À partir du mois d’août 1914, et pour quatre ans, la guerre qui se déroule en Europe fait la une des journaux équatoriens. La grande majorité des photographies et des feuilletons que publie la presse quotidienne lui sont quasiment exclusivement dédiés. En effet, à dix mille kilomètres des principaux champs de bataille, le conflit circule par les nouvelles diffusées dans les journaux mais aussi par ses représentations littéraires et photographiques. L’écart généré par cette distance géographique offre un prisme d’observation particulier. À son tour, cette mise en présence quotidienne de la guerre dans les imaginaires équatoriens influence les créations littéraires et artistiques locales. Mais la guerre et l’horreur qu’elle provoque entraînent des conséquences d’une autre ampleur, notamment sur les relations culturelles entre les deux continents. En effet, une fracture se crée face à la barbarie observée : le modèle culturel européen est de plus en plus représenté dans les productions équatoriennes comme caduc.
Cet ensemble de représentations apporte à l’étude et à la caractérisation de la Première Guerre mondiale, de l’histoire culturelle équatorienne ou des relations entre l’Europe et l’Amérique latine, dans le sens où il est révélateur des processus et des évolutions à l’œuvre au début du XXe siècle. Leur analyse permet aussi de s’interroger sur l’acte même de représenter un événement et sur les conséquences que ces représentations peuvent avoir sur des réalités, des mentalités, des relations culturelles. La distance géographique entre l’événement figuré et l’espace où il est reçu, analysé puis re-présenté, permet de saisir les effets des circulations, d’analyser les processus d’influence, de transfert et de fracture. Selon quelles modalités circulent ces représentations ? Pourquoi ces circulations ont-elles lieu ? Quels sont les processus, bien souvent inconscients, qui guident la réception, la re-création et le regard critique présent dans les représentations de ce conflit ? En quoi les représentations de la Première Guerre mondiale en Équateur, par le processus de transfert dont elles sont issues, révèlent-elles un changement de paradigme, une remise en question de l’influence européenne et des modèles hérités du Vieux Continent ?
Dans un premier temps, l’analyse des textes et images permettra d’étudier la mise en présence de la guerre dans la presse équatorienne. Les représentations équatoriennes du conflit seront ensuite au centre de l’étude. Enfin, l’analyse de ces mêmes productions par la mise à distance du conflit qu’elles provoquent permettra de souligner une rupture plus globale avec l’héritage culturel européen qui faisait autorité jusqu’alors.
L’importation de l’information européenne en territoire équatorien
L’Équateur, petit pays sud-américain, prononce sa neutralité lorsqu’éclate la guerre en août 1914, à l’instar de tous les pays des Amériques. En décembre 1917, année où les États‑Unis entrent en guerre et où d’autres pays latino-américains se positionnent du côté allié, l’Équateur rompt ses relations diplomatiques avec l’Allemagne, abandonnant ainsi sa neutralité. Si quelques volontaires de nationalité équatorienne ont pris part aux combats, ce pays et ses habitants ne contribuent pas directement à la guerre. Malgré l’éloignement et l’absence d’implication directe, la Grande Guerre a bel et bien impacté l’Équateur. À une telle distance, quelles sont les modalités de sa mise en présence ?
La guerre existe dans le quotidien équatorien, tout du moins celui des élites, par le biais des journaux, et ce via différents matériaux de représentation. Tout d’abord, à partir du moment où les tensions en Europe s’accentuent puis lorsque la guerre éclate, les journaux dédient un espace important au conflit. Le format habituel des journaux équatoriens de l’époque est celui de quatre pages de grand format, comme c’est le cas d’El Comercio, à Quito, ou d’El Telégrafo, principal journal de Guayaquil. Les nouvelles du conflit, appelées « Noticias de guerra » ou « Conflagración europea », occupent une page entière, ou du moins trois quarts de page. Cette section des journaux apparaît dès la fin du mois de juillet 1914 et reste en première page tout au long du conflit, bien qu’un phénomène de lassitude au cours des années 1915 et 1916 les relègue parfois en deuxième ou troisième page. En 1917, année de l’entrée en guerre des États-Unis et donc d’une implication plus directe du continent américain, et jusqu’à la fin de cette année, la primauté du conflit revient sur la une des quotidiens équatoriens, et latino-américains plus généralement1. Le chapeau de l’article reprend rapidement les différentes nouvelles, qui sont développées ensuite, pour que le lecteur ait un premier aperçu des actions de la veille. Ces rubriques sont composées de courts paragraphes qui reprennent, ville par ville, des informations concrètes sur les différents fronts, les évolutions politiques des belligérants, des informations économiques ou encore des nouvelles du quotidien des populations à l’arrière.
« La conflagración europea », dans El Telégrafo, Guayaquil, 15 novembre 1914, p. 3.
Ces nouvelles proviennent des deux camps, bien que celles émanant des Alliés soient plus nombreuses. Les informations provenant des deux groupes opposés sont régulièrement présentées l’une après l’autre, le lecteur ayant ainsi deux versions de l’évolution des combats, l’une ostensiblement alliadophile, l’autre germanophile. Par exemple, dans la page d’El Telégrafo présentée ci-dessus, on trouve des informations favorables aux Alliés :
Paris, novembre 14. – Le Ministère de la guerre a reçu hier soir un communiqué officiel dirigé depuis les champs de bataille qui dit textuellement :
« Les troupes allemandes ont repris une action très violente sur la ligne de combat, qui s’étend depuis la mer jusqu’à la rivière Lys, formant un demi-cercle qui embrasse une étendue considérable de terrain.
Les efforts des Germains pour ouvrir un passage à travers la ligne des Alliés, révèlent que l’État‑major allemand a décidé de s’engager dans une bataille finale pour réussir son objectif de s’emparer du département de Calais.
Les armées anglo-franco-belges ont pris l’offensive en certains endroits, délogeant l’ennemi de certaines positions fortifiées qu’il occupait.
Nous avons fait des progrès appréciables dans la région de Biwschoote.
À l’est d’Ypres se sont livrés de formidables combats où l’artillerie française a repoussé, avec succès, les Germains, les obligeant à céder du terrain.
Nos troupes ont à nouveau occupé, grâce à des attaques décisives, beaucoup de villages qui avaient été perdus antérieurement, au sud d’Ypres.
En général, la situation des troupes alliées est favorable.
En d’autres parties se sont développés des combats d’importance moindre2.
Sur la même page, des nouvelles enthousiasmantes pour les Puissances centrales peuvent être lues :
Berlin, novembre 14. – Le ministère de la guerre a reçu un télégramme provenant du Grand quartier général de l’armée expéditionnaire, qui opère dans les Flandres, qui dit :
« Sur le bord gauche du fleuve Yser les marins allemands, chargés d’empêcher le passage des Alliés, ont soutenu avec ces derniers un formidable combat, leur causant un grand nombre de pertes et leur prenant 700 prisonniers.
Dans d’autres attaques survenues sur le même fleuve, nous avons fait 1100 prisonniers, français et anglais.
Depuis la Prusse orientale on nous communique qu’une grande bataille est en train d’être livrée près de Eydtkuhnen, dont le résultat n’est toujours pas donné. »3
Des photographies, pourtant relativement rares dans les journaux équatoriens de l’époque, alimentent également les représentations du conflit, abordant une diversité d’aspects de la guerre. On y trouve des images de soldats en action sur le front et des images de l’arrière, par exemple de l’entraînement des troupes ou des populations civiles victimes du conflit et de ses suites, et parfois d’espaces plus éloignés de l’Europe, comme des colonies françaises en Afrique.
« En los desiertos de Africa », dans El Comercio, Quito, 26 août 1916, p. 1.
Les journaux publient des photographies de villes et de bâtiments détruits, mais aussi des civils touchés par la guerre. Les représentations passent également par des récits, témoignages ou fictions, qui abordent eux aussi divers aspects de la réalité du conflit. Par exemple, en octobre 1914 dans le journal El Comercio, un article raconte deux journées dans un sous-marin allemand. Ce récit est empreint d’action, notamment lorsque le sous-marin croise la trajectoire d’un bateau anglais et que l’équipage anglais fuit. On y trouve aussi des témoignages du quotidien des soldats émaillés de détails, par exemple sur ce que les soldats mangent4. La guerre surprend le lecteur par sa présence dans des champs où elle n’est pas attendue. Dans les journaux nationaux principaux, mais aussi parfois dans la presse régionale, des rubriques prennent un titre en rapport direct avec la guerre mais ne sont finalement que des publicités proposant des produits sans lien avec le conflit. Leur en-tête est choisi pour attirer l’attention du lecteur, alors qu’il l’induit en erreur. Par exemple, dès septembre 1914, dans El Telégrafo de Guayaquil, une publicité titre « Nouvelles de la guerre européenne » mais vend du cachemire5 :
« Noticias de la Guerra europea », dans El Telégrafo, Guayaquil, 5 septembre 1914, p. 2.
À travers différents supports, une prolifération des représentations de la Première Guerre mondiale s’observe dans les journaux équatoriens pendant les quatre années de conflit. Cette multiplicité de médias rend un événement lointain présent sur le devant de la scène latino‑américaine. La guerre, son évolution factuelle mais aussi les situations bouleversant le quotidien des civils qu’elle provoque à des milliers de kilomètres, font partie du quotidien des lecteurs de ces journaux. La guerre est bien présente en Équateur, malgré la neutralité du pays, son manque d’implication directe et son éloignement géographique.
Les informations et les représentations circulent donc, et, au-delà du constat de leur présence dans la réalité équatorienne, leur trajectoire est intéressante à étudier. Les informations factuelles, ces nouvelles ville par ville, proviennent d’agences de presse européennes qui diffusent les nouvelles à l’étranger6. En Amérique latine, l’agence Havas possède le monopole de la diffusion de l’information7. Elle envoie des dépêches factuelles sur les événements de la journée via un réseau de succursales et de clients abonnés sur le continent. Cependant, ces informations ne représentent pas exactement la réalité de l’expérience de la guerre en Europe ; la censure sévit dans leur contexte même de création8. Elles sont aussi l’objet de traductions, littéralement mais aussi dans l’esprit des lecteurs, car elles nourrissent grâce à ces nouvelles une cartographie mentale des événements et des opinions sur le conflit. Les photographies sont également envoyées par ces agences de presse. Ce sont des représentations construites, des reconstitutions. La majorité sont produites dans une visée patriotique : par exemple, les images de ruines figurent les souffrances endurées par le territoire et les populations. Les photographes officiels ne peuvent prendre leurs vues pendant les batailles, en raison du danger que cela constitue. Ce sont donc des mises en scène qu’ils construisent plus en arrière du front de bataille, en dehors du feu de l’action9.
« Los infantes franceses observan los efectos de sus ametralladoras », dans El Comercio, Quito, 23 août 1916, p. 1.
Sur cette photographie des soldats français, chacun est positionné de manière à montrer différentes étapes dans l’utilisation de la mitraillette. Le tableau présenté est construit car capturer l’image pendant la bataille est trop dangereux et ne permettrait pas une telle netteté des sujets10. Les fictions et récits de guerre sont aussi des reconstructions faites a posteriori, ne donnant pas accès à la cruelle réalité des combats. La majorité de ces textes sont écrits par des Européens et diffusés ensuite en Équateur. Le récit mettant en scène un sous-marin allemand, dont nous avons traité précédemment, est écrit par Javier Bueno, un journaliste espagnol qui fictionnalise les événements, voire les romance. Fruit de son imagination, un tel récit littéraire diffère du vécu des soldats. Il est en effet peu probable qu’il ait été embarqué avec eux à bord du vaisseau11. La mise en représentation crée un écart avec le réel, que ce soit par la photographie ou par le récit.
La circulation des représentations européennes en Équateur comporte plusieurs enjeux. Il s’agit d’abord de diffuser les informations, d’informer le monde de ce qui se passe en Europe. De plus, la prolifération de ce sujet dans les journaux pendant de longues années montre qu’il attire, voire qu’il fascine les lecteurs, sans quoi une telle place ne lui serait pas dédiée dans la presse. La guerre, objet irreprésentable dans sa dimension de violence extrême, est pourtant sur-représentée. Le lointain devient présent et mondial par la circulation rapide de l’information et de ses représentations. Cette rapidité est nouvelle : c’est la première fois dans l’histoire mondiale qu’un conflit est suivi d’aussi près et avec autant de détails à des milliers de kilomètres. Les innovations techniques de la diffusion de l’information ont favorisé cela ; le télégraphe électrique, notamment, permet un acheminement très rapide des dépêches. Outre la nécessité d’informer, cette circulation des informations permet de donner du sens aux faits représentés. Dans ce contexte de conflit, la diffusion des informations est un enjeu de propagande pour les belligérants. Chaque camp souhaite fortement influencer l’opinion publique des pays restés neutres. Par exemple, les nouvelles venant d’Havas soutiennent le camp allié. Les représentations qu’ils diffusent par le texte ou l’image ont pour visée de montrer la supériorité technique, militaire ou morale des Alliés. Ces représentations visent à convaincre du juste combat du camp défendu. Comme le souligne Maria Inés Tato, « une bataille pour l’opinion publique » est menée pendant la Grande Guerre12. Les pays neutres sont justement visés par la propagande, qui passe par la circulation des informations, les belligérants souhaitant les faire embrasser leur propre cause et obtenir leur soutien13. Cette mise en présence est bien une construction, et non une présentation de la réalité, dans le sens où elle soutient une idéologie martiale (et n’est pas uniquement informative). Ce sont des significations européennes du conflit qui sont exportées. L’Équateur est-il un simple réceptacle de cette influence ? Comment les élites équatoriennes reçoivent-elles ces représentations ? Sont-elles seulement fascinées et passives devant ce qu’il se passe en Europe ?
Les images à distance : les représentations équatoriennes du conflit
Comme le souligne Michel Espagne dans son article sur la notion de transfert culturel14, les circulations sont le lieu de réadaptations. Dépasser la notion d’influence permet de montrer que les transferts culturels, par le passage d’un contexte à un autre, transforment les objets circulants, ici les productions ayant pour sujet la Grande Guerre. Dès lors, la question se pose pour notre sujet particulier : comment la circulation d’informations et d’images crée-t-elle à son tour des réinterprétations de l’événement ? Comment les intellectuels et artistes équatoriens figurent-ils le conflit ? Comment la Grande Guerre est-elle exposée au-delà des espaces directement concernés ? En effet, on trouve, à l’époque des adaptations équatoriennes du conflit, une forme de présentation de la guerre de nouveau et depuis l’ailleurs.
Les représentations extérieures du conflit qui circulent stimulent une production équatorienne ; cette dernière prend différentes formes. Si la position neutre de l’Équateur provoque peu de discussions quand survient le conflit, la guerre fait l’objet de débats entre intellectuels. Les partisans de l’un ou l’autre camp s’affrontent verbalement et à travers les tableaux qu’ils reçoivent et qu’ils produisent sur le conflit. Pablo Hannibal Vela, dans la revue culturelle de Guayaquil La Ilustración, décrit l’Allemagne comme responsable de l’horreur qu’est la Première Guerre mondiale, comme un pays assoiffé de militarisme et expansionniste, responsable de toutes les cruautés observables à distance15. Le potentiel sens de la guerre est lui aussi questionné, certains acteurs de l’époque cherchant à comprendre la signification profonde de ce conflit. Dans un petit ouvrage publié à Quito, le père Ibeas interprète la guerre comme une occasion pour la France, si elle perd, de changer sa conduite face au catholicisme16. La guerre a pour lui une signification religieuse, celle de contrer la voie laïque choisie par la France pour la ramener dans la foi catholique :
La France d’aujourd’hui n’est plus la France chrétienne d’autrefois ; je dirais même plus : la France d’aujourd'hui n’est pas catholique. […] Et la France, plus que tout autre peuple a besoin « d’ouvrir ses fenêtres sur la chair, comme dirait Sainte Thérèse, pour recevoir les foudres de la grâce » ou de se purifier pour être à nouveau la fille prodigieuse de l’Église, parce que, plus que tout autre peuple peut-être, elle a dégénéré et s’est pervertie17.
Les artistes équatoriens produisent aussi des pièces de théâtre qui s’ancrent dans le contexte du conflit, comme le dramaturge Victor Manuel Rendón18. Des poètes dédient également leurs vers à la Grande Guerre. Par exemple, Carlos Granado Guarnizo publie en 1915 le poème « La Guerra » qui insiste sur la dimension universelle de cette guerre, laquelle touche l’humanité tout entière. La guerre y est représentée comme un ouragan qui dévaste les arts, l’agriculture, le commerce, la science, la raison et la civilisation. Le poète en fait des entités et leur cède la parole. Celles-ci, détruites, disent qu’elles ne peuvent plus exister face à une humanité qui s’entre-tue. Le poète décrit des champs autrefois fertiles et en paix désormais fendus par des tranchées, où les hommes, à la place du blé, récoltent désormais le deuil :
Dans cette terre fertile de labour,
Champ de paix couché dans la quiétude,
Où le torrent blanc, tel un éloge,
Caché, murmurait ses plaintes ;
Ici où brillèrent les épis
Du soleil igné sur le fécond refuge,
Telles des récompenses des peines
Du laboureur qui récoltait le blé ;
Ici, Seigneur !, ils ont creusé une tranchée. –
Ceux dont le front a abreuvé le sol –
Pour chasser l’homme comme une bête
Et au lieu du blé prodigue le deuil…19
Ici, la guerre est représentée comme totale et universelle. Ainsi, la guerre est transférée dans le domaine de la création artistique équatorienne et devient un objet de représentation. Cet exemple est représentatif d’un grand nombre de figurations équatoriennes et latino-américaines sur la Grande Guerre.
L’écart géographique et la circulation des représentations produisent nécessairement une relecture. Les élites équatoriennes livrent leurs propres adaptations et interprétations du conflit. Mais comment et pourquoi ces adaptations sont-elles produites ? Cet intérêt pour la guerre s’inscrit dans un contexte plus large. Les élites équatoriennes et plus largement, latino-américaines, ont les yeux tournés vers l’Europe. Après les indépendances de l’Amérique hispanique (1810‑1830), les jeunes républiques travaillent à construire leurs identités culturelles et nationales. Au XIXe siècle, l’Europe du Nord-Ouest est considérée comme un exemple politique, artistique et intellectuel pour les élites latino-américaines qui viennent de rompre le lien avec l’Espagne20. Cet héritage culturel des modèles français, allemand et anglais se perpétue au début du XXe siècle. Cette production européenne captive l’attention des artistes et des intellectuels équatoriens, tout comme les événements qui y ont lieu.
De plus, la Grande Guerre est reprise dans la création artistique parce que l’événement en cours sidère par sa nouveauté, son ampleur, mais aussi parce qu’il est considéré comme universel. Même si toutes les nations ne prennent pas part aux combats, la guerre est mondiale parce qu’elle remet en cause des principes considérés comme communs à l’humanité tout entière : la fraternité entre les peuples, la raison, le progrès, la civilisation. Ce ne sont pas seulement des représentations matérielles qui sont créées face à la guerre, ce sont aussi des représentations mentales, des imaginaires qui entretiennent à leur tour de nouvelles créations. La guerre, traduite dans une réalité culturelle autre que celle où elle a lieu, est interprétée et représentée à l’aune des questionnements propres à l’espace récepteur et, à son tour, créateur21. Par exemple, la peur de l’impérialisme est très présente dans les discours latino-américains sur la guerre. Des prises de position spécifiquement partisanes du camp allié représentent et dénoncent un pangermanisme, une volonté expansionniste de l’Allemagne perçue comme violente et dangereuse. Pablo Hanníbal Vela dédie un article à la responsabilité de l’Allemagne dans le conflit en cours en octobre 1917, dont les extraits suivants témoignent de la teneur antigermanique :
La « Kultur » devait se propager de manière universelle, de la même manière que les manufactures « Made in Germany » avaient inondé le commerce mondial, et, cette propagation du virus germanique, auquel résistaient les civilisations anglo-latines, devait s’imposer dans le monde, comme le Coran sous l’épée de Mahomet, avec les 42, les sous-marins et les gaz asphyxiants. […] Cet esprit de conquête, dont le peuple allemand fait tant étalage, est l’hallucination d’un peuple malade de son idéal sanguinaire que lui a suggéré toute la littérature de ses philosophes, toute la philosophie de ses maréchaux et tout le militarisme de son monarque impérial. […] Il n’y a pas un livre allemand, répétons-le, qui ne soit une démonstration terrible de l’esprit effréné de conquête qui a tant de succès en Allemagne. Et c’est que l’avidité pangermanique ne reconnaît ni limites ni barrières, et que cette avidité que reflète vastement son œuvre de propagande, s’est fatalement réalisée, pendant la guerre, dans toutes les proportions qui ont été possibles22.
Avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, la peur de l’impérialisme étasunien et les discours antiaméricanistes infusent les représentations et les interprétations du conflit. Ce même Pablo Hannibal Vela le souligne dans ses chroniques :
La politique des États-Unis par rapport à l’Amérique latine, a été presque absorptionniste [sic]. À la lumière de la doctrine Monroe et sous les bons auspices de notre candeur de peuple faible, le colosse du Nord, a exercé une domination inouïe, qui ne pouvait rien de moins que provoquer la résistance fâchée et le naturel ressentiment que réveillent les agressivités et le despotisme des forts23.
Selon l’auteur, ce constat doit alors amener l’Amérique latine à s’unir et à s’émanciper, à distance des États-Unis :
Nous devons tendre donc, vers l’évolution de la politique de l’Amérique latine, et, en ce qui nous concerne nous, les méridionaux, faisons un effort d’union et de fraternité, sudaméricanisons [sic] l’expression caractéristique de nos démocraties dans une tentative ferme et durable d’émancipation internationale24.
La distance qui procède de l’éloignement géographique permet la création de nouveaux imaginaires qui produisent des représentations en écart avec le réel, car leurs auteurs n’observent pas l’événement directement : l’événement est représenté autrement par l’effet même de la distance. L’écart provoque un changement de contexte qui apporte de nouvelles clés d’interprétation du conflit, davantage en lien avec la réalité du lieu où se réinterprète l’évènement représenté. En ce sens aussi, c’est une guerre mondiale car elle est l’objet de représentations malgré un tel éloignement. Elle crée un cadre référentiel pour la création artistique et constitue un objet de réflexion intellectuelle. L’imaginaire de la guerre dépasse les frontières belligérantes. Ce n’est pas seulement une influence car elle fait l’objet d’une réappropriation, d’une re-création, d’une re-présentation dans des espaces géographiques éloignés et dans des contextes culturels différents. L’Équateur, par la crise économique qu’il subit pendant la guerre, subit les conséquences économiques de cette dernière. C’est aussi un événement qui vient nourrir les thématiques de création des artistes et qui apporte un élément nouveau pour penser le monde. L’espace récepteur est modifié par la présence des représentations de la guerre et la distance provoque un prisme d’observation particulier, propice à l’écart.
La mise à distance du conflit : fractures dans les représentations équatoriennes
La figuration du conflit est aussi la représentation d’un affrontement entre nations ; pas seulement dans des combats militaires, armées contre armées, mais un affrontement de symboles et de ce que ces nations incarnent pour le continent latino-américain et ses élites. Quelles sont les conséquences de ces images sur les liens culturels entre l’Équateur et l’Europe ? Comment l’événement lui-même et sa mise en présence (malgré la distance) bousculent-ils les relations culturelles internationales ?
Au fur et à mesure que le conflit s’enlise, les critiques de la guerre se font plus présentes en Équateur. Par exemple en 1916, un récit dans le journal El Comercio met l’accent sur l’horreur de l’événement, comme en témoigne le choix du titre : « Ceci n’est pas une guerre, c’est une boucherie ». L’auteur raconte :
Mais voyons voir par ici, à gauche entre ces barbelés. Je dirige mon regard dans cette direction, et mon sang se glace. Mon dieu. Mon dieu ! Quel effroi ! Sur cette bande de terre qui ressemble à un panorama de lune, avec des cratères ouverts par les grenades sur le terrain sans végétation, il y a un autre parapet parallèle à celui de la tranchée ! Un parapet de cadavres ! Des bosses bleues ! Des Français ! Ils sont étalés de tout leur long, les uns sur les autres […]. Les grenades explosent entre ces dépouilles, faisant voler des membres déchirés et rigides. Les tombés se secouent comme des pantins épileptiques. Les projectiles surgissent en gémissant. L’espace, empli de notes pleureuses qui se jettent dans l’Argonne, offre à ma vue une des plus grandes tragédies qu’ait connu l’histoire. Au milieu de ce « désert », dans les entrailles duquel s’épuisent deux races dans une boucherie sans précédent, je sens toute l’horreur de la guerre25.
L’accumulation des morts et des horreurs provoquées par le conflit entraîne des descriptions de la Grande Guerre comme un événement aberrant, voire absurde. Dans son poème Dies Irae, Nicolas González parle de « pyramides de crânes » entourées de corbeaux. Il figure une civilisation déchue, une humanité fratricide :
S’est levée sur la terre ébranlée
Une immense clameur… C’était ta gloire,
Ô civilisation moquée,
Pleurant sur la guerre la victoire !
L’humanité s’est levée homicide
Et devant elle ton œuvre illusoire est partie en fumée,
Et il n’est resté de ta brillante vie
Même pas la lumière de la mémoire !
Des pyramides de crânes furent élevées
Par les sinistres ouvriers de la mort,
Que des volées de corbeaux ont couronnés.
Une mer de sang s’est répandue sur le sol
Et seul est resté, sur le monde inerte,
Caïn blasphémateur, menaçant le ciel26 !
À leur tour, ces mises en mots de la guerre invitent à porter un regard critique sur l’Europe, perçue comme un continent barbare. Dans un article de la revue équatorienne Letras, Juan de Cuesta critique l’Europe et ses intellectuels dont la civilisation s’effondre dans la guerre, alors qu’ils construisaient la paix. Il évoque dans cet article un continent désormais sauvage :
Tout à coup, l’impartialité plutôt bien portée s’enflamme sous l’étincelle d’une parole quelconque, la colère déborde et alors toute la culture, toute l’urbanité se cachent, honteuses, et ne reste qu’une grossièreté que nous pensions humaine mais qui est sauvage27.
Ainsi, ce sont aussi des discours éminemment critiques sur la guerre qui circulent et sont produits en Équateur. La durée du conflit et la prolifération des représentations de la guerre ont-elles créé une saturation, amenant les intellectuels latino-américains à crier à la barbarie face à l’événement qu’ils observent ? Le monde des représentations de la guerre en Amérique latine est ainsi structuré par une critique des faits observés.
Ces critiques, nombreuses en raison de la durée du conflit, provoquent une fracture plus globale. Ce n’est pas seulement la guerre qui est critiquée, mais bien l’Europe en action dans cette guerre, comme on peut le voir dans la critique de Juan de Cuesta :
Les élites étaient mortes ; il n’en restait plus rien sinon la haine implacable, la barbarie qui sortait des antres de l’âge de pierre où elle était restée, pour s’échapper à l’instant propice et marcher à la conquête du monde28.
L’irreprésentable, au sens d’impensable ou d’inimaginable, a lieu. Les grandes nations, vues depuis un siècle comme des modèles de civilisation, sont au centre d’un affrontement violent qui occasionne des millions de morts. La Grande Guerre est perçue, puis représentée, comme un événement barbare. Au-delà de la seule critique de la guerre, c’est une crise des représentations culturelles qui a lieu entre l’Équateur (et, plus généralement, l’Amérique latine) et l’Europe29. La guerre met au jour l’écart entre les idéaux de progrès et de culture représentés par l’Europe et la réalité des champs de bataille, de la haine à l’œuvre. Le modèle européen et ses valeurs sont dépassés par la réalité de leurs actions. La représentation de ces actions provoque une prise de distance pour bon nombre d’intellectuels équatoriens. Les héritages sont remis en question ; l’Europe des Lumières, apportant le progrès, le respect, la fraternité, s’écroule. La francophilie, qui avait érigé l’Hexagone comme le parangon de la culture latine, vacille. L’influence européenne est remise en cause. Le monde hérité, admiré et représenté par les élites est bousculé par le présent, par la mise en présence de l’horreur de la guerre.
L’ancien devient donc un repoussoir, ce à quoi il ne faut pas aboutir. L’écart occasionné par la critique de la guerre est source de fracture : l’Europe à feu et à sang ne peut plus être considérée et représentée comme un modèle30. Ainsi, la distance crée une dynamique de l’écart et favorise une prise de recul permettant aux acteurs de penser les événements et de les représenter autrement que s’ils étaient directement impliqués dans ces derniers. En ce sens, l’Équateur, petit pays éloigné et n’entretenant a priori pas de rapport direct avec les événements en cours, offre un prisme d’observation particulier. S’y déploie un écart avec les modèles européens autrefois admirés. Le choc que provoque le conflit révèle des tensions et provoque des remises en question quant aux rapports d’influence préalablement existants. Les représentations évoluent, et les relations culturelles issues en partie de ces représentations se modifient. Ce n’est pas seulement la guerre elle-même qui enclenche des modifications dans les relations internationales, notamment culturelles, mais les représentations de celles-ci dans et par les espaces récepteurs qui s’emparent de l’événement en cours.
Conclusion
Les représentations de la Première Guerre mondiale en Équateur, par le processus de transfert dont elles procèdent, révèlent le passage d’une influence européenne à une rupture avec les modèles hérités du Vieux Continent. Après avoir analysé la mise en présence de la guerre à travers les textes et les images dans la presse équatorienne, nous avons interrogé la production équatorienne de représentations de la Grande Guerre européenne et révélé la mise à distance opérée dans ces productions qui témoignent d’une rupture plus globale avec l’héritage culturel de l’Europe d’avant-guerre. Cette étude permet d’observer plus généralement comment les représentations, bien que par définition distinctes de la réalité, ont des conséquences sur cette dernière : le déplacement d’une représentation impacte l’espace récepteur.
Un des effets de cette évolution des représentations se manifeste aussi dans les réflexions que la Grande Guerre soulève au sujet de la représentation de l’Équateur sur la scène politique et culturelle internationale. La fracture entre les deux continents sera déterminante dans la construction de l’identité nationale équatorienne. L’Équateur, comme d’autres pays latino-américains, en rejetant l’influence européenne, va chercher à se donner plus d’importance, à penser une nouvelle représentation de soi, et fait advenir la volonté de se donner plus d’importance sur la scène mondiale, de se représenter avec davantage de conviction pour mettre en avant ses atouts endogènes, de se recréer en laissant davantage de côté les anciens modèles européens.