Dans une lettre datée du 8 juin 1926, le jeune René Daumal présente à Maurice Henry le collectif auquel il appartient :
Il faut une étiquette à ce groupe, pensâmes-nous, pour affirmer son existence à la face des hommes – Purement, sans raison, ce fut : « patronage de Simpliste » Simplistes. Nul sens à chercher à ce mot – Pourtant, il y a peut-être là quelque analogie avec cet état d’enfance que nous recherchons – un état où tout est simple, facile. Évident : évasion – évidemment : ce qui s’évide en moi : m’y évader1.
Analogue en bien des points à son contemporain surréaliste, le simplisme regroupe entre 1922 et 1927 quatre élèves du lycée de Reims, Roger Vailland, Robert Meyrat, René Daumal et Roger Lecomte, tous unis dans la recherche d’un état supérieur de l’esprit. Derrière le style potache propre à leur jeune âge, les quatre « phrères » (comme ils se désignaient) se démarquent rapidement de leurs camarades d’école par la quête d’une connaissance intuitive dissipée après l’enfance, grâce à laquelle ils pourraient s’évader de leur conscience et appréhender l’univers dans son intégralité. Cette ouverture de l’être passe notamment par la multiplication des états‑limites, du rêve lucide à la roulette russe, en passant par l’intoxication à l’opium ou au tétrachlorure de carbone. À ce titre, loin d’assurer un quelconque réconfort dans un paradis artificiel, la prise de psychotropes relève davantage chez eux d’une amplification des capacités visuelles et auditives qui induit à son tour l’altération des facultés de compréhension2. Par une telle expérience, ces simplistes agissent en faveur d’un décentrement des perceptions afin de s’affranchir des limites de la « pensée humaine normale », avec tout ce que le terme « normal » peut avoir de rationnel et de classificateur : ce qui est vu et entendu dépasse ce qui est normalement perçu par l’esprit humain dans un raisonnement « supra-logique ». Cette perspective synesthésique motive de fait la possibilité d’un état en dehors de soi, en dehors de la vie et qui, s’il est « impossible à traduire », condense dans son absence verbale un réel compris comme le fond transcendantal du vrai : « Je reconnaissais la vérité que j’avais connue depuis toujours, je m’éveillais à cette vérité3. »
Une notion revient en particulier dans la correspondance des auteurs rémois pour qualifier ce sentiment de vérité, de mise en présence du réel : l’évidence, qui renvoie d’ordinaire, dans la réalité concrète, à ce qui est immédiatement assimilé par les sens comme vrai. Dans son essai Traversées du quotidien, Michael Sheringham s’appuie sur le Traité de l’évidence du philosophe Fernando Gil pour en rappeler la dimension performative, en cela qu’elle passe par « une intensification des données linguistiques et sensorielles générées par les processus de compréhension et de perception4 ». En d’autres termes, le sentiment d’évidence apparaît comme un processus actif qui guide les sens et donne à voir ce qui est en réalité déjà présent : une vision panoramique orientée vers la vérité, qui signale plus qu’elle ne transforme le réel dans une « opération hallucinatoire5 ». C’est à ce moment précis que le mécanisme d’attention extrait le sujet de lui‑même et que
l’opération qui produit le sentiment d’évidence nous éloigne de notre moi singulier, pour nous amener à l’impression d’une participation plus large au cours des choses, au sein d’une totalité de relations6.
Par une alerte attentionnelle, le monde indifférencié se déchire pour porter à l’évidence ce qui est transcendantal.
Toutefois, s’il y a présentation d’un réel dans la mesure où les perceptions signalent ce qui est là, sa représentation pose problème pour les simplistes : comment rendre compte de cette expérience si ce qui est perçu relève par essence de l’intraduisible, de l’innommable ? Afin de contourner cette difficulté initiale, s’impose la nécessité d’inscrire cette expérience vécue au sein d’un projet d’écriture qui décalerait les modalités de l’évidence au domaine poétique. La parution du premier numéro de la revue Le Grand Jeu en 1928, si elle met fin à l’aventure du simplisme, concrétise néanmoins cette ambition en réunissant de nouveaux « techniciens du désespoir7 » autour des rédacteurs en chef René Daumal et Roger Lecomte, entre-temps devenu Roger Gilbert‑Lecomte. Ce dernier est présenté par René Daumal comme le seul qui « sans aucun doute possible, ait exactement compris8 », cette présentation holistique de l’univers dans l’expérience de l’asphyxie, au point de sombrer dans une addiction qui l’emporta en 1943. Il n’hésite d’ailleurs pas à définir la revue comme un groupe d’hommes « dont la seule recherche est une évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre préoccupation9 ». Cette profession de foi, en confirmant la continuité du projet entre le simplisme et Le Grand Jeu, signale toutefois la nécessité de passer de la recherche d’un état‑limite à celle d’une forme-limite du langage10.
L’exploration réactualisée de cet « en-dehors » se concrétise par la publication de son recueil La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent. Point de rencontre du « rire d’un “mauvais vivant” » et du « mauvais goût en 193311 », les nombreux poèmes de l’œuvre mobilisent des images poétiques qui célèbrent l’évidence par leur capacité de signaler et d’approfondir la présence du réel en réactivant et conservant simultanément les multiples significations possibles d’un mot. À partir de cet ouvrage, il s’agira de déterminer comment la pratique de l’évidence revient à être pensée comme l’évidement du signifié normalement admis.
Pour cela, le poète conçoit l’image poétique comme incarnation négative du monde, capable d’exprimer en son creux les potentialités formelles qui jaillissent dans l’éclatement de la représentation située. À l’échelle du poème, ce surgissement est permis au détour d’une infraction syntaxique qui reconduit la signifiance de l’image à la lumière d’une circonstance perpétuellement renouvelée. Depuis cette béance dans le processus représentationnel point alors le vide, perçu comme tout, que réinvestit l’attention à l’origine du sentiment d’évidence. Semblable à la photographie, l’image sort alors du cadre référentiel et mobilise tout un hors‑champ que dynamise ensuite la conscience. De ce premier constat transparaît l’établissement d’un fonctionnement double de la démarche évidentielle : le poète devient démiurge au sens où il dévoile le fonctionnement originaire de la langue qui relance la représentation dans son dépassement ; la conscience « reconnaît » cette parole perdue et s’élève dans une démarche épiphanique. Pour rendre compte de cette nouvelle théorie de la connaissance, Roger Gilbert‑Lecomte appelle enfin à l’établissement d’une nouvelle rhétorique à même d’exposer cette manifestation supérieure du mot. L’image doit plonger dans un chaos sonore perçu comme fond originaire de la langue, duquel émergerait, dans un processus de distinction, une représentation supérieure, plus englobante, plus vraie, du monde.
L’(irre)présentabilité de l’image
Pour Roger Gilbert-Lecomte, le sujet emploie une langue qui, appréhendée par l’expérience, demeure figée non seulement dans son usage, mais aussi dans sa représentation. Il s’y oublie dans une pratique mécanique, systématique, qui le limite à un usage constitué, et donc restrictif de la parole. Chaque mot devant signifier quelque chose selon un principe de classification, poète est celui-là qui a su refuser la redite, c’est-à-dire la figure comme orientation, positionnement, référentialité du discours à une structure préexistante.
Il doit tendre pour Roger Gilbert‑Lecomte vers l’infigurable, inappréciable pour un esprit logique ; c’est par exemple le visage évidé du vent qui intrigue l’auteur davantage qu’il ne l’inquiète dans « Je n’ai pas peur du vent » : « Toi qui hurles sans gueule / Mords sans dents / Fascines sans yeux12». Cette absence de traits caractéristiques et de figure ne condamne pas à l’oubli l’ensemble de ses représentations possibles. C’est au contraire dans cette béance, dans cet envers que se joue l’élargissement du champ représentationnel dans la parole poétique dans la mesure où, conformément aux théories du Grand Jeu, la négation d’un objet doit être vue comme son affirmation13, comme son incarnation supérieure où il jaillit plus éclatant qu’il ne l’était auparavant : « L’Idée ne croît qu’en se retrouvant en sa négation14. »
Émergeant du néant du « non », l’image est dès lors capable de capter dans son creux une signification plus forte que celle ancrée dans la réalité de l’esprit individuel au sens où la représentation, d’ordinaire dépendante d’un contexte d’énonciation dont la cohérence assure une signification arrêtée, renonce à figurer le monde de manière rationnelle pour une autre logique. Similaire au vent, elle devient cette « Face creuse », ce « Roi des métamorphoses » qui « fai[t] vivre éperdument les choses qui sans [lui] / Seraient vouées à l’inertie la plus plate15 » ; une fois plongée dans le néant du sens, elle induit une représentation exacte et universelle, défaite des artifices de la pensée logique. Libre alors au poète de convoquer la véritable beauté du vide, duquel émergerait une représentation plus vive, plus vraie du monde :
Celui qui a vidé sa conscience de toutes les images de notre faux monde qui n’est pas un vase clos peut attirer en lui, happées par la succion du vide, d’autres images venues hors de l’espace où l’on respire et du temps où le cœur bat, souvenirs immémoriaux ou prophéties fulgurantes, qu’il atteindra par une chasse d’angoisse froide16.
Est beau ce qui, dans le vide de la conscience, a su emmagasiner les alternatives variées qui dépassent la circonstance d’une énonciation pour embrasser l’ensemble des perceptions du monde. Ces données contenues dans l’image « objective17 », loin de se désactiver dans sa formulation, font pression sur la langue jusqu’à ce que se brise un instant la signifiance. Nous sommes ici peu éloigné de l’analyse faite par Gilles Deleuze de l’œuvre de Samuel Beckett dans L’Épuisé, voyant dans l’image « telle qu’elle se tient dans le vide hors espace, mais aussi à l’écart des mots, des histoires et des souvenirs », bref cernée comme une non‑forme, l’objet d’une formidable accumulation d’« énergie potentielle qu’elle fait détoner en se dissipant18 ». L’image comme détonateur précipite ainsi la représentation dans l’éphémère, le momentané, éclatant à la vue de tous avant de s’en retourner dans les limbes de la conscience. C’est là cette « chasse d’angoisse froide » précédemment évoquée par Roger Gilbert‑Lecomte, l’émergence dans l’esprit d’une fracture qui va dissoudre le sens en une zone d’incertitude, contraignant la conscience à la perception de l’irreprésentable.
L’infraction syntaxique au cœur du sentiment d’évidence
Matérialisée dans la phrase, cette fracture prend la forme d’un trouble syntaxique provoquant dans son décalage l’angoisse de ne plus reconnaître sa propre langue. Cette altération expériencielle de la signifiance se manifeste à l’échelle du poème à travers ce que Laurent Jenny a pu définir dans La Parole singulière sous le terme de « figural » : une infraction esthético-sémantique « qui conditionne la reconduction du discours à la puissance de l’actualité19 ». Prenant pour exemple le segment du Tao-tö-king « l’ascension d’une terrasse en printemps20 », l’auteur remarque que le constituant « en printemps » se situe dans un espace d’incertitude syntaxique qui le fait osciller entre « la détermination temporelle de l’ascension » et « la détermination de “manière” du nom terrasse », suspendant le discours en faisant de celui‑ci « une aire de sens en attente21 ». Espace liminaire du texte, où la perte sémantique est toutefois compensée par un gain en force tensionnelle qui exploite les virtualités linguistiques du mot sans pour autant le circonscrire à une fonction spécifique, la préposition en, utilisée là où elle n’a pas lieu d’être, évoque dans son ambiguïté tous les modèles sur lesquels elle peut s’appliquer, comme « en fleurs, en gloire, en colère22 ». Le figural émergerait dans ces conditions de l’association du trope prépositionnel, qui peut « virtuellement s’appliquer à toute sorte de réalité », à un contexte d’énonciation où il semble a priori agrammatical, contribuant à la généralisation d’une « vision du monde (comme jeu d’apparences stylisées et mobiles)23 ». Ce n’est qu’au prix de cette cassure, de la visibilité du vide dans l’énonciation, que peuvent véritablement apparaître les choses dans leur totalité. Telle est la fonction de la parole poétique à l’œuvre chez Roger Gilbert‑Lecomte dans le poème « Le Fils de l’Os » :
Mais juste
À ce moment béni des oiseaux de leurs plumes
Le fils de l’os marche sur la tête
De ses pieds24 […]
Si le discours s’inscrit à première vue dans un langage normé par le recours à la locution marcher sur la tête, cette démarche doit toutefois être nuancée puisque le déploiement irraisonné des mots tend à la réactivation du sens premier, depuis lors occulté dans la pratique, par l’ajout au vers suivant du complément « De ses pieds ». Ce constituant, par l’absence de ponctuation qui joue pour Roger Gilbert‑Lecomte en faveur d’un renouvellement analogique en étant « source de métaphore », hésite de fait « entre deux sens également acceptables25 ». Nous pouvons d’une part considérer cet ensemble de la même façon que le deuxième vers de l’extrait : le rejet, par la respiration qu’implique le passage au vers suivant, isolerait au même titre qu’une virgule le constituant « De ses pieds » qui prendrait la fonction d’un complément circonstanciel de manière. Tout comme les oiseaux béniraient « ce moment » à partir de leurs plumes, le fils de l’os marcherait sur sa propre tête à l’aide de ses pieds, dans un affaissement de l’image orthopédique du corps. Il est d’autre part possible de concevoir le syntagme comme la tête du complément circonstanciel de lieu « sur la tête de ses pieds » qui marquerait la démarche mal assurée, à tâtons, du personnage. Dans les deux cas, le sens figé de la locution ne disparaît pas, mais est au contraire exemplifiée, puisque le poète se plaît à aller contre toute lecture consensuelle26 par cette régénération doublement métaphorique du sens initial, contrariant la logique traditionnelle de la phrase.
Ce que Laurent Jenny définissait comme « une défaite apparente de la compétence linguistique27 », l’impossibilité pour certains constituants de se fixer syntaxiquement dans l’économie de la phrase, devient ici un succès paradoxal dans la mesure où la rupture sémantique, à défaut de proposer un sens pérenne par ses signes, parvient à évoquer la véritable structure de la langue dans sa béance. L’image comme « figural » peut ainsi être définie comme une représentation discursive du monde, doublée d’une « re-présentation de la langue28 ». Mais cette présentation à neuf de la langue est elle-même dédoublée : avec son évocation tout d’abord comme « fond normatif sur lequel se détache l’infraction figurale29 », ici manifesté par l’écart entre le figement du sens qu’impliquent la locution et son dégel métaphorique ; ensuite comme « avenir possible de la figure » avec l’hésitation au sein même de ce processus de resémantisation, par l’absence de ponctuation, entre les différentes possibilités syntaxiques.
Le punctum du texte comme principe évidentiel
Le discours, décloisonné, incarne désormais aussi bien linguistiquement que textuellement ce que Roger Gilbert‑Lecomte nomme le punctum stans, le « point immobile en son propre intérieur vibrant30 », autrement dit une zone de sens en figement qui contient en son sein un nœud d’indéterminations qui font et défont perpétuellement la compréhension de la phrase. Inéluctablement éphémère, l’événement figural tel que l’envisage le poète joue sur la fulgurance de l’image qui point dans le texte, de façon à motiver l’appréhension par la conscience de l’ensemble des virtualités représentationnelles du mot. Cette approche poétique de l’évidence n’est pas sans rappeler les réflexions de Roland Barthes, qui voit aussi bien dans le punctum de la photographie que dans le haïku le lieu de l’immobilité vive : « liée à un détail (à un détonateur), une explosion fait une petite étoile à la vitre du texte ou de la photo31. » Si, aux dires de l’auteur de La Chambre claire, ces deux formes ne font pas « rêver32 », elles ont néanmoins le mérite de s’extirper des vicissitudes de la logique par leur propension à rendre compte d’une réalité d’ordinaire imperceptible pour l’homme, hissée par Roger Gilbert‑Lecomte à l’échelle supra-rationnelle33.
Il ne s’agit cependant pas de faire table rase de toute une pratique linguistique et textuelle où le verbe demeure ancré dans un contexte d’énonciation spécifique, mais au contraire de faire émerger dans la langue l’entièreté des possibilités originellement contenues dans le mot. Encore une fois, Barthes considère cette existence première comme l’un des points‑clés du punctum : « qu’il soit cerné ou non, c’est un supplément : c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà34. » Afin d’étayer ses propos, il donne pour exemple le cas d’une photo de George W. Wilson (1863) où le punctum s’avère être un Écossais en kilt gardant un cheval sur lequel est assise la reine Victoria. Autour de ce personnage se développe tout un à-côté qui condense les possibilités d’actions et qui recentrerait infailliblement l’attention sur lui : si sa surveillance venait à faire défaut et que le cheval alors se brusquait, qu’adviendrait-il de la reine ? Nul doute qu’elle sortirait du cadre de la photographie dans sa chute, faisant de l’Écossais le seul personnage visible par l’œil. Bien que l’image soit immobile en cela qu’elle ne sort pas du cadre, photographique ou textuel, il apparaît néanmoins que ce qui est donné à l’évidence, considéré comme punctum, étend le champ du possible en suggérant, en motivant l’imagination du spectateur/lecteur tout en guidant l’œil vers ce qui doit être vu. Il confère de la sorte au support un « champ aveugle35 », présent depuis toujours bien qu’imperceptible, que réactive l’esprit humain par ses fantasmes, ses désirs, ses pulsions, ses inventions. La foudroyante rencontre de ces deux acteurs, d’un invisible permanent et d’un affect éphémère, dynamise dès lors l’immobilité consciente du texte par l’actualisation de toutes les données inactives virtuellement contenues dans chaque mot36.
La parole poétique, entre praxis et épiphanie
Le punctum, perçu comme évidence, procède donc en deux temps : la parole poétique laisse d’abord entrevoir le chaos des formes par l’effraction figurale à laquelle elle contribue ; la conscience s’introduit ensuite dans les interstices de la figure pour en donner une (re)présentation exacte, en marge de toute signification établie. Tel est pour Roger Gilbert‑Lecomte le rôle de l’expression poétique : elle doit réaliser la « pensée finie », dont l’existence n’est promise qu’au prix de la mobilité de la forme, qui est enlevée par chacun « aux limbes d’un virtuel qui est de l’ordre de son fantôme37 ». L’évidence s’inscrit ainsi dans un processus démiurgique où la tâche du poète, « c’est-à-dire [du] créateur38 », est de montrer, d’expliciter le réel qui se trouve en-deçà du verbe. Pour Roger Gilbert‑Lecomte, fervent lecteur de Mallarmé, l’acte de création consiste par conséquent à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu39 », à proposer une parole délivrée des carcans de la logique où chacun peut se retrouver dans l’éclat d’une détonation figurale. La praxis poétique correspondrait alors au dépassement dialectique d’une communication dépendante d’un système langagier constitué au profit d’une communication évidentielle :
Le besoin de la création est le besoin de communiquer, de réunir, le besoin de se faire comprendre, de persuader, d’entraîner l’adhésion, l’approbation universelle ; il est le critérium de l’évidence objective40.
Si la lecture de la figure est soumise à un contexte d’énonciation spécifique, il ne faut cependant pas oublier qu’elle est tout de même perçue par une pléthore d’imaginaires individuels, distincts les uns des autres, mais qui garantissent la stabilité d’une conscience subjective. Néanmoins, que survienne ne serait-ce qu’un « événement discursif41 », c’est-à-dire l’émergence d’un sens en rupture avec les attentes contextualisées du lecteur qui viendrait ébranler « les contours de [ses] représentations », et ce sont toutes les certitudes établies par la subjectivité qui s’écroulent. C’est dans ce doute sur la capacité de reconnaître sa propre langue que résiderait, selon Laurent Jenny, la possibilité de revenir à sa fondation :
dans le figural, nous en entendons comme l’écho atténué, nous retrouvons l’actualité qui a dû présider à son invention. L’origine manquée [de la langue] nous y semble indéfiniment reprise42.
La provocation textuelle ouvre sur ce que Roger Gilbert‑Lecomte exprime dans le poème « Sacre et massacre de l’amour » comme le « rythmique retour au pays d’avant-naître43 », espace matriciel où la conscience s’abandonne dans le flux incontrôlé des mots libérés de leur devoir de signifier. Un tel état serait analogue en tout point à « l’extase ancienne44 », la sortie de soi où l’individualité se mêlerait aux autres individualités pour constituer un tout informe et unique. Ici se trouve tout l’enjeu de l’évidence pour laquelle Roger Gilbert‑Lecomte propose une nouvelle théorie de la connaissance : le vertige de la création doit exprimer « un changement dans la vision humaine du monde, une transformation de la connaissance, une nouvelle interprétation45 ».
Ce rapport renouvelé à la connaissance nécessite à son tour de développer une nouvelle rhétorique, plus à même de rendre compte de la logique transcendantale à l’œuvre dans la parole poétique. Dans la pratique, le saccage annoncé de la représentation tient dans l’usage de la métaphore, figure qui, davantage qu’une qualité de transport proprement aristotélicienne, partage ici des similarités avec l’image poétique pratiquée par les surréalistes. Aussi Roger Gilbert‑Lecomte n’hésite-t-il pas à reprendre, presque à l’identique, la définition qu’en donne André Breton dans le premier Manifeste : « le choc poétique naît dans la métaphore de la rencontre de deux termes éloignés autant que possible46. » Le poète intensifie néanmoins la recherche de « la lumière de l’image47 » en faisant de l’ « étincelle » surréaliste une « conflagration […] parce qu’elle permet une unification selon des lois profondes qui appartiennent aussi bien à la nature qu’à l’esprit48 ». Le trope établirait de la sorte une passerelle ontologique entre le monde et la conscience ; épiphanique, il participerait à la projection et à l’intégration réciproques de l’esprit et du macrocosme de la nature, envisagée comme l’impossible incarnation d’un univers infini. Sous le coup du bouleversement représentationnel qu’implique le figural, le lecteur se détacherait en d’autres termes d’une compréhension singulière et limitée du monde pour fondre son expérience dans une perspective globale et totalisante. Tel est pour le poète l’impact du punctum stans sur la conscience : « il n’y a qu’une tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi49. »
Pour une nouvelle rhétorique de la connaissance
Ce renouvellement épiphanique et praxique de l’image nécessite de distinguer, dans la continuité du punctum, deux approches du matériau poétique : l’une, active, « qui comporte l’expression écrite, l’expression plastique, l’œuvre d’art ou encore l’expression en acte » ; l’autre, passive, qui rend compte de « l’état lyrique engendré par une expression ou un acte poëtiques dans une conscience douée de réceptivité à leur égard50 ». Le principe évidentiel du poème est ainsi subordonné à l’expérience première de l’auteur, qui induit à son tour une transformation du monde en mobilisant l’expérience seconde du lecteur. Un tel rapport à la poésie nécessite de retravailler les pôles de la création et de la réception en les réinsérant dans le paradigme de l’inspiration. Définie par le poète comme l’« action de faire entrer de l’air dans les poumons », comme l’« état de l’âme directement sous l’influence d’une puissance surnaturelle » en lien avec un certain « enthousiasme créateur51 », l’inspiration implique une mise à disposition au monde de ces deux instances. Le poète en particulier, pour restituer les images enfouies dans « la vie profonde de l’esprit52 » dans la conflagration de la métaphore, doit plonger dans un état extatique à partir duquel il pourra appréhender l’infigurable. Et si sa faculté démiurgique est marquée chez Roger Gilbert‑Lecomte par un syncrétisme hérité de ses lectures ésotériques53, c’est encore du côté de la rhétorique surréaliste que la question de l’exaltation poétique se fait la plus sensible :
Pour lui-même d’ailleurs et pour les mêmes raisons, afin de provoquer en lui l’état réceptif de l’inspiration le poëte doit avoir recours à des mécanismes inaccoutumés de la pensée mettre en jeu des automatismes inconnus rechercher sa liberté dans une activité non dirigée de l’esprit contempler le résultat imprévu des mots qui, libres de leur sens entre eux font l’amour54.
La parole inspirée, hissée au rang de « mode de connaissance », s’oppose au « discours rationnel55 » en cela que les mots, sous l’effet d’un état analogue à celui de l’automatisme, seraient incapables de se fixer sur les choses et surgiraient où bon leur semble, sans jamais établir de liaisons logiques entre eux. Roger Gilbert‑Lecomte, par la reprise explicite des dernières lignes des « Mots sans rides » d’André Breton56, pérennise alors l’entreprise amorcée par certains poètes un temps affiliés au mouvement comme Robert Desnos57 et Michel Leiris58 qui, tous deux, participèrent au décloisonnement sonore de la langue, au-delà de toute forme établie. De la même manière que le surréalisme valorise dans sa pratique de l’image le « verbo‑auditif » comme le « verbo-visuel59 », la métaphore renverrait chez Roger Gilbert‑Lecomte à une catégorie lâche qui subsume divers procédés d’homophonie et de polysémie, au-delà de la figure strictement analogique : la conflagration poétique naît ici de la tension entre la ressemblance sonore et la différence sémantique des réalités impliquées. De là s’opère le décalage du regard vers l’écoute qui intensifie, par son rapport privilégié au langage, la révélation du figural par l’attention. Ce glissement dans la perception permet en effet d’expliciter la dimension temporelle de l’évidence : « comme l’attention, précise Michael Sheringham, le son est toujours temporel et progressif ; il met en jeu le changement, le flux et la durée60. » De cette manière, ce débordement synesthésique contribue à la réinsertion du mot dans une continuité sémantique qui lui faisait défaut dans l’usage ; le trope, à partir de l’ambiguïté sonore de ses constituants, donne à voir par l’écoute l’ensemble de ses significations virtuelles dans le flot d’une parole poétique anachronique.
La représentation aux fondements du langage
Cette tension entre concordance sonore et dissonance sémantique aggrave de la sorte la (re)production du monde par le plongeon de la parole poétique dans ce que Roger Gilbert‑Lecomte envisageait sous le terme de « raison-système-choc du chaos61 ». Derrière cet énoncé quelque peu opaque se cache pour le poète un principe unificateur des passions où jaillit la trouvaille généralisée qui plongerait l’ensemble du discours dans l’irreprésentabilité. Un tel regroupement aurait pour conséquence l’autonomisation consciente de la parole poétique qui s’érigerait comme le « Monument à l’Unité de tous les délires62 », négation absolue qui se dresserait sur les ruines des anciens systèmes linguistiques devenus obsolètes. Le délire verbal configure alors une émancipation de la signification du monde : vécu comme « énoncé “originaire” », il doit ramener pour Laurent Jenny, « en-deçà de son articulation, à un fond de qualia sensibles dont il nous restitue la perception, mais aussi bien il manifeste à partir de ce fond l’irruption du distinctif63 ». Investissant le dessous des mots, la représentation resurgirait plus vraie qu’elle ne l’était encore, tirant de l’indistinction première une distinction supérieure par laquelle s’établiraient de nouvelles passerelles signifiantes. Au sein de l’écriture poétique de Roger Gilbert‑Lecomte, c’est encore une fois dans la déclamation passionnée du « Fils de l’Os », de celui qui a su se défaire de sa chair accidentelle pour ne conserver que la structure essentielle où peut se former l’ensemble des potentialités formelles64, que le verbe s’ouvre le plus ostensiblement à l’irreprésentabilité à partir de laquelle émergerait une représentation plus totale du monde :
Le chapeau des maisons devient mansuétude
Pour faire toute le monde et les dieux
Qui pleurent leurs cornes
Dévorées à jamais par le fils de l’os qui crie c’est
Assez
Les cétacés arrivent c’est une baleine
De corset65 […]
Cet extrait est d’abord fondé sur l’indifférenciation des signifiants dès le premier vers qui se déploie autour d’une variation métaphorique in absentia, où la « mansarde » sous le toit des maisons « devient mansuétude », l’homéoprotéron en [mans-] garantissant le passage d’un état à un autre de la figure : les limites représentationnelles de l’image s’agrandissent par l’association sonore de plusieurs constituants éloignés, conformément à la définition de la métaphore développée par Roger Gilbert‑Lecomte. Loin d’être un événement singulier à l’échelle du poème, ce prolongement de la représentation par le son va ensuite s’intensifier jusqu’à atteindre un point d’indistinction dans les vers suivants, qui se placent sous le signe d’une parole paradoxale. Là où la proposition verbale « c’est/Assez » constitue une clausule dans le discours poétique, sa structure phonique, loin de se tarir, subsiste quant à elle en se déployant en de nouveaux constituants. Le prolongement paronomastique de l’ensemble de phonèmes [sɛtase] induit immédiatement l’apparition du syntagme nominal « les cétacés » ([setase]), qui a priori ne partage ni étymologie, ni relation de sens avec l’interjection première, contribuant à l’opacification sémantique du poème par l’établissement d’une zone d’indiscernabilité sonore : pour Laurent Jenny, la paronomase agence le discours « au plus près de la confusion, là où un continuum phonético-sémantique viendrait empâter des régions entières du système linguistique66 » et brouiller le cadre fixe de la référentialité. Il appert donc que la parole poétique se répand au-delà de l’intention du locuteur ; du silence performatif découle une matière indifférenciée où chaque chose renvoie indifféremment à une autre, empêchant toute signifiance définitive par un plongeon dans l’irreprésentabilité.
Toutefois, ce contexte fraîchement établi est immédiatement élargi au vers suivant par le rejet du constituant « De corset » qui inscrit la « baleine », d’abord simple animal, dans une syllepse de sens, figure variante de l’antanaclase67 de laquelle émerge l’image de l’habit et, par extension, du corps féminin. Depuis les passerelles révélées par la paronomase point ainsi un champ isotopique qui relance la représentation dans son propre dépassement : de l’enchevêtrement sonore originel surgit la distinction sémantique qui ouvre le verbe à une interprétation plus englobante du monde. La parole poétique s’organise de la sorte autour d’un mouvement de part et d’autre de la « coupure sémiotique68 », au sens où la figure restitue phoniquement l’ensemble des significations contenues dans chaque mot, avant d’en étendre les limites représentationnelles. L’alternance, la respiration69 qui unit la paronomase et l’antanaclase dans le déploiement de l’image nous ramène alors « au fonds chaotique de représentations sémantiques et de valeurs sonores dont les signes ont dû se dégager, dans un entrecroisement d’écarts70 ». La rime, désormais généralisée, participe à l’éternel retour de la forme sur elle-même, correspondant au « point […] d’élan de la signifiance, où se rebrodent indéfiniment suturation et découpure articulatoire » selon une « double jaculation où l’autre ricoche à partir du même – au risque de la confusion71 ».
Combat de tous les instants, la représentation induite par la « neuve Évidence72 » court le risque de se figer pour à nouveau entrer dans l’usage commun de la langue ; les images bouleversantes « perdent leur propriété dès qu’assez connues elles entrent dans le domaine public73 ». Aussi la tâche qui incombe au poète est-elle de dynamiser en permanence la représentation, de partir à la recherche d’une signification supérieure du mot qui, une fois saisie, se fige et perd de son éclat originel : comme l’écrit Roger Gilbert‑Lecomte, « l’acte de conquête cessant, la chose conquise est immédiatement et fatalement, perdue à nouveau74 ». De là, la nécessité d’appréhender la parole originaire par retrait et expansion successifs de la signifiance, de « retour et répétition perpétuels, d’où rythme75 ». L’acte de création vu comme figuralité, comme mise en évidence, permet au verbe de ne jamais se figer en s’organisant autour d’un rythme absence/présence, d’une désémantisation du mot en contexte immédiatement suivie d’une resémantisation beaucoup plus large dépassant le cadre de l’énonciation. Répétition et première fois du punctum où la figure, au cœur de l’attention, s’inscrit dans une temporalité dilatée où ce qu’elle a été et ce qu’elle sera (possiblement) sont mis en présence, au-delà de tout contexte76, dans une logique épiphanique. C’est là pour Laurent Jenny l’originalité de la parole figurale, « elle est tout occupée (pour reprendre ses mots à Perse) à “fêter une enfance” : celle d’une subjectivité, anonyme, transindividuelle et toujours à renaître77 ». Loin de rejeter au néant le sujet, le délire verbal va au contraire lui permettre de se reconnaître exister dans les brèches de la signification, de s’adapter, de se reconstruire, de renaître là où le sens faisait dans un premier temps défaut. L’Évidence objective précédemment évoquée prend alors tout son sens : dans l’effraction du poème, le mot embrasse désormais simultanément l’ensemble de ses significations. Le figural, au cœur de l’attention performative dans laquelle s’immisce l’expérience poétique, devient chez Roger Gilbert‑Lecomte une fenêtre ouverte sur le monde, total et indifférencié.
L’évidence est ainsi envisagée selon un double protocole expérienciel chez l’auteur du « Fils de l’Os » : d’une part, en tant qu’elle est vécue par un corps organique conscient qui progressivement se délite pour se soustraire aux limites de l’individualité chez le Roger Lecomte simpliste ; d’autre part, en cela qu’elle vide le corps poétique de sa substance contextualisée, de sa forme fixe nécessairement contraignante pour ouvrir le dire à l’ensemble du champ représentationnel chez le Roger Gilbert‑Lecomte joueur. L’image tient pour ce dernier de la fulgurance de l’éclair poétique, d’une anomalie syntaxique, d’un trouble sonore qui ouvre une béance à l’échelle du mot ou de la phrase, où viennent s’engouffrer les acceptions sémantiques d’ordinaire rejetées dans le cadre de l’énonciation située. Le renouvellement de la praxis poétique tel que le postule l’auteur, préalable à la quête épiphanique, permet à la parole d’atteindre son point originaire à partir de laquelle émergerait, supérieure, l’image. Les mots, en-deçà de toute étymologie, dévoilent dans les brèches de leur signifiance une vision plus englobante du monde par l’établissement de passerelles sonores qui relancent la parole depuis le chaos verbal pour accrocher de nouvelles significations. Cette poursuite du réel comme expérience du vrai, si elle témoigne en principe d’une ambition commune de la part des « phrères » simplistes, puis des poètes du Grand Jeu, ne trouve cependant pas de paradigme consensuel pour rendre univoque la pratique évidentielle. Ainsi, là où Roger Gilbert‑Lecomte explore le domaine infra-linguistique de la représentation, l’évidence est vécue par René Daumal comme la révélation du « dernier mot de tout78 » : pressenti dans l’expérience de l’asphyxie ou du songe, ce sentiment de clarté ouvre chez ce dernier sur un au-delà, un espace supérieur au verbe, au-dessus des vicissitudes de l’existence comme expression du vivant. Retour au « pays d’avant-naître » pour l’un, fuite en avant vers « le pays des morts79 » pour l’autre, deux directions polaires pour saisir, par un « terrible doute », le devenir de l’image dans le déchirement de la signifiance et dès lors faire l’expérience des « prestiges du passé, du présent et de l’avenir80 ».