Mais, disent-ils aussi, quand votre parole est cérémonieuse et sévère, vous la cassez de grands cris, et si vos dictons tournent dans l’obscur, vous allez au bout de l’obscur, pour ouvrir aux rires enfouis dans la terre. Alors peu à peu la nuit de vos mots s’éclaire1.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : « les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ». C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent2.
Édouard Glissant procède à « une coupure épistémologique3 » qui discrédite, en définitive, la philosophie de l’Histoire au profit de la pensée archipélique, laquelle revendique l’identité-relation et se réclame de la pensée du rhizome, de la « pensée des transversalités4 » des « histoires des peuples [qui] se sont rencontrées enfin et ont contribué à changer la représentation même que nous faisons de l’Histoire et de son système5 ». Dans ce même élan, la rhétorique glissantienne se focalise sur la représentation de l’identité et de « l’ethnopoétique6 » antillaises sans pour autant porter atteinte ni à la diversité ni à la variété culturelles. L’écrivain caribéen s’applique ainsi à « tisser ce réseau7 » du « Tout-monde8 » et se déclare manifestement pour le dialogue et l’échange entre les divers imaginaires esthétiques : « […] comment être soi sans se fermer à l’autre et comment consentir à l’autre, à tous les autres sans renoncer à soi9 ? », s’interroge Glissant, dans Introduction à une poétique du divers, soulevant les questions cruciales de l’ipséité et de l’altérité.
La rhétorique glissantienne s’emploie de fait à jeter les bases solides d’une totalité artistique généreuse et édifiante, en ceci qu’elle s’inscrit en faux contre la sclérose et se lève contre toute tentative d’extinction de quelque culture que ce soit. C’est ce que soutient Glissant dans Introduction à une poétique du divers :
La littérature conçue comme le Récit, qui est le témoin de l’Histoire, et comme le privilège insu de ceux qui « faisaient » l’Histoire, cette littérature est stérile. Mais la passion et la poétique de la totalité-monde peuvent indiquer le rapport neuf au Lieu et débusquer, changer, les anciens réflexes10.
Il s’agit en effet de « [donner] naissance à un nouvel imaginaire de la parole humaine11 », un imaginaire qui serait à même d’orienter la création littéraire « vers des langages qui dépasseront les langues, qui intégreront toutes sortes de dimensions, de formes, de silences, de représentations, qui seront autant de nouveaux éléments de la langue12 ». C’est dans cette perspective que le discours judiciaire et l’éloquence épidictique constituent des modalités de représentation romanesque de l’Histoire, de l’identité et de la poétique antillaises, lesquelles modalités sont sans doute mises à contribution pour affranchir les Antillais de leur insouciance, de leur irresponsabilité et de toutes formes de domination. Quant à cette représentation romanesque, elle vise à changer la donne géoculturelle et géopolitique contemporaine, permettant aux Caribéens de se charger de leur sort et de prendre leur devenir en main.
Rappelons ici que le genre judiciaire13 propre à la rhétorique de Glissant est mis en œuvre dans l’intention non seulement d’intenter un procès contre les colonialistes, mais aussi, et par‑dessus tout, de dénoncer l’oubli dont sont victimes les Antillais. Il s’agit dès lors de retracer toutes les péripéties de l’histoire des Nègres, raflés sur le continent africain et transbordés vers le Nouveau Monde. C’est dans ce sens que le narrateur revient, dans Tout-Monde (1993), autant sur la manière dont les Antillais subissent les contrecoups de l’oubli que sur l’importance capitale de la mémorisation de leur passé :
Ce que je voulais, c’est l’oubli, monsieur.
On m’a oubliée, tellement que je pèse à peine sur terre. Ce qui me retient sur la terre, c’est que plus je vais, plus je songe. Le poids de mémoire grandit pour moi, c’est ma manière de vieillir. On m’oublie, mais moi je n’oublie pas14.
Il est ainsi question du point d’intersection qui lie organiquement le judiciaire à l’épidictique15. C’est là un dénominateur commun aux deux genres : la réactivation de la mémoire collective de l’auditoire insulaire, qui, une fois replacée dans la logique du procès, ne peut que permettre aux Antillais de se figurer les souffrances auxquelles leurs ancêtres étaient séculairement en proie, et corrélativement, de prendre conscience de la situation au sein de laquelle ils se trouvent. C’est ce que l’auteur s’emploie à souligner dans Tout-Monde par l’entremise de l’un de ses personnages : « LA MÉMOIRE. – “Hep ! Camarade. On fait du sur place16” ». La réanimation de leur mémoire collective, une fois inscrite dans la perspective de l’éloquence épidictique, ne leur saurait être que bénéfique à maints égards. Pour le moins, elle autorise les Antillais à se représenter et à magnifier leur patrimoine culturel. Ce fragment du Tout-Monde met en scène les péripéties de leur histoire et évoque les rudes épreuves auxquelles les Nègres traités étaient confrontés :
Ce qu’on percevait tout de suite de cette cale était l’odeur intense de pourriture, qui rappelait assez le relent épais des cases de retirement par où commençaient jadis, et peut-être encore de même aujourd’hui, les initiations des jeunes gens. Bien entendu, Longoué n’était jamais allé avec son corps en Guinée ni au Gabon, il n’avait jamais macéré dans une case de retirement ni subi les épreuves préparatoires, mais sa mémoire était globale et, tout aussi bien qu’il se trouvait dans cette cale, aussi vrai était-il qu’il avait désintégré son âme d’adolescent dans l’étouffement de ces cases du temps de jadis17.
Dans cette optique, la représentation littéraire et artistique doit, à en croire Glissant, à la fois tenir compte du réel culturel et sociétal chaotique de la nouvelle région du monde :
[…] la représentation c’est ce qui fait le lien entre l’imaginaire et le réel. Mais nous devons revoir la certitude que la représentation est d’autant plus vraie qu’elle reproduit fidèlement le réel. Une représentation chaotique peut donner une plus juste mesure de notre réel18 […].
En quel sens alors la représentation romanesque glissantienne est-elle foncièrement tributaire de l’impulsion judiciaire et de l’éloquence épidictique ? Autrement dit, comment cette représentation remet-elle en cause la version historique des colons ainsi que leurs systèmes aliénants pour exhorter les Antillais à chanter leur culture et, partant, à dire leur identité et leur esthétique insulaires ? Dans quelle mesure cette représentation artistique s’éloigne-t-elle de tout monolithisme, favorise-t-elle le vivre-ensemble et se place-t-elle sous le signe de la poétique de la Relation ?
Les différents couplages des genres oratoires ou les matériaux de la représentation romanesque
Devant la complexité et l’hermétisme de la représentation romanesque d’Édouard Glissant, nous avons jugé utile de mettre à contribution le schème de l’écrivain antillais lui-même qui se révèle opératoire à bien des égards. Il est question de la dynamique de la « théorie des ensembles19 », théorie puisée dans les sciences mathématiques. Nous verrons qu’au-delà de son importance cruciale s’agissant de la poétique et la philosophie de la Relation, du multilinguisme et de la créolisation culturelle, il serait sans doute intéressant pour nous de réinvestir cette théorie dans la problématique autour de laquelle est articulé notre travail. Il s’agit de l’interpénétration des genres oratoires dans l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant.
On essayera, dans notre exercice de décryptement, de recourir aux mathématiques pour leur emprunter la théorie des ensembles. Il y est question de trois fonctions dissemblables et variées qui régissent les différents rapports qui peuvent s’établir entre des ensembles d’éléments ou de catégories. On a en effet affaire à la bijection, à l’injection et à la surinjection. Si, dans la fonction bijective, un élément de l’ensemble de départ n’admet qu’un rapport ou qu’un lien unique avec un seul élément de l’ensemble d’arrivée, dans la fonction injective, un élément de l’ensemble d’arrivée pourrait avoir un ou plusieurs antécédents de l’ensemble des éléments de départ. Pour la fonction surinjective, qui est une variété de l’injection, chaque élément de l’ensemble d’arrivée possède, au moins, un antécédent dans l’ensemble de départ ou deux éléments totalement distincts. Quant aux catégories rhétoriques sur lesquelles nous tenterons d’appliquer la dynamique de cette théorie, ce sont le judiciaire, l’épidictique et le délibératif20 qui incarnent, sans doute, la toile de fond de la rhétorique adoubant l’œuvre romanesque glissantienne.
Plus précisément, notre projet consiste, pour l’essentiel, à focaliser notre investigation autour de l’entrelacement de l’impulsion judiciaire, de l’éloquence épidictique et de la visée délibérative dans l’épopée de l’écrivain martiniquais. En d’autres termes, nous entendrons toucher au substrat rhétorique, c’est-à-dire à la structure profonde ou encore à la chair vive de cette épopée romanesque dont le brassage des genres oratoires s’articule intrinsèquement sur le mécanisme d’une certaine théorie des ensembles. Nous tenons à souligner dans cette perspective que l’enchevêtrement du judiciaire, de l’épidictique et du délibératif est à la base de la littérarité, de la poétique, voire de l’esthétique. C’est dire que le langage fictif romanesque, dans le cas de Glissant, se veut être immanquablement tributaire d’une intention poétique et d’une détermination rhétorique. Cette intention et cette détermination tiennent lieu non pas uniquement de motrice de sa représentation romanesque, mais aussi de locomotive du projet à la fois existentiel, culturel et politique propre aux Antilles et aux Antillais.
Considération faite des spécificités respectives des genres oratoires – qui représentent l’un des principaux fondements de la rhétorique en tant qu’elle s’apparente intimement à l’argumentation, c’est-à-dire en tant qu’art de persuasion et de conviction, à même d’avoir un impact sur les idées, les sentiments, voire les comportements des lecteurs de l’écrivain martiniquais –, nous tenterons d’explorer les structures profondes de la représentation romanesque glissantienne et de toucher à la substantifique moelle de la verve écrivante de notre auteur. Pour ce qui est de notre hypothèse de lecture, nous pensons que la narration chez Glissant prend sa source dans le brassage générique oratoire. Autrement dit, c’est ce brassage qui fait naître, balise et fait progresser les récits dans ses romans.
En quel sens donc ces genres s’articulent-ils les uns aux autres ? Et quelle en est la portée argumentative, pragmatique et poétique ?
Il n’est pas inintéressant dans cette optique de souligner qu’il ne s’agit ici en aucun cas d’une simple application mathématique ni d’une acrobatie algébrique, mais d’une analyse qui tâchera de rendre compte, d’une manière détaillée, des possibilités de couplages qui s’instaurent entre les différents genres oratoires sur l’espace scriptural glissantien, sans toutefois négliger les retombées poétiques et esthétiques qui procèdent de l’intentionnalité profonde. Celle-ci s’ordonne substantiellement autour des liaisons et interactions qui se tissent entre ces trois genres oratoires. Édouard Glissant lui-même définit dans Le Discours antillais la théorie des ensembles en tant qu’herméneutique à même de nous permettre d’appréhender la situation au sein de laquelle s’enlisent les Antillais. C’est d’ailleurs ce qui permet à l’écrivain et à ses coénonciateurs caribéens de se rendre compte des péripéties de leur mémoire historique :
Je n’appelle pas théorie d’ensemble une construction uniforme donnant des solutions, mais une vision multivalente capable d’expliquer ou de comprendre les aspects contradictoires, ambigus ou imperceptibles, apparus dans cet épisode (martiniquais) de la Relation mondiale21.
Il s’agit, dans un premier temps, de jeter la lumière sur les différents couplages qui articulent les genres oratoires pour pouvoir suivre de plus près les brisures qui ont affecté la continuité temporelle de l’histoire antillaise. Nous essaierons en effet d’approcher au plus près les traces de la pensée du romancier caribéen qui se voue à suppléer les carences anthropologiques dont souffrent les siens. C’est dans cette perspective qu’on peut lire ce passage extrait de Malemort (1975), dans lequel l’auteur tente de colmater les brèches à la fois historiques et culturelles, psychiques et existentielles auxquelles les insulaires étaient séculairement en butte :
Dans la brèche ainsi figée à même la rouille des existences, dans ce qu’on aurait pu appeler dans un autre parler le saut du temps, là où l’impossibilité de nommer les choses de la vie et l’obligation de le faire pour survivre nous avaient figuré un semblant d’écho à mesure plus dilué sous la clarté des défrichages et des brûlis22.
Les différents liens que notre auteur établit tour à tour entre le judiciaire et l’épidictique, le judiciaire et le délibératif, le délibératif et l’épidictique, ne sont, en réalité qu’une manière de réhabiliter et de faire fonctionner « [ce] trait d’union [qui] ne fonctionna pas23 ». Il s’agit, entre autres, de procéder au montage du continuum historique qui fait défaut aux Nègres transbordés depuis l’Afrique vers l’archipel des Caraïbes, comme le souligne l’auteur dans La Case du commandeur (1981) : « Longoué les avait abandonnés à loin-dans-l’avenir. Ils revinrent donc au temps présent24. » Seuls les traits d’union entre les différentes intentions (judiciaire, épidictique et délibérative) sont en mesure de suturer l’histoire antillaise déflagrée en raison de la Traite. C’est là, d’ailleurs, où la rhétorique qui sous-tend l’œuvre romanesque glissantienne retrouve sa signifiance et atteint son opérationnalité, comme le note l’auteur dans le même roman :
C’est à partir de ce trou débondé que déferla sur nous la foule des mémoires et des oublis tressés, sous quoi nous peinons à recomposer nous ne savons quelle histoire débitée en morceaux. Nos histoires sautent dans le temps, nos paysages différents s’enchevêtrent, nos mots se mêlent et se battent, nos têtes sont vides ou trop pleines25.
En d’autres termes, ces couplages génériques oratoires sont à même de permettre au romancier ainsi qu’à son auditoire caribéen d’appréhender le temps dont le déchaînement n’est pas sans occasionner de terribles vertiges chez les Antillais. Le narrateur revient, dans La Case du commandeur, sur les cassures entamant l’Histoire de la communauté antillaise : « Le cyclone du temps noué là dans son fond : où il s’est passé quelque chose que nous rejetons avec fureur loin de nos têtes, mais qui retombe dans nos poitrines, nous ravage de son cri26. »
Dans ce cadre, le romancier antillais, en ayant recours à la technè de la rhétorique, et en procédant aux couplages ou alliances entre les différents genres, redescend le gouffre de la Traite négrière dans le but de rétablir la continuité historique pour les Antillais et, partant, de faire le lien entre leur passé, leur présent et leurs « destin et devenir27 ». Il s’agit d’une gymnastique oratoire et artistique qui se dote d’un pouvoir cathartique, en ceci qu’elle autorise les opprimés, sinon à surmonter le gouffre, du moins, à en assumer le traumatisme. On a, sans doute, affaire à un « exploit technique […] qui chagrina les spéléologues en herbe de la région et déconsidéra ce gouffre auprès des spécialistes à venir28 », lira-t-on dans Tout-Monde. C’est ainsi que le romancier permet à l’auditoire antillais de soigner les cicatrices du transbord lors du voyage oblique et de remédier au trauma qui provient « des raturages29 » de sa véritable histoire.
On pourrait à ce propos signaler que s’exprimer et se pencher sur la création artistique ou romanesque, c’est déjà sublimer son angoisse et son traumatisme, et commencer à les surmonter. Cet extrait de La Case du commandeur expose la réaction des insulaires face à ce manque historique. Les accès de fureur alternent souvent chez eux avec les accès de mélancolie, en raison des brisures qui ébrèchent leur parcours historique, les empêchant de le comprendre et de se l’approprier :
Jusqu’à ce trou d’où nous nous écartons en sautant ; jusqu’au « qu’est-ce qui se passe » qui révulse tout un chacun : au point que si un seul tente de remonter là, ou au moins d’essayer de décrire les chemins en roches pour remonter, tout aussitôt on s’écrie que le soleil tape dans sa tête ; on rit, avançant que ce ne sont que mots ; on se drape de mépris, accusant qu’il est un truqueur, un rabâcheur d’astuces, une tête mabolo de la connaissance et de la fausse science. Tellement nous avons peur de ce trou du temps passé. Tellement nous frissonnons de nous y voir30.
Toutefois, il n’en demeure pas moins essentiel que ces rapports, ces interrelations binaires qui s’instaurent entre l’ensemble des genres oratoires ne se limitent pas aux plages temporelles (passé – présent – avenir) dont la liaison constitue un gage de sûreté pour le continuum historique, lequel fait certainement défaut au peuple antillais. L’éloquence épidictique inhérente à la rhétorique qui régit l’œuvre romanesque de Glissant se lie organiquement à l’impulsion judiciaire dans la mesure où l’on ne peut exalter l’identité antillaise sans dévoiler les atrocités de la Traite et des plantations où sévissent le viol, l’asservissement et toutes sortes d’aliénations. Il s’agit de braquer l’attention sur les passerelles qui s’établissent entre le judiciaire, l’épidictique et le délibératif pour saisir la modalité du fonctionnement de ces « corrélations » et surtout leur opérationnalité oratoire et romanesque tant pour le romancier antillais que pour son auditoire. C’est à travers cette perspective qu’on peut comprendre le cheminement historique et existentiel auquel le narrateur fait allusion dans Le Quatrième siècle (1964), qui est tributaire d’une démarche argumentative et dialogique semblant s’articuler foncièrement autour du télescopage des visées oratoires :
[…] pour se reposer ainsi du dialogue silencieux qui était leur partage, et peut-être aussi pour différer le moment où l’un d’eux devrait « penser à haute voix » un mot, une phrase, une parole qui marquerait une nouvelle étape du chemin (par exemple papa Longoué disant, tranquille et amène, cachant l’agitation qui le soulevait : « Non vraiment, cette fois-là c’était un Longoué qui n’était pas maudit ») ; pour retarder en somme la nécessité d’aborder une autre confidence : car la parole appelle la parole31.
Nous tâchons ainsi de mettre en exergue la fonctionnalité de ces « corrélations » oratoires qui régissent la structure profonde de la représentation romanesque de Glissant, laquelle structure constitue la base de la dynamique argumentative et le fondement de la visée persuasive de la rhétorique sous-tendant l’écriture glissantienne. Roland Barthes, pour sa part, s’attache, dans L’Aventure sémiologique, à souligner que la signifiance dans le roman est généralement tributaire des rapports qui s’établissent entre les « unités fonctionnelles » du récit :
Tout, dans un récit, est-il fonctionnel ? Tout, jusqu’au plus petit détail, a-t-il un sens ? Le récit peut-il être intégralement découpé en unités fonctionnelles ? On le verra à l’instant, il y a sans doute plusieurs types de fonctions, car il y a plusieurs types de corrélations. Il n’en reste pas moins vrai qu’un récit n’est jamais fait que de fonctions : tout, à des degrés divers, y signifie. Ceci n’est pas une question d’art (de la part du narrateur), c’est une question de structure : dans l’ordre du discours, ce qui est noté est par définition, notable : quand bien même un détail paraîtrait irréductiblement insignifiant, rebelle à toute fonction, il n’en aurait pas moins pour finir le sens même de l’absurde ou de l’inutile : tout a un sens ou rien n’en a. On pourrait dire d’une autre manière que l’art ne connaît pas le bruit (au sens informationnel du mot) : c’est un système pur, il n’y a pas, il n’y a jamais d’unité perdue, si long, si lâche, si ténu que soit le fil qui la relie à des niveaux de l’histoire32.
Dans quelle mesure alors l’éloquence épidictique est-elle en surimpression sur le discours judiciaire dans l’œuvre romanesque glissantienne ?
L’épidictique et le judiciaire : systole et diastole de la représentation romanesque chez Glissant
Remonter le cours du temps afin d’identifier les failles chronologiques qui ont privé les Antillais d’une continuité historique est, pour le romancier et son auditoire, une urgence existentielle et anthropologique qui fonctionne en écho avec la combinatoire oratoire judiciaire‑délibérative. Cette continuité historique – dont le déclic n’est autre que la Traite négrière –, que l’écrivain tente de rétablir, à travers les récits de ses romans, constitue le centre névralgique de toute culture et de toute identité, comme le suggère l’auteur à travers la voix de Mathieu Béluse dans Le Quatrième siècle :
Ah, tu as raison, papa ! Si on allait d’ici jusqu’à Grand-Rivière, tout au long du chemin la raison ne te quitterait pas. Mais regarde-moi, je vois qu’il raconte le marché et puis en arrière le bateau et en arrière encore la maison là-bas et en arrière encore le parc à entassements et en arrière encore je devine ce qui était, mais je vois qu’il a oublié la mer. Non. Pas oublié. Il ne comprenait pas la mer, ce qu’on attend sur la mer […] il s’enfonce dans les bois et dès ce moment-là nous sommes pris dans la ratière nous tous33.
Ainsi, l’espace temporel du passé des Antillais constitue bel et bien un lieu de rencontre, voire de brassage oratoire entre l’impulsion judiciaire d’un côté, et l’épidictique de l’autre. Autant dire que la relation de la véritable histoire du surgissement du peuple antillais profite aussi bien à l’auteur, en tant qu’accusateur s’efforçant de descendre en flamme la monopolisation de l’Histoire de la part des Occidentaux, qu’à l’écrivain comme défenseur s’employant à plaider la cause antillaise, tout en autorisant son auditoire à recouvrer sa mémoire collective et à exprimer son antillanité. C’est sous ce double signe (celui de l’épidictique et du judiciaire) qu’on peut replacer le passage suivant :
Qui est-ce qui leur aurait donné la chaux pour marquer l’endroit ? Alors toi tu dis : « Ils ont oublié ! » Mais ce n’est pas avant toi qu’ils savaient, c’était déjà bien avant Béluse et bien avant Longoué. Le bateau de l’arrivage n’était pas le premier bateau. […] C’est pourquoi le bateau est le bateau de l’arrivage. Mais les autres étaient là, qui avaient supporté avant lui. Ceux qu’on débarquait en foule pour remplacer les exterminés, mais aussi les exterminés eux-mêmes qui ne pouvaient supposer que ceux-là seraient amenés pour les remplacer34.
Sous cet angle, le récit des faits passés de l’Histoire des transbordés et, en même temps, les actes criminels des conquérants, dont les Nègres déportés sont victimes, est d’autant plus fonctionnel que cela a une incidence directe sur le réel de la communauté antillaise, dans la mesure où la relation de cette histoire taraudante serait caduque si elle ne débouchait pas sur la continuité historique dont on a déjà parlé, c’est-à-dire si le passé restait disjoint du présent des Caribéens. D’ailleurs, l’accusation que le romancier intente contre les passeurs de chair humaine, depuis l’Afrique vers l’archipel des Caraïbes, serait inutile si elle ne conduisait pas les Antillais à reconstruire leur identité et à glorifier leur insularité. C’est dans cette optique que ces passages, repérés respectivement dans Mahagony (1987) et La Case du commandeur, reviennent, tour à tour, sur le lien viscéral qui unit l’éloquence épidictique à l’impulsion judiciaire, en ce que l’auteur s’y emploie à rabouter le passé du transbord taraudant des Nègres africains au présent de leurs descendants insulaires qui croulent sous le faix de la domination, de l’assimilation et, partant, de l’aliénation :
Il me semble en ce temps, la légèreté n’était pas d’herbage. Je n’avais pas encore supporté le poids de nuit des grands plants, où était plantée la case du commandeur. C’est vrai que les navires ne traversaient plus nos nuits. Mais la légèreté venait d’un vent des mornes qui s’était dégagé de Malendure, qui n’avait pas encore buté dans les cités aménagées. Aménagées pour le malheur des jeunes vagabonds chômeurs à quarante pour cent. Voyez-vous cette légèreté alentour, prenez-la dans vos mains, elle est pour disparaître. Je ne veux pas me rappeler. Mathieu revient, le temps d’antan tombe dans le jour d’aujourd’hui35.
Le madras des mots était tissé au passé. La litanie nous tombait dessus, comme actionnée par une pompe installée dans hier ou dans tout-à-l’heure-là. Ces passés rivés dans l’instant présent (et dont nous n’avions pas encore appris qu’ils pouvaient être simples ou composés) nous confirmaient qu’il était inutile de chercher l’origine de cette femme sans nom ; qu’il y avait des prédestinées apparues aux lisières de la nuit et qu’il fallait écouter sans fin pendant qu’elles vous expliquaient le maintenant avec les mots du jadis36.
À ce stade de l’analyse de la combinatoire oratoire judiciaire-épidictique qui distingue la rhétorique sous-jacente à l’œuvre romanesque glissantienne, il importe de signaler que, si l’impulsion judiciaire est l’avers de l’intention épidictique, celle-ci renforce le judiciaire, dans le sens où le genre épidictique contient en soi une part de procès. Et comme « le genre démonstratif est à la fois celui de la louange et du blâme37 », selon Kibédi Varga, ni la reviviscence de la mémoire collective des insulaires, ni la glorification de l’identité antillaise, ni encore l’exaltation du paysage archipélique ne peuvent se réaliser sans que le romancier ne se rappelle les événements poignants de l’Histoire et, corrélativement, sans qu’il discrédite la barbarie des esclavagistes. Quant à Le Gras, il réserve une analyse pertinente « à la forme de la louange ou du blâme », aux dires d’Áron Kibédi Varga qui le cite :
Elle consiste à élever ou à abaisser, agrandir, ou amoindrir les choses. Si on loüe, il faut agrandir les vertus & les belles actions, & amoindrir les vices & donner d’autres noms aux choses qui ont quelques défaut. Et si on blâme il faut agrandir ce qui est déjà vicieux, & amoindrir ce qui pourrait recevoir quelque louange, & luy donner aussi un autre nom38.
C’est justement sous ce double signe de la diatribe, organiquement liée au judiciaire, et du panégyrique, propre à l’épidictique, qu’on peut réinscrire ce passage puisé dans La Case du commandeur, où l’auteur remet en question tour à tour le système esclavagiste aux Antilles et les raisons de la désunion des Antillais :
Pythagore Celat claironnait tout un bruit à propos de « nous » sans qu’un quelconque devine ce que cela voulait dire. Nous qui ne devions peut-être jamais jamais fermer, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencions d’entrer dans notre empan de terre ou dans la mer violette alentour (aujourd’hui défunte d’oiseaux, criblée d’une mitraille de goudron) ou dans ces prolongements qui pour nous trament l’au-loin du monde ; qui avions de si folles manières de paraître disséminés ; qui roulions nos moi l’un contre l’autre sans jamais en venir à entabler dans cette ceinture d’îles (ne disons pas dans cette-ci [sic] seulement dont la Saint-Martin avait coché le jour de découverte – en Martinique –, comme si avant ce jour n’avait flaqué à sa place de terre qu’un peu de cette mer Caraïbe dont nous ne demandons jamais le pourquoi du nom) ne disons pas même une ombre, comme d’une brousse qui aurait découpé dans l’air l’absence et la nuit où elle dérive, – nous éprouvions pourtant que de ce nous le tas déborderait, qu’une énergie sans fond le limerait, que les moi se noueraient comme des cordes, aussi mal amarrées que les dernières cannes de fin de jour39 […].
Cette relation dialectique qui se tisse entre le genre judiciaire et l’éloquence épidictique dans l’œuvre romanesque glissantienne se révèle opérante, dans le sens où elle est en mesure de remplir une fonction à la fois salvatrice, curative et prophylactique pour les Antillais. Ici, la jonction du judiciaire et de l’épidictique avec le délibératif devient ordinaire, car cette fonction établit sans aucun doute une perspective avec le futur des Antillais. C’est en ce sens que le narrateur pointe dans La Lézarde (1958) la victoire du vieux quimboiseur :
Chacun tournait le regard vers la case invisible dans les bois (les jeunes surtout, car les aînés avaient tellement appris à oublier qu’ils ne ressentaient au fond d’eux qu’une sourde inconnue tristesse). Les gens restaient debout, incertains, des frémissements de voix couraient sur la rue. On pouvait dire qu’il avait gagné le combat, le vieux guérisseur, le vieux marron (oui, c’était bien là le moment élu où le passé s’accordait enfin avec la qualité originale du présent) ; et on pouvait penser qu’il n’avait jamais été plus vivant qu’à cette minute, où une foule vibrante encore de cris et d’ardeur s’immobilisait, dans la clarté déclinante des flambeaux, disant : « Il est parti, le vieux nègre ! Papa Longoué cette fois est bien mort40 ».
En dépit des traumatismes auxquels les Africains déracinés ont été en proie, l’alliance oratoire s’instaurant entre l’impulsion judiciaire et le genre épidictique semble préparer ceux-ci au rassemblement autour de leur histoire et de leur culture, à la cérémonie, si funèbre soit-elle. Bref, le romancier invite ses auditeurs à souscrire à leur mémoire collective réhabilitée, à adhérer aux valeurs de leur antillanité. Prenons à titre d’exemple, dans ce cadre, un passage puisé dans Mahagony :
Je fréquentais en esprit mes commensaux, bien loin à vrai dire du fébrile plaisir de naviguer dans le passé (au demeurant opaque et qui résistait), mais c’était pour en finir avec eux, pour déterminer en quoi ils avaient été jugés indispensables à la narration de mon existence : pour établir ce qui nous dépassait et nous avait été jusque-là indicible. De sorte que ce relais du chroniqueur, que je voulais entreprendre, n’était que manière de le reconnaître, et que si son exploration m’avait longtemps été obscure, c’était par légitime loi41.
Dès lors, les Caribéens deviennent à même de rêver et d’aspirer à la créativité artistique et à l’inventivité culturelle. Somme toute, le télescopage entre l’impulsion judiciaire et l’éloquence épidictique, lesquelles tiennent lieu pour ainsi dire de perpétuelle systole et diastole de la représentation romanesque glissantienne, autorise l’écrivain à infuser un sang neuf à la communauté insulaire qui doit nourrir de grands espoirs, s’agissant de l’édification du monument de leur devenir. Dans cet extrait du Tout-Monde, le narrateur revient notamment sur la nécessité d’établir une construction identitaire insulaire ainsi que sur le devoir incombant aux Antillais de promouvoir un projet culturel dégagé de toute tutelle et de tout téléguidage politique :
Emilio avait inventé le jeu, mais ils en avaient tous au fur et à mesure amélioré le règlement, il faut dire à l’occasion de combien de contestations. C’était une œuvre collective qui avait reposé sur des intérêts particuliers, chacun suggérant la nouvelle règle qu’aurait chance de le sortir d’une passe difficile. Mais le résultat était là, un jeu complet qui traversait en imagination un pays idéal42.
Rappelons dans ce contexte que Glissant adopte « un mouvement contraire43 » et s’inscrit en faux contre l’affiliation platonico-aristotélicienne – qui fonde la poétique sur un triptyque générique, à savoir : le drame, l’épopée et la poésie – pour « [donner] naissance à un nouvel imaginaire de la parole humaine44 ». Cet imaginaire serait à même d’orienter la création littéraire « vers des langages qui dépasseront les langues, qui intégreront toutes sortes de dimensions, de formes, de silences, de représentations, qui seront autant de nouveaux éléments de la langue45 ».
Aussi l’écrivain caribéen se démarque-t-il autant de la mimèsis que de la métrique aristotéliciennes, pour donner libre cours à une contre-épopée qui procède corollairement à une interpénétration des modalités littéraires, comme le confirme Glissant dans Introduction à une poétique du divers :
C’est à partir de ces poétiques communautaires que les formes différenciées de la littérature s’établissent : le lyrisme, le philosophique, le théâtral, le romanesque, etc. Toutes ces variétés commençantes de cri poétique rassemblent, pétrissent la matière d’une communauté menacée. Car je crois que l’épique est […] ce qui est crié quand la communauté, non encore sûre de son identité, traditionnellement a besoin de ce cri pour se rassurer face à une menace46.
C’est là, à coup sûr, une nouvelle poétique transgénérique qui conçoit l’épique, le dramatique (c’est-à-dire le tragique) et le lyrique en fonction de « la digenèse » des cultures et sociétés composites et non pas à l’aune des civilisations ataviques pour lesquelles la notion de genèse est une catégorie essentielle. Écoutons à ce propos l’analyse du penseur caribéen pour qui l’epos qui émerge de l’aire des Caraïbes et de la culture antillaise prend une tout autre forme, laquelle se distingue diamétralement de l’épique occidental :
Il faut fouiller un peu. Parce que les lois de l’épique telles qu’elles se manifestent en Occident, par exemple, ne peuvent plus être opérables pour nous, ni les lois du tragique, d’où a surgi la nécessité du héros victimaire. Les lois de l’épique excluaient la conscience politique : c’est Platon, contempteur de l’épique et du mythe, qui a fait intervenir la conscience politique dans la Grèce antique, au niveau de l’exposition ou du schème philosophique de la Cité, et Aristote ensuite, au niveau de la nécessité de sa science. Et l’épique originel n’intégra pas le lyrique en tant que tel, c’était une œuvre collective et impassible. Toutes ces conditions-là ne sont plus les nôtres, nous sommes passés déjà par la conscience politique et passés par l’expression lyrique, personnelle, individuelle, nous avons dépassé aussi la nécessité du héros victimaire47.
À cet égard, il faut signaler que l’écrivain caribéen s’attache au télescopage de tous les genres littéraires dans sa représentation romanesque, si bien qu’il se décide pour une sorte de théâtralité, comme en témoignent les longs dialogues et les longues conversations des protagonistes dans les romans glissantiens. Ces scènes participent même du dévoilement des vérités historiques dans la fiction romanesque. L’auteur, dans Le Quatrième siècle, se sert abondamment des dialogues qui s’enchaînent et se répètent entre le tandem que forment Mathieu Béluse et papa Longoué pour faire progresser les actions de la diégèse. Ce passage, issu de Tout-Monde, revient particulièrement sur l’importance que revêt la représentation scénique et chorégraphique dans l’esthétique romanesque de Glissant :
Théâtre, oui. Mais non pas représentation. La représentation nous a pris bien après. Le délire. Quand nous avons commencé de croire que nous décidons, dirigeons, bâtissons. Conseillers de ceci, techniciens de cela, élus de toujours, et toute cette musique de paraboles pour un pouvoir de rien. Et pas un qui vous dit que le monde est là, là autour.
Alors, nous avons bien cru que notre folie de théâtre était partie pour de bon. Mais elle est revenue48.
In fine, si nous avons pu constater que les visées respectives des genres oratoires sont à l’origine de « l’intention [poétique] secrète49 » qui régit l’écriture et la création littéraire de Glissant, leur interpénétration est à la base de la dimension argumentative et de la portée pragmatique de la rhétorique qui étaie la représentation romanesque glissantienne.
En somme, le procès que l’écrivain engage, dans sa représentation romanesque, contre les dominants, est indissociablement lié au plaidoyer qu’il entreprend pour défendre la cause et la culture antillaises, et ce, en exhortant les Antillais à recouvrer leur mémoire historique, à magnifier leur paysage archipélique et à se charger de leur propre sort. Précisons dans ce contexte que, si les différentes connexions trivalentes entre les genres oratoires s’effectuent souvent selon cet ordre chronologique : passé (genre judiciaire) – présent (éloquence épidictique) – futur (genre délibératif), chez Glissant, cet ordre se trouve, dans l’un des versants, c’est-à-dire dans l’une des versions, de ce brassage oratoire, totalement renversé. La visée délibérative ne trouve ainsi sa signifiance profonde qu’en régissant en même temps l’impulsion judiciaire et l’éloquence épidictique, dans le sens où c’est par et à travers les conseils et les déconseils – propres au délibératif – qui traitent de l’opportun et de l’inopportun des décisions à prendre que le romancier invite ses coénonciateurs à concrétiser l’intentionnalité régissant et le procès, et la plaidoirie. Cela ne peut se réaliser, de l’aveu de l’auteur dans Ormerod (2003), en dehors des actions culturelles et sociétales responsables et conscientes : « Le goût est d’inventer d’abord, de vanter ensuite50 […]. »
Nous pensons donc que c’est uniquement par le truchement de l’entreprise artistique et culturelle dans l’aire des Caraïbes que l’écrivain, échappant à la « fatalité rhétorique51 », incite ses compatriotes à prendre leur revanche culturelle sur les esclavagistes. C’est aussi à la lueur de cette lecture que nous pouvons appréhender la « vision prophétique du passé » que Glissant s’attache à communiquer à ses lecteurs, vision en raison de laquelle nous pouvons non pas seulement appréhender le fonctionnement des finalités de l’art oratoire (docere, placere, movere) et des instances rhétoriques (ethos, logos, pathos), mais également nous représenter l’épique et le sublime romanesques glissantiens. Cette vision va avoir une importance capitale, puisque c’est là que va s’exercer le ministère de l’esthétique, voire de la proposition politique de l’écrivain. C’est cette analyse qui se trouve mesurée dans Introduction à une poétique du divers :
C’est une idée qui m’a beaucoup intéressé parce que j’y ai retrouvé une autre idée que j’ai formulée, celle de la vision prophétique du passé. Le passé ne doit pas seulement être recomposé de manière objective (ou même de manière subjective) par l’historien, il doit être aussi rêvé de manière prophétique, pour les gens, les communautés et les cultures dont le passé, justement, a été occulté52.
Qui plus est, Glissant tâche de mettre fin à une ère esthétique régie par la codification formelle et le cloisonnement générique et artistique pour inaugurer une « esthétique nouvelle », comme il l’annonce dans L’Imaginaire des langues :
C’est pour cela qu’il est difficile de concevoir les résultantes qui vont procéder de ces rencontres à l’heure actuelle. Une esthétique nouvelle est une esthétique qui essaie de prévoir, présager ou voir dans l’avenir des rencontres53.
C’est dans cette optique, qui laisse entrevoir une déflagration générique corrélée à la déflagration identitaire à laquelle sont confrontés les Antillais, qu’on peut lire dans Sartorius. Le roman des Batoutos :
L’éparpillement de ce qui avait été dans l’art une représentation divinatoire, son explosion en tant d’objets immanquablement odieux, préfigure petitement la dilatation actuelle de nos espaces, et cette totalité indifférenciée du divers que nous connaissons aujourd’hui54.
Il importe ici de noter, pour mémoire, que cette nouvelle esthétique fait écho à la visée délibérative dont s’arme la rhétorique de Glissant qui certifie déjà, dans Traité du Tout-Monde, « qu’il n’y a pas de modèle opératoire55 ».