la naturalisation des différentes formes de différenciation entre les sexes ? C’est ce qui nous intéressera pour cet article à travers une plongée à Fontenoy-le-Château, au cœur des Vosges, ancien haut lieu de la broderie et du travail des femmes jusqu’au début du xxe siècle. La Lorraine connaît un essor sans précédent du point de vue industriel depuis les débuts de la Révolution industrielle, en grande partie dans le domaine de la sidérurgie. L’industrie textile y occupe une place à part. Le mot « textile » recouvre l’ensemble du monde du tissu et désigne plus particulièrement l’industrie qui s’y applique. Au pluriel, les textiles constituent une vaste famille recouvrant celles des « étoffes », mot qui fut longtemps en usage. La manière de travailler ces étoffes et les procédés pour le faire déterminent des usages différents du vêtement et constituent un instrument de distinction sociale. Si le travail sur le vêtement est une activité ancienne, son industrialisation au sens de l’application de procédés de l’industrie à une activité, date du xviiie siècle et s’inscrit dans le contexte de la Révolution Industrielle qui débute en Grande-Bretagne. La production textile, qui s’élaborait jusqu’alors dans un cadre privé, s’en trouve modifiée. De nouvelles organisations du travail voient le jour. Au milieu des années 1700 la production textile croît, encouragée par l’augmentation de la production de coton due aux colonies, à l’esclavage et à la mécanisation de l’industrie par plusieurs inventions. Broder est donc d’abord un travail « d’appoint » mais aussi un apprentissage maternel. Le respect de la « parole donnée » et l’engagement oral y tiennent une grande place mais protègent imparfaitement des brodeuses, susceptibles d’être invisibilisées. Cette invisibilisation s’explique premièrement par le fait que « broder » n’est pas considéré comme un vrai métier.
Un travail « d’appoint »
Nathalie Heinich rappelle, dans États de femmes, que Norbert Elias identifie comme « plus grande révolution dans toute l’histoire des sociétés occidentales, […] au cours du xxe siècle, l’accession des femmes à une identité qui leur soit propre, sans plus être celle de leur père ou de leur mari2 ». La question est donc posée : l’activité de « brodeuse » (encore faut-il établir une distinction entre « activité » et « travail ») permet-elle une émancipation de cet « état de femme » pour reprendre la terminologie d’Heinich ? Nous utiliserons pour notre article le qualificatif d’« activité » pour la broderie car ce mot a le mérite d’inclure aussi bien la sphère domestique dans laquelle il prend place initialement que la sphère professionnelle et recouvre un nombre plus ou moins important d’heures de travail. L’activité doit inclure un grand nombre d’heures travaillées pour être réellement rémunératrice mais elle peut aussi être un travail « d’appoint ». La difficulté première tient précisément de la classification de ces brodeuses. Sont-elles journalières ? Les statistiques industrielles recensent, pour le département des Vosges, de 30 000 à 50 000 brodeuses au milieu du xixe siècle. La brodologue Claire Prévot en identifie, elle, 18 000 d’après les tableaux récapitulatifs du recensement de 1856 aux Archives départementales des Vosges. Selon elle, cependant, le chiffre de 50 000 semble plausible. La broderie réalisée sur le doigt est une activité saisonnière procurant des revenus irréguliers et faibles. Elle nécessite d’avoir un autre emploi pour vivre. Nombre d’agents recenseurs ont ainsi négligé la broderie et retenu l’activité agricole de ces femmes, la plupart d’entre elles exerçant leur activité de brodeuse surtout l’hiver. À Certilleux, dans le canton et l’arrondissement de Neufchâteau, le maire note ainsi sur cette feuille de recensement : « Une partie des femmes et des filles s’occupent de la broderie en hiver, mais en été, elles travaillent à la campagne : je les ai classées journalières : elles seraient au nombre de 25 ». À travers ces difficultés à classer, selon une nomenclature adaptée, l’activité des brodeuses, réside aussi une part de l’invisibilisation de leur travail. L’autre difficulté du classement de l’activité de brodeuse en activité professionnelle à part entière tient à l’éparpillement des tâches réalisées : la brodeuse ne voit pas son travail achevé. Les lingères des ateliers parisiens ou de province se chargent de l’assemblage des pièces de broderie. Cela contribue, aussi, au manque de visibilité de leur activité et à sa difficile reconnaissance. Pourtant, le travail est bien réel : en 1856, Fontenoy compte ainsi 654 brodeuses pour une population de 2023 habitants et concentre donc 32 % d’ouvrières. En 1931 elle en compte encore 306. La ville d’Épinal en compte 115, en comparaison. La perception de l’activité de broder comme travail d’appoint est visible au travers de la difficulté au recensement des brodeuses. Elles ne sont, en effet, souvent pas comptabilisées comme travaillant lorsqu’il y a une activité principale (souvent celle du mari) au sein du foyer. Jean-Luc Labbé remarque ainsi, dans l’étude qu’il consacre aux femmes et au travail industriel dans l’Indre au xixe siècle :
Pourtant, personne ne pourra jamais chiffrer le nombre de Berrichonnes travaillant à domicile pour la confection avant la guerre de 14-18. En effet, les inspecteurs du travail n’ont pas accès chez les particuliers. L’absence de toute législation explique la non-existence du travail à domicile dans les rapports économiques. Lorsqu’ils ont recours aux intermédiaires, les industriels eux-mêmes ne savent pas combien d’ouvrières travaillent pour eux. Ajoutons de plus que les ouvrières n’ont pas d’horaire fixe : de quelques heures par semaine à 15 heures par jour3.
Cette absence de chiffres précis quant au nombre exact de brodeuses sert leur invisibilisation. Celle-ci peut être observée également dans un contexte géographique différent et à une période plus récente en Inde. S’intéressant également au travail des femmes, Chaudhary note que l’absence de contractualisation est également pour beaucoup dans cette invisibilisation : « It is found that home-based piece-rate women workers and their contributions are invisible at the levels of family, society and the nation. On the part of the Government, it is pertinent that their work should be included in the legal definition of work4 ». Considéré comme « travail d’appoint », l’activité de broder nécessite pourtant de vraies compétences et plusieurs distinctions sont à effectuer concernant les types de savoirs spécifiques développés.
Broderie blanche et Atelier
La broderie de Lorraine, broderie blanche, pratiquée sur un tissu blanc avec un fil blanc est introduite dans la région de Nancy au début du xixe siècle. La maison Chenut en est à l’origine qui possède depuis longtemps un atelier de broderie de soie. Madame Chenut crée ainsi dans la ville une école de dessin et de broderie sur métier et y forme les premières ouvrières. Elle profite de la venue à Plombières (88) de Joséphine de Beauharnais en 1804 pour lui présenter ses premiers travaux. Séduite par la qualité de ces articles de luxe, destinés à une clientèle très fortunée au départ, la future Impératrice impose ainsi la réputation des broderies lorraines à la Cour puis à une clientèle très privilégiée du Nord de l’Europe et de l’Amérique. En 1820 on estime que 12 à 13 000 ouvriers, dont plusieurs centaines de Vosgiennes, travaillent pour une quinzaine d’entreprises nancéiennes. Cependant, l’organisation du travail, du point de vue industriel, est différente de celle connue pour les ouvriers français embauchés dans les usines et étrangers affluant en raison du besoin d’une main d’œuvre, dans un premier temps, non qualifiée. En effet, la brodeuse n’a pas idée de la totalité de la pièce : le travail est segmenté et circonscrit. Le fabricant de broderie gère la conception et l’impression du dessin, sa réalisation puis la commercialisation des pièces brodées. Il peut être appuyé, dans ces tâches, par un dessinateur et un représentant de commerce. Quand l’entreprise n’est pas en mesure d’être gérée par un faible nombre de personnes, le fabricant délègue à un intermédiaire la recherche de main d’œuvre, la répartition des pièces imprimées et leur collecte lorsqu’elles sont brodées. Cet intermédiaire est l’entrepreneur, en contact avec les ouvrières. Celles-ci réalisent leur travail, « à la tâche », chez elles. On ne peut donc pas vraiment évoquer une organisation du travail en corporation pour les brodeuses ni même au sein d’un Atelier ou sinon, assez épisodiquement. Cette organisation du travail asservit les femmes à la domesticité de même qu’en l’absence d’un commun, d’un temps de travail ensemble, elle annihile toute velléité de contestation concernant leurs conditions de travail chez les brodeuses. Ces dernières se retrouvent soumises au « bon vouloir » de l’entrepreneur. L’intrusion de la sphère du travail au sein même du foyer rythme d’une façon nouvelle les rapports de domesticité. Il donne aussi une place plus importante à la mère, garante du bon apprentissage de la broderie mais aussi et surtout de la conservation morale du foyer.
Un apprentissage maternel
En travaillant sur l’identité féminine dans la fiction occidentale au travers de récits et romans, la sociologue Nathalie Heinich remarque, dans États de femme, une différence notable à ce sujet :
[…] à comparer ces deux élaborations fictionnelles – féminine et masculine, romanesque et mythologique – de la situation originelle du sujet dans la triangulation familiale, on découvre une fondamentale dissymétrie, qui tient à l’insistance de la problématique de l’identité dans le récit féminin, alors que c’est la possession – sexuelle notamment – qui est au cœur du récit masculin5.
L’activité de broderie pourrait entrer dans ce cadre : l’apprentissage, codifié, du féminin. Heinich en élabore une conception de « l’identité » féminine : « Ainsi, l’identité masculine se construit principalement de façon exogène, par rapport à ce qui n’est pas masculin, et l’identité féminine de façon endogène, par rapport à ce qui est féminin6 ». L’apprentissage de la broderie semble réservé aux femmes. Les mères transmettent ce savoir à leurs filles qui, elles-mêmes, le transmettront à leur progéniture féminine. L’homme est rarement présent dans cette entreprise de création et, s’il l’est, il s’agit d’un donneur d’ordre, un « entrepreneur », extérieur au foyer, à qui la pièce brodée est remise. La naturalisation des différentes formes de différenciation entre les sexes fait donc l’objet d’une intériorisation. Celle-ci est de l’ordre du conditionnement et n’est donc pas remise en question.
Dot et trousseau
Le mariage participe de ce conditionnement au féminin. Certaines pièces de broderie sont souvent réalisées dans le cadre de ce qu’on appelle le « trousseau » et intégrées à la « dot » lors du mariage. La confection de ces pièces contribue à l’institutionnalisation du mariage qui, au moins jusque dans les années 1950 en France, est le principal mode d’entrée en conjugalité. On peut indéniablement y entrevoir le maintien d’un ordre conservateur au sein du foyer. La jeune fille apprend le métier de broder en regardant « faire » sa mère. Si elle commence très jeune, vers onze ou douze ans, la rétribution de la jeune fille peut également être portée au foyer. Les jeunes filles travaillant de leurs mains ne poursuivront, pour la plupart, pas d’études. Cet apprentissage du féminin pourra, en revanche, garantir la « bonne moralité » du foyer et la reconnaissance de la mère comme sa garante.
La transmission s’opère aussi au sein de la famille entre les générations : les aînées peuvent transmettre aux cadettes leur savoir-faire : aiguillées de fil puis préparation de l’ouvrage sur le tambour, bourrage des motifs avant de les broder entièrement lorsqu’elles seront plus âgées.
Les pièces de broderie peuvent donc être intégrées à la « dot ». Aujourd’hui tombée en désuétude, la « dot » procède d’un échange entre les familles dans le cadre d’un mariage. Elle assoit une conception patriarcale de la famille : la famille de la jeune femme qui se marie doit offrir une « dot » au mari et à sa famille. Le marié est censé entretenir son propre foyer et sa famille être dédommagée pour les revenus perdus. L’homme représente ainsi une certaine force de travail tandis que la place de la femme est dévolue à la domesticité. Il y a donc là une répartition du travail fidèle à la naturalisation des différentes formes de différenciation entre les sexes. La « dot » et son institutionnalisation dans le cadre du mariage construisent sa naturalisation. À propos d’une réflexion sur les « sociétés polysegmentaires7 » vues par Mauss, Irène Théry évoque ce qu’elle appelle la « division par sexe » ou la « division par règle » et remarque que « […] notre mythologie moderne où on parle de la naturalité de la famille contribue à entériner la division par sexe ». Ce qu’elle définit comme « division par sexe » recouvre les « manières d’agir », la « division par règle » étant par exemple le fait « d’agir en tant que père ou en tant que mère ». Cette « division par sexe » existe depuis longtemps et l’activité de broder y est étroitement associée. De même, on note que les usages du vêtement, qu’il s’agisse de la dentelle ou de la broderie, sont modelés par la survivance de certaines coutumes et le folklore. Paul Verhaegen, dans l’ouvrage qu’il consacre aux « industries à domicile » où il s’intéresse plus particulièrement à la Belgique, remarque au sujet de certaines traditions :
Aujourd’hui encore, paraît-il, il existe en Bretagne une singulière coutume parmi les anciennes familles du pays : une mariée ne porte que dans deux occasions solennelles sa toilette de noces toute garnie de dentelles : le jour du mariage et après sa mort, alors que le corps est étendu pendant quelques heures sur un lit de parade, avant d’être placé dans le cercueil.
L’arrivée de la toilette de noces est un événement considérable ; la famille seule est admise à l’examiner ; chacun de ses membres arrose d’eau bénite les fleurs d’oranger et fait une prière pour le bonheur de celle qui va les porter. Le lendemain du mariage, la jeune femme plie soigneusement sa parure nuptiale et l’enveloppe du linge le plus fin qui ait été filé dans la maison et qui doit lui servir de linceul. Chaque année, le jour anniversaire de son mariage, elle parsème ce linge de brins frais de lavande et de romarin, jusqu’au jour de deuil où la robe de noces est de nouveau déployée, pour parer les restes inanimés de celle qui l’avait portée dans un jour de bonheur et de joie8.
Dans ce monde clos, les brodeuses à domicile, marquées par le poids de traditions patriarcales et parfois écrasées par des cadences intenables, se voient imposer une autre règle, tacite : celle que nous appellerons de la « parole donnée ». La demande, pour un travail de broderie, est généralement effectuée à l’oral. Les consignes, de même, seront fournies par un maître d’œuvre, généralement de sexe masculin. Jean-Luc Labbé note à ce sujet :
Parallèlement à ces petits patrons qui distribuent une part non négligeable du travail, il existe ce que nous appellerons des intermédiaires ; ils sont chargés par l’industriel de distribuer du travail, et ils tirent de ce fait un bénéfice.
Ce sont généralement des maisons parisiennes qui distribuent du travail à un nombre très important d’intermédiaires. Ces derniers sont généralement des commerçants […]9.
« La parole donnée »
Cet engagement oral est l’une des autres spécificités des activités de tissage et de broderie. Il n’y a pas de référence possible à l’écrit, en cas de désaccord. Il implique donc le respect de cette parole, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas du point de vue du maître d’œuvre. Le contrat passé étant oral, la brodeuse peut avoir par exemple des difficultés à être payée en cas de désaccord. La « parole donnée » peut être vue positivement comme une marque de confiance mais peut, à l’inverse, instituer une certaine domination du point de vue du maître d’œuvre de l’ouvrage de broderie. Il assoit de fait la domination des sexes et cette domination va de pair avec la domination patronale. Rappelons avec les travaux d’Alain Viala et de Michel Foucault que la naissance de l’auteur, par exemple, est concomitante de son institution juridique : la possibilité que l’auteur soit condamné d’une part mais aussi les revenus qu’il peut acquérir contractualisés par le principe de la cession de droits. Le contrat est donc la pierre angulaire de son statut, au xixe siècle naissant. En établissant un parallèle, l’absence de contrat rejette donc dans l’obscurité une grande partie des brodeuses qui ne peuvent obtenir rétribution de leur travail en cas de désaccord et qui sont également mises en concurrence les unes avec les autres. Geneviève Fraisse remarque à cet égard, dans La sexuation du monde, la nécessité de penser « l’échange » : « […] ce qu’est l’échange, mercantile ou idéologique, compte tenu du fait que, justement, les femmes sont non seulement objet d’échange mais lieu de l’échange10 » et relève la nécessité de penser ainsi « ce qu’il advient du un et du multiple, pour la sexualité, mais pas seulement11 ». Il est ainsi possible d’entrevoir ce respect de « la parole donnée » comme moral au sens d’un ensemble de règles de conduite considérées comme bonnes et de penser cette conduite morale au regard du contrôle des corps féminins. Supposées vertueuses, des règles implicites régissent ainsi la vie des brodeuses dont celles de la « parole donnée ». Cette dernière dans l’institutionnalisation de l’absence de contrat qu’elle formule implicitement (et l’absence de regroupement possible au sein d’un syndicat) perpétue l’infériorisation des brodeuses et contribue à la dévaluation de leur travail. Le fait que le travail soit exercé à domicile y joue aussi un rôle. Les brodeuses sont souvent isolées. L’absence de contrat et de trace écrite de l’engagement donné peuvent les « invisibiliser ».
L’invisibilisation des brodeuses
La notion d’« invisibilisation » renvoie à une volonté possiblement institutionnalisée de discrédit d’un groupe social. Le travail des femmes a longtemps été invisibilisé mais lorsqu’elles se sont trouvées travailler aux côtés des hommes dans les usines il n’a pas été possible de dénier leur implication, notamment au cours de la Première Guerre mondiale. La considération historique du travail des brodeuses est, elle, plus pernicieuse et s’explique en grande partie par la domesticité attachée à l’activité de broder. Quelles sont les spécificités du travail à domicile ?
Le travail à domicile – Ce qu’il implique
Jean-Luc Labbé en propose la définition suivante :
On peut donner de l’industrie salariée à domicile les caractéristiques suivantes : le travail est fait sur commande soit d’un ou de plusieurs établissements industriels, soit d’un ou plusieurs intermédiaires. Il est exécuté dans un local servant à l’habitation ou faisant partie du même appartement. Les matières premières sont le plus souvent fournies par les établissements ou les intermédiaires. Le travail salarié à domicile ne peut donc être confondu ni avec le travail domestique des femmes, ni avec une activité de type artisanal. Il s’agit donc bien d’une forme particulière du travail industriel12.
Si le travail à domicile ne peut, en effet, être confondu avec le « travail domestique des femmes », il reste attaché à une certaine forme de domesticité et il s’agit souvent d’un travail non reconnu ou peu. Il s’agit bien également « d’une forme particulière du travail industriel » car il doit être pensé dans un cadre plus large. « L’activité » de broder, conçue et pratiquée comme « travail » à part entière par certaines brodeuses, est à resituer dans un cadre plus large : celui des industries du textile. Sven Beckert estime que cette histoire correspond aux prémices du capitalisme et y applique une lecture transnationale. L’historien remarque à ce sujet concernant le coton et la manière dont les industries textiles l’ont utilisé :
Indigo growing and processing did not create huge new markets for European manufacturers. Cotton did. Rice cultivation in the Americas did not lead to an explosion of both slavery and wage labor. Cotton did. As a result, cotton spanned the globe unlike any other industry. Because of the new ways it wove continents together, cotton provides the key to understanding the modern world, the great inequalities that characterize it, the long history of globalization, and the ever-changing political economy of capitalism13.
L’invisibilisation dont les brodeuses sont frappées au xixe et au début du xxe siècle s’inscrit donc dans cette histoire du capitalisme qui avait tout intérêt à mettre en exergue l’homme travaillant, contribuant, par son revenu, à l’amélioration du confort domestique du foyer. Il y avait là une image conforme à la naturalisation des rôles sexués. L’absence de délimitation stricte, hormis le revenu (on l’a dit, plutôt faible) entre « activité » de broder comme apprentissage et perpétuation de règles domestiques implicites ou comme « travail » rend compte de cette invisibilisation.
Les représentations littéraires et artistiques au xixe et au début du xxe siècle attachées à « l’activité » de broder mettent également en exergue cette invisibilisation. Les femmes qui travaillent sont dans le besoin et le font par nécessité. Ces représentations enferment la femme dans un état de domesticité. Elles sont aussi censées s’occuper de leurs enfants et c’est ce qui explique l’important développement du travail à domicile comme le souligne par exemple cette ouvrière à domicile, citée par Jean-Luc Labbé : « Avant la guerre 14, c’était à la mode que tout le monde travaillait à domicile. Quand on a des enfants, on travaille quand on peut, on travaillait plutôt les soirs, plutôt le soir tard14… ». Dans ce témoignage l’invisibilisation du travail concerne aussi les horaires de travail.
Conclusion
Cette invisibilisation du travail des brodeuses est aussi perceptible du point de vue de la recherche où très peu d’études ont été réalisées sur « l’activité » de broder. Si Fontenoy-le-Château a regroupé à la fin du xixe et au début du xxe siècle de nombreuses brodeuses, celles-ci n’étaient pourtant pas « organisées » en ateliers. Un maître d’œuvre leur fournissait les pièces à réaliser et le travail s’effectuait « à domicile ». Le travail pouvait aussi varier concernant le nombre d’heures dévolues à la réalisation des pièces de broderie et c’est la raison pour laquelle on se heurte encore aujourd’hui aux difficultés de classement et de recensement de l’activité de ces femmes comme salariées.
Qu’elle obéisse à des raisons économiques ou non, « l’activité » de broder s’inscrit dans un apprentissage du féminin et obéit à des règles implicites contribuant au contrôle des mœurs.