En tant que poète et traducteur, Philippe Jaccottet fait des va-et-vient entre différentes cultures, notamment l’allemande et l’italienne, ce qui lui a permis de découvrir la littérature d’autres langues que le français. Sa maîtrise de l’allemand et de l’italien l’a conduit à traduire Novalis, Hölderlin, Musil, Rilke et Giuseppe Ungaretti, et ses proses poétiques et ses carnets laissent clairement percevoir les influences de son activité de traducteur. De nombreux travaux de Jaccottet, outre les critiques qu’il a rédigées tout au long de son parcours, sont écrits à partir d’autres textes. Évidemment, le fait d’avoir effectué durant si longtemps un bain de langage dans l’univers d’un auteur d’une autre langue, de s’être confronté à son langage poétique dans la langue d’origine, à son mode de pensée, n’est pas sans laisser de traces. Si la traduction de Jaccottet entame un mouvement de sa recherche, son appropriation du haïku, genre poétique japonais, marque le point de départ d’un voyage plus audacieux : Jaccottet, non initié au japonais, traduit ou, avec ses propres mots, transcrit le haïku à partir d’une traduction en anglais1. Tout en lisant les œuvres de Jaccottet après sa rencontre avec le haïku, il est intéressant de constater que cette fracture produite d’abord au niveau du langage, puis au niveau poétique et culturel, est loin d’empêcher la compréhension mutuelle, mais qu’elle apporte une contribution imprévisible au transfert culturel entre l’Orient et l’Occident.
Jaccottet a rapporté que sa première rencontre avec le haïku avait été décevante2. Pourtant, dès les années soixante, Jaccottet a commencé à faire des commentaires sur le haïku, qui a joué un rôle non négligeable dans sa création poétique ultérieure. Comment comprendre ce changement d’opinion à l’égard du haïku ? Comment la voix du haïku se fait-elle entendre par un poète qui semble aussi lointain de la poésie japonaise que Jaccottet ? De quelle manière le poète traite-t-il l’écart quasiment infranchissable entre les langues de façon à mieux saisir la poétique du haïku ? Enfin, au cours de ce transfert poétique d’un bout à l’autre du continent, qu’apporte le haïku à la poétique de Jaccottet ?
Certes, analyser la manière dont la traduction du haïku a influencé le travail poétique de Jaccottet mériterait une étude en soi. Nous nous limiterons ici à une mise en évidence du lien étroit entre le travail de traduction, qui implique tout d’abord l’effacement du traducteur, et l’activité créatrice qui en découle, en particulier les œuvres produites par Jaccottet dans les années 1960-1970, révélant dans un second temps l’affirmation d’une réflexion personnelle.
Entendre la voix du haïku
À l’image des poètes du début du XXe siècle, qui restent attentifs aux voix autres lancées depuis les confins du continent euro-asiatique, la rencontre de Jaccottet avec le haïku n’est pas due au hasard. Cette forme poétique caractérisée par la simplicité et la limpidité est introduite premièrement en France au début du XXe siècle, à un moment où la communication entre la culture orientale et la culture occidentale devient intense3. Le haïku est un poème d’origine japonaise de 17 syllabes souvent représenté sous la forme de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes. Dans la conception traditionnelle, il comporte un mot indiquant une saison et un mot césure4. Dès lors, le haïku est largement répandu parmi les poètes. Chez les premiers introducteurs du haïku, figurent notamment les poètes doublement imprégnés par les cultures occidentale et orientale5. Ainsi, Paul Claudel, ambassadeur de France en Chine, puis au Japon, de 1921 à 1927, s’est inspiré de la calligraphie des idéogrammes et de la brièveté de la forme poétique extrême‑orientale pour son œuvre Cent Phrases pour éventails6 publiée en 1927. Les noms de certains poètes sont également à mentionner : Jean Paulhan, Paul Éluard, Pierre-Albert Birot7. Après la Seconde Guerre mondiale, la passion pour le haïku connaît un regain d’intérêt au cours des années cinquante. Par exemple, Jacques Roubaud, fasciné par les formes les plus anciennes de la poésie japonaise, telles que le tanka et le waka8, s’est livré à l’expérience du Renga en collaboration avec Octavio Paz, Edoardo Sanguineti et Charles Tomlinson. En outre, des membres de l’OuLiPo tels que François Le Lionnais et Marcel Benabou n’hésitent pas à emprunter le haïku pour briser les contraintes et explorer le nouveau potentiel littéraire. Depuis les années soixante, les poètes rassemblés autour de la revue L’Éphémère, comme Yves Bonnefoy9 et André du Bouchet10, prennent le relais et nourrissent leur propre poétique en intégrant cette poétique venue d’ailleurs.
La réception du haïku s’accélère particulièrement à partir du XXe siècle. En effet, nous ne pouvons pas négliger le contexte culturel et littéraire dans lequel est plongé le récepteur. Tandis que s’achève le règne des deux grands mouvements, le naturalisme et le symbolisme, qui ont dominé la vie littéraire durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la multiplication des courants esthétiques au début du XXe siècle traduit la diversité des recherches et le besoin de nouveaux repères. Aucun mouvement fédérateur, aucune école nouvelle ne peut prendre la relève de façon décisive. Certaines grandes tendances se dégagent pourtant. D’un côté, celle qui consiste à tourner la page du symbolisme en prônant un retour au classicisme ; de l’autre, la recherche de formes neuves qui répondent aux attentes de la vie moderne ; entre les deux, ou au-delà de cette opposition, la tentative de synthèse entre classicisme et modernité11. Par conséquent, le haïku, marqué par la brièveté et la quotidienneté, semble pouvoir libérer l’esprit et répondre à la quête des nouvelles possibilités de la création poétique. Paul-Louis Couchoud, l’un des premiers récepteurs du haïku en français, consacre la troisième partie de Sages et poètes d’Asie, intitulée Les Épigrammes lyriques du Japon, à mettre en parallèle le haïku, en tant que représentant de la poésie japonaise voire asiatique, et la poésie française :
Stéphane Mallarmé dénonçait l’éloquence qui a envahi chez nous le lyrisme. Il aurait voulu que fussent mises en poésie seules les choses qui d’aucune façon ne peuvent être expliquées en prose. La poésie était fourvoyée, disait-il avec un sourire, « depuis la grande déviation homérique ». Et si l’on lui demandait ce qu’il y avait donc avant Homère, il répondait : « L’orphisme ». Les hymnes védiques, les courts poèmes chinois, les uta et les haïkaïs japonais touchent à l’orphisme mallarméen12.
Tout en évoquant la poésie mallarméenne, Couchoud met en lumière les caractéristiques de la poésie japonaise :
Du poème japonais surtout le discursif, l’explicatif sont extirpés. La bizarre fleur se détache unique sur la neige. Le bouquet est interdit. Le poème prend à sa source la sensation lyrique jaillissante, instantanée, avant que le mouvement de la pensée ou de la passion l’ait orientée et utilisée… C’est pourquoi la poésie japonaise a fini par se rédimer à dix-sept syllabes. Tel est le cas limite qui intéressera peut-être ceux qui ont médité sur l’essence de la poésie13.
Par la métaphore des « fleurs », Couchoud met l’accent sur l’essence poétique qui se dégage d’ajouts décoratifs et risque de neutraliser la première. En d’autres termes, la concision et la simplicité qui caractérisent le haïku l’épargnent d’éléments discursifs et explicatifs, de sorte qu’il peut mettre en valeur la sensation lyrique jaillissante, instantanée. Cet avis est aussi partagé par Anatole France, à qui Paul-Louis Couchoud a dédié son ouvrage Sages et poètes d’Asie :
C’est donc un très petit poème, auprès duquel notre sonnet européen semble une épopée. Il faut que ces dix-sept syllabes sortent du cœur naturellement. Au Japon le poète parle la langue de tous, celle qu’un paysan comprend et parle. Dans sa brièveté le haïkaï, paraît-il, caresse l’oreille et touche le cœur. Bashô, l’Épictète et le Marc-Aurèle du Japon, excelle dans ce genre, qu’on est tenté de rapprocher de l’épigramme grecque14.
Ce n’est donc pas un hasard si de nombreux poètes mettent en parallèle le haïku et la poésie française. Au sens large, l’introduction de ce nouveau genre poétique pourrait s’inscrire dans les mutations lentes qui conduisent à relativiser les moments de rupture. Elles amènent aussi à s’interroger sur l’opposition entre tradition et modernité. Dans cette confrontation, il ne faut pas oublier le rôle du surréalisme qui préconise la disparition de la forme fixe au profit du vers libre15. Sous l’influence de l’ouvrage de Couchoud16, Jean Paulhan a compilé et édité une petite anthologie du haïku en français et exprimé sa surprise devant cette nouvelle forme poétique :
Le plus surprenant des haï-kaïs est, sans doute, que nous ne soyons point déroutés en les lisant. Nous les comprenons ; comprendre est peu : ils nous font souvenir de quelque chose, ils paraissent nous venir du dedans et pour tout dire d’un mot, ils semblent « faciles à faire17 ».
À première vue, cette « facilité » semble ouvrir une nouvelle voie pour la poésie française. L’économie énonciative enferme dans un bref agencement de syllabes une vision, une image, une magie de mots ordinaires. Par conséquent, il n’est plus nécessaire de chercher dans le micro-poème un aphorisme ou une maxime, car la brièveté affiche déjà une revendication formaliste. Les traits particuliers du haïku fascinent également les poètes qui écrivent après la Seconde Guerre mondiale, dont les partisans de l’OuLiPo. Ils s’alimentent du haïku pour découvrir le mécanisme potentiel de la création ; leur formule est la suivante : « prendre le ou les premier(s) mot(s) d’une suite de vers et les accoler au(x) dernier(s). Cela donne un double haïku18 ». Cette expérimentation poétique, qui combine la matière poétique occidentale et la forme extrême-orientale, produit à la fin une nouvelle poétique. Certes, bien que Philippe Jaccottet ne s’engage pas dans cette expérimentation, la réception du haïku se révèle susceptible de suggérer de nouvelles variantes du vers libre.
La première rencontre de Jaccottet avec le haïku se produit plus tôt, dans les années quarante. Mais cette forme poétique, qui ne provoque que sa vive déception, n’impressionne pas vraiment le jeune poète19. En fait, l’auteur est véritablement confronté à la forme du haïku au cours de plusieurs tentatives poétiques poursuivies pendant les années cinquante. Le travail poétique de Jaccottet a commencé dans un climat dominé par la mort, l’absurdité et le nihilisme laissés par la Seconde Guerre mondiale. Les œuvres publiées juste après la guerre, comme Trois Poèmes aux Démons (1945), suivis par Requiem, en 1947, sont consacrées à un jeune otage massacré au cours de la Résistance. La lourde portée sociale continue de marquer ses œuvres des années cinquante, telles que La Promenade sous les arbres (1957) et L’Ignorant (1958), qui laissent percevoir certaines thématiques récurrentes comme la mort et la finitude de la vie. Néanmoins, cette continuité thématique s’accompagne du changement de la forme poétique. À partir de L’Effraie (1953), Jaccottet renonce à la grandiloquence et à l’abus d’images ; il se tourne vers « un ton, un rythme, un accent, une façon de maintenir le discours à mi-hauteur entre la conversation et l’éloquence20 ». La diminution progressive des vers va de pair avec ces changements. De 1954 à 1964, plus d’un cinquième de ses carnets est constitué de vers tandis que, de 1965 à 1979, les vers comptent pour moins du quinzième de l’ensemble. La diminution du nombre et de la longueur des vers coïncide avec la rédaction des poèmes d’Airs, mais aussi avec le début d’une période sombre dans l’œuvre poétique de Jaccottet. En outre, peu après l’écriture d’Airs, Jaccottet connaît successivement deux deuils. Le poète exprime alors la profonde douleur de la perte de ses proches et une sorte d’impuissance de la création poétique :
Cette impossibilité d’écrire un seul poème non pas même admirable, bien sûr, mais simplement satisfaisant, sonnant juste, c’est-à-dire en quelque sorte accordé à ma vie, se prolongea quatre ans durant21.
Certes, cette « impossibilité d’écrire » ancrée dans une période un peu sombre est loin d’être pessimiste, au sens poétique, car elle témoigne d’un changement inhérent qui permet au poète de s’ouvrir à la nouveauté. En ce sens, la redécouverte du haïku s’apparente à une vraie révélation.
En 1960, Jaccottet redécouvre le haïku grâce à l’anthologie que lui a consacrée le maître anglais du japonisme Reginald Horace Blyth. Dans le carnet de La Semaison daté d’août de cette année, Jaccottet cite un haïku de Matsuo Bashô traduit par Blyth et signale le rôle capital des quatre volumes de la monographie Hai-ku22 :
Ces poèmes sont des ailes qui vous empêchent de vous effondrer. Je pourrais en citer des pages. Il m’est arrivé de penser plus d’une fois, en lisant ces quatre volumes, qu’ils contenaient, de tous les mots que je n’ai jamais pu déchiffrer, les plus proches de la vérité23.
Parmi ces quatre volumes, le premier est une longue étude sur le haïku et ses rapports avec la culture orientale ; les trois volumes suivants constituent l’anthologie proprement dite, les classant selon la répartition traditionnelle en saisons, ce qu’il juge être les meilleurs haïkus japonais depuis les débuts du genre. De chacun de ceux-ci, l’auteur donne le texte japonais dans sa graphie originale et dans une transcription phonétique, la traduction en anglais et un commentaire24. Pour Jaccottet, la traduction intervient constamment pour mettre en question son écriture poétique même qui, par conséquent, s’alimente de son influence et de ses sollicitations. Cette relation d’interdépendance entre la création poétique et la traduction se fonde sur la quête du poète dont le mouvement unique cherche à creuser le langage à la recherche d’une parole qui puisse restituer aussi bien l’émotion poétique que celle du traducteur contemplant le poème ailleurs. En d’autres termes, lire une poésie aussi différente et inconnue que le haïku ne conduit pas nécessairement à la source du créateur, mais exige de devenir soi‑même auteur. Cette lecture particulière provoque la publication d’une retraduction éponyme de l’anglais en français en 199625. Dans le sous-titre, Jaccottet indique que ces poèmes ne sont pas traduits, mais transcrits, ce qui montre son émancipation par rapport à la déontologie du traducteur dans la lecture du haïku. Tout en acceptant les erreurs possibles, Jaccottet propose aux lecteurs qui ne connaissent pas la langue japonaise de nouveaux critères pour entendre les voix poétiques introduites par le haïku. Au lieu d’être contraint par le sens littéral du texte original, c’est la fidélité à l’expérience intime et subjective de la lecture qui devient l’exigence. Cette ignorance n’est pas un obstacle à franchir, mais elle donne une condition essentielle pour rester attentif à l’écoute d’un monde que le poème cherche à faire advenir :
Plus je vieillis et plus je crois en ignorance
Plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne26.
Quand il apprécie la peinture attribuée à un moine zen datée du début du XXe siècle, l’ignorance de l’expérience poétique contribue à saisir l’œuvre, au lieu d’être saisie par elle27.
Comme il l’a affirmé, Jaccottet ne cherche pas à éliminer l’ignorance provoquée par les barrières du langage, mais il la cultive et l’assimile. Ainsi s’explique le fait que le haïku, écrit selon le code strict de la forme brève japonaise et très différent de la poésie française du XIXe siècle, ne contredit pas l’expérience poétique du poète, mais au contraire, cette ignorance de la langue d’un inconnu lointain pose les jalons du saisissement d’une poétique nouvelle.
Saisir les voix du haïku : brièveté et limpidité
Chez Jaccottet, le travail de traduction et le travail poétique sont complémentaires. Son appropriation du haïku ne fait pas exception et ses écrits ultérieurs montrent que la rencontre décisive avec le haïku lui permet de dialoguer avec l’Extrême-Orient, ce qui alimente son rapport à l’altérité et propose une ouverture à la poésie lyrique occidentale.
Émerveillé, Jaccottet traduit d’abord quelques haïkus de l’anglais et leur consacre des notes dans La Semaison en août 1960. Suivent alors un article élogieux qui paraît dans la Nouvelle Revue française, L’Orient limpide et une brève prose intitulée Nouvel An japonais. Dans L’Orient limpide, Jaccottet définit le haïku selon la forme :
Le terme haïku, généralement employé en France pour désigner le petit poème de 17 syllabes en question, s’applique, en fait, de préférence à une forme antérieure en chaîne faisant alterner des groupes de trois et deux vers sur le schéma « 5syllabes-7syllabes-5syllabes » et « 7syllabes‑ 7syllabes », groupes dus à des poètes différents28.
Pourtant, la réception d’un autre lointain va de pair avec une sorte de malaise et d’incompatibilité. Dans le cas du haïku, construit sur 5/7/5 syllabes, la structure formelle est quasiment impossible à reconstruire en français. Par la citation de l’une des premières transcriptions du haïku dans L’Orient limpide, « Dans la boutique/Les presse-papiers sur les livres de peintures/Vent de printemps29 ! », Jaccottet indique l’obstacle de la traduction et de la réécriture du haïku posé par les langues occidentales :
Négligeons d’emblée, et pour n’y plus revenir, tout ce que cette double traduction perd : le jeu sonore (bien que je ne le croie pas primordial) et la structure apparemment plus souple et plus dense tout à la fois de l’original. M. Blyth s’explique longuement, dans sa préface au quatrième volume, sur tout ce qu’il est impossible à nos langues occidentales de rendre, d’une telle poésie. C’est un problème important, certes, mais je ne m’y arrêterai pas dans cette chronique, tant ce qui reste perceptible me paraît suffisant pour nous fasciner30.
Étant donné l’écart entre le japonais et les langues occidentales, la forme syllabique et phonique des poèmes construite en principe sur l’alternance 5/7/5 syllabes ne peut être transmise dans les langues d’arrivée sans détérioration du matériau phonétique original. Comme cette perte de la structure formelle est inévitable, Jaccottet saisit le trait formel fondamental caractérisé par la brièveté. Si la concision formelle du haïku est une caractéristique qui apparaît immédiatement, Jaccottet va plus loin et fait un recensement des motifs les plus loués dans le haïku, qui vont de la nature à l’être humain :
Presque tous les haïkus doivent contenir un mot qui définisse la saison où ils se situent ; à l’intérieur de ce cadre temporel très simple, un autre classement à peine moins simple s’opère, selon les sujets traités, dont les plus fréquents sont les météores…les animaux…enfin, les affaires humaines31.
Tout en analysant la forme et le thème du haïku, Jaccottet en dégage les caractéristiques les plus reconnaissables :
Voici donc une poésie d’où est rigoureusement exclu tout commentaire d’ordre philosophique, religieux, moral, sentimental, historique ou patriotique, et qui pourtant contient, en profondeur, tous ces aspects…
Voici une poésie à laquelle sa forme brève et stricte refuse le moindre mouvement d’éloquence comme le plus simple récit, interdit tout abandon à la fluidité musicale. Une poésie dont le ton se maintient à égale distance de la solennité et de la vulgarité, de la singularité et de la platitude. Une poésie qui, pour être réduite à l’essentiel, n’est cependant ni un cri ni un oracle.
Enfin, une poésie sans images. Si précieux que puisse être le rôle de l’image, j’ai dit ici, plus d’une fois, combien je la croyais redoutable, ne fût-ce que par sa promptitude à surgir, sa docilité, et comment il lui arrive de voiler au lieu de révéler32.
Le poète donne sa définition par une accumulation de négations et de soustractions qui sont autant de gestes d’effacement imposés au lyrisme occidental : absence de fluidité musicale, absence de récit et d’images, exclusion de la philosophie et de la religion, refus de l’éloquence. Après presque vingt ans, Jaccottet reconnaît mieux désormais la densité formelle et la thématique du haïku : d’un côté, sa forme fixe au rythme impair ; le sens imprévisible né de la combinaison d’un petit nombre de mots simples dont les relations sont lointaines ; d’un autre côté, l’attention particulière accordée à la quotidienneté, comme la transition saisonnière et les phénomènes paysagers. Aucun mot ne convient mieux que limpide pour qualifier le haïku. Cette clairvoyance émane de l’air et de la lumière du haïku et semble pouvoir remédier à l’abattement individuel autant qu’au nihilisme du monde contemporain. Dans ce genre poétique qui « n’est ni un cri ni un oracle33 », les éléments de poétique que Jaccottet recherche, tels que la concision, la limpidité et la quotidienneté, y résident tous.
Il y a sans doute quelque exagération à considérer le haïku comme « une poésie sans image34 ». En fait, le haïku ne se passe pas nécessairement de la représentation, qui est plus directement présente dans la poésie occidentale. Certains sujets sont privilégiés pour l’atmosphère à laquelle ils renvoient, tels que la saison, le météore, les plantes, les animaux et les affaires humaines. Dans le haïku, deux objets de la nature au sein de l’expérience réelle sont normalement juxtaposés pour créer une émotion poétique. Ce qui est remarquable, c’est que ces deux objets ne sont jamais juxtaposés pour décrire l’apparence des choses ou des êtres. La rupture des deux figures dans la réalité met en relief leur rapprochement dans le champ poétique, ce qui contribue à relever l’invisible à l’intérieur du visible. Cette juxtaposition des motifs se contente de mettre à nu une de ces relations cachées entre des choses lointaines. Ainsi, la littéralité et la fulgurance des signes prévalent sur la réflexion et l’expérience sensible d’événements élémentaires.
En analysant l’ordre des thèmes du haïku donné par Jaccottet, on remarque que le poète place « les affaires humaines35 » en dernier lieu et qu’il contribue à l’effacement de soi. La langue japonaise permet de construire les vers sans sujet ni prédicat, comme c’est le cas dans les vers de haïku. Ainsi, il n’est pas raisonnable de projeter sur le haïku la tentative poétique d’écarter le moi romantique depuis le début du XXe siècle. Cet effacement de soi ne consiste pas à abolir absolument le sujet énonciateur ni à céder l’initiative aux mots ; il repose sur la figure d’un sujet transitoire ou transcendant. Ainsi, dans le haïku, le problème du dualisme entre le moi « écrivant » et le moi « énonciateur » n’existe plus. Le haïku dessine une figure transparente du sujet lyrique :
Un sens prodigieux du vide, comme du blanc dans le dessin ; et une véritable divination dans le choix des deux ou trois « signes » indispensables et dans l’établissement de leurs rapports36.
Il est à signaler que dans les aquarelles classiques japonaises et chinoises, le rôle essentiel du blanc, souvent négligé, est de mettre en relief le contour des montagnes et des rivières. À l’instar des aquarelles classiques extrême-orientales, si le haïku n’a pour souci que d’effacer et d’abolir l’inessentiel, c’est qu’il veut rendre visible l’invisible37. Après tant de refus, ce qui y reste, c’est ce qui doit être vraiment capté par le cœur, mais que nos yeux occultent. La lumière contre l’obscurité, l’allègement contre la pesanteur, la limpidité contre les tours et les détours de la poésie moderne occidentale : tel est le schéma binaire qui commande aux yeux de Jaccottet la leçon morale et éthique du haïku.
L’appropriation poétique du haïku : vers une éthique de la poétique
Si le travail de Jaccottet connaît un changement qui le conduit vers la limpidité après sa découverte du haïku, le premier recueil de cette nouvelle phase de création, Airs (1967), donne à voir clairement comment Jaccottet procède pour faire parler en français une voix de l’altérité extrême-orientale.
En effet, dans le rythme et la métrique, on a l’impression de lire un autre poète quand on ouvre Airs (1967) : des vers extrêmement brefs, surtout dans les deux premières parties, des poèmes très courts, une disparition des rimes à partir de la deuxième partie. De plus, le titre évoquant à la fois l’élément aérien et la musique annonce un programme qui sera effectivement tenu, le seul lien avec les précédents recueils étant ce travail sur le signifiant, qui semble ici compenser la fragmentation extrême des strophes. Airs est composé de cinq parties d’inégales longueurs. On peut prendre à titre d’exemple les poèmes isométriques de la première partie : Fin d’hiver38. Cette section possède de nombreux traits communs avec le haïku : l’importance de blanc due à la brièveté des strophes, la concordance entre vers et strophe, le rôle dominant du champ lexical centré sur la nature, l’emploi massif des marqueurs temporels, etc.
Airs se distingue d’abord par des vers très brefs. Trois cas peuvent se présenter : un vers très bref (1, 2, 3 ou 4 syllabes) se trouve au début du poème, où il joue le rôle d’un titre tout en étant en lien avec le vers suivant. À la fin du poème ou de la strophe, le vers court contient généralement une redéfinition métaphorique de ce dont il est question dans le poème, et parfois il contraste vigoureusement avec ce qui le précède ou le suit, la condensation n’étant pas alors le fruit logique du discours, mais un déplacement qui montre autre chose, comme dans « Une source échappée au bercail des montagnes, / un tison39 ? », où l’eau devient feu. Autre reformulation frappante, celle des fruits comme « Nuit miroitante40 », vers isolé entre deux strophes. Parfois, l’emploi du vers bref correspond à une écriture qui veut faire de chaque vers une entité isolée et qui, dans Airs, procède par juxtaposition plus que par association ou par mise en contradiction. Cette interprétation pourrait trouver sa justification dans L’Ignorant où l’on trouve un exemple de cet aspect à la page 121 :
L’ombre lentement des nuages
comme un sommeil d’après-midi
C’est vous qui m’avez conseillé
langoureux oiseaux
et maintenant je la regarde
au milieu de son linge et de ses clefs d’écaille
sous votre plumage éperdue41
Les vers de 3 à 12 syllabes sont fonction des groupes sémantico-syntaxiques qui les composent. L’absence de ponctuation en fin de vers confirme le rôle démarcatif du blanc indépendamment de la longueur de la pause syntaxique : là où la ponctuation obligerait à distinguer des pauses plus ou moins brèves, le blanc égalise. La présence excessive de blanc dans la mise en ligne des vers est également en cohérence avec les images présentées entre les lignes, en particulier la montagne, l’oiseau, la neige et le nuage. Ce goût particulier pour le blanc et les images naturelles fait penser à la passion du poète pour la peinture traditionnelle chinoise et japonaise, qui présente souvent la grande nature par l’imbrication des montagnes et des rivières (shan‑shui) où l’ermite se retire. Sur le plan énonciatif, si l’effacement de la personne ou de ses attributs qui caractérise le haïku est l’une des particularités grammaticales du japonais, cette règle n’est pas conforme à la grammaire française. Au lieu d’importer le haïku en français en faisant des vers boiteux, Jaccottet découpe les vers minutieusement pour les raccourcir.
Le poète va plus loin en indiquant les rapports inhérents entre la poésie japonaise et l’esprit qui pourrait caractériser l’Extrême-Orient :
Dans le haïku, non seulement tout le Japon est présent, mais aussi les différents courants philosophiques et religieux de l’Extrême-Orient : le taoïsme, le zen, le confucianisme ; d’autre part, la peinture et la poésie chinoise42.
Cette volonté de mettre en rapport l’esprit des pays extrême-orientaux et de les unifier rappelle l’origine de l’art asiatique. Comme Couchoud l’a indiqué dans la préface de Sages et poètes d’Asie :
Sans doute l’adorable Quattrocento japonais fait écho au XIIe siècle chinois, à la façon dont Florence est un recommencement d’Athènes. C’est en Chine, sous les empereurs Song, aux bords fleuris des lacs de Hanchéou, qu’ont été inventés des raffinements de sensibilité inconnus encore du monde. Ou plutôt il faudrait remonter plus haut encore, jusqu’à la grande créatrice d’idéaux, l’Inde, dont les missionnaires ont apporté, brut encore mais brûlant, à l’industrieuse Chine et au farouche Japon le printemps bouddhique qui devait tout animer. L’Asie est une43.
On peut dire sommairement que la poésie écrite est née au Japon sous l’emprise chinoise44. En effet, le japonais est à l’origine une langue parlée, qui ne s’appuie sur aucune écriture. Peu avant l’introduction du bouddhisme, au VIe siècle de notre ère, l’engouement des autorités du Yamato – alors l’ébauche d’un Japon constitué – pour la Chine et pour sa culture les conduit à adopter l’écriture de leur prestigieux voisin, dans la perspective d’échanges prometteurs. Outre la langue et l’écriture, c’est ce qui s’est passé pour les écoles bouddhiques, l’architecture, la peinture, la céramique, le thé, le papier, le travail de la soie, tous éléments venus de Chine, parfois par l’intermédiaire de la Corée et qui ont atteint au Japon un tel degré d’excellence qu’ils y ont acquis force identitaire. C’est aussi ce qui est advenu du haïku : on a vu comment il s’est extrait de sa matrice poétique chinoise avant d’être rattrapé par le zen, dont il a su également se distancier. Plus le point de départ du haïku est ténu, plus sa base est fragile, plus son écho est à même de nous atteindre et de nous élargir. Ainsi « la peinture se lève », selon l’expression des Goncourt45.
La conception de cet effacement de soi incarné par le blanc rapproche au plus près Jaccottet de la pensée extrême-orientale. Il s’agit de l’intuition profonde exigeant de décharger l’esprit pour le rétablir dans sa relation au monde. Cette attitude mentale de la spiritualité japonaise issue du bouddhisme zen, est condition non seulement du satori46 mais aussi de la création artistique correspondant notamment à celle du haïku. Derrière cette notion, c’est la pensée de Wu-Wei (non-agir) qui illumine la poétique et l’éthique de la création de Jaccottet. Dans le taoïsme chinois, Wu est polysémique, il pourrait désigner la négation, ou un état de rien, alors que Wei renvoie à l’idée d’action, d’effort. Dans le taoïsme, le monde est perçu comme un équilibre entre le Wu et le Wei. Comme Bashô, maître du haïku, Jaccottet exprime à travers sa poétique un effort pour faire taire la volonté, pour tenir en suspens un désir de contrôle toujours prêt à resurgir, à interférer, à ternir le regard. Pour conclure, aux yeux de Jaccottet, la voix du haïku semble l’empêcher de tomber dans le piège du dualisme de la poésie occidentale : soit l’impérialisme du signifié, soit celui du signifiant. Le premier engendre une poésie de l’emphase lyrique et de la méditation du sens, tandis que le second referme la poésie sur elle‑même en privant le texte de tout dehors. Cette confrontation à l’altérité d’une poésie appartenant à une aire culturelle étrangère et lointaine donne au poète une assurance pour donner naissance, à l’intérieur de la poésie française, à une figure passagère du sujet et à un langage transparent, l’un comme l’autre caractérisés par la limpidité et la clairvoyance.