Théorisée par Dick Higgins1, l’intermédialité désigne ce moment historique et esthétique dans lequel se jouent le décloisonnement des arts et la mise à mal des catégories génériques. Éric Méchoulan2 s’attache à la désigner comme ce qui se joue entre les médias ; l’accent est alors mis sur l’échange, les supports, les caractéristiques et qualités des objets concernés, qui ne sauraient se réduire à un seul paradigme, qu’il soit textuel, visuel, ou encore plastique3. Le télescopage est permanent et fait de l’œuvre transfuge un passage. Sémantiquement, plusieurs notions se greffent ainsi à l’intermédialité : l’intersémioticité et l’interdiscursivité4 sont, dans cette perspective, envisageables, la première considérant le dialogue entre deux systèmes sémiotiques et la seconde entre deux discours. La transmédialité a trait aux objets en mouvement, de plus en plus complexes, susceptibles de réinterroger autant leur nature que le statut de leur créateur. Cette porosité ne rend pas l’analyse évidente au sein de ce maillage.
Ghérasim Luca (1913-1994) est l’un des poètes les plus représentatifs de ces expérimentations. « Funambule apatride5 », Ghérasim Luca est sur le fil du rasoir : délaisser sa langue natale pour la langue française, quitter la Roumanie pour rejoindre Israël, puis la France, être menacé d’expulsion et enfin incarner ces vacillations de soi, multiples et vertigineuses, au cœur de sa poésie et de son existence, histoires contrecarrant une identité omnipotente dans et par le langage au profit de la déterritorialisation6 comme perte de repères. Glissant du langage au corps sans cesse entremêlés, les récitals de Luca donnent à entendre une voix dans et hors du tissu textuel, dans un entre-deux permanent, exploitant les interstices et les potentialités des médias audiovisuels (vinyles, enregistrements, télévision). Exubérant et rhizomique, le sujet en crise, porté à bras le corps par le poète, joue de la réversibilité de la langue : « il la fait délirer7. » Entre le sentiment éprouvé par le locuteur de se sentir étranger à sa propre langue et le travail incessant de recréation tant du signifiant que du signifié, Ghérasim Luca est l’incarnation de la fragmentation : la performance donne alors l’illusion de son unité, toutefois ne favoriserait-elle pas sa dispersion ?
Du livre-objet de Piotr Kowalski pour Le Chant de la carpe paru aux Éditions Le Soleil Noir en 1973, en passant par le récital télévisuel Comment s’en sortir sans sortir réalisé par Raoul Sangla en 1988, le récital de Luca est traversé par cette même inflexion : le refus de fixer une unique forme, tolérer une subjectivité mouvante au gré des supports. Le récital est marqué par la présence du corps-langage de l’interprète sa présentation immédiate et différée. En ce sens, la scène « resémantise8 » la poésie dans un « espace de “figuralités ontologiques9” ». Au souci de la représentation du texte, de sa retranscription fidèle ou traîtresse, s’adjoint la conscience d’un « métissage médiologique10 ». En effet, Le Chant de la carpe ne dévoile pas d’indices ni de signes indiquant en germe une performance imaginée en amont : l’œuvre donne l’impression de « s’[être] détachée11 », douée de la voix d’une « non-personne12 ». C’est sans doute grâce au récital, en tant qu’expérience-limite, que l’on redonnerait au texte son incarnation, sa voix, sa tessiture.
Dans une perspective intermédiale et intersémiotique, nous traiterons des procédés de transubjectivation13 présents dans la poésie de Luca, rendus visibles par trois supports : le texte du Chant de la carpe, son livre-objet et enfin le récital télévisuel. À mi-chemin entre l’œuvre d’art et le livre bibliophilique, le livre-objet donne lieu à une performance hybride, attestant d’un rapport privilégié entre le textuel, le visuel et l’auditif. Ce décloisonnement engendre une réflexion sur le brouillage générique présent dans la poésie de Luca ; cette expérience hors cadre opère un déplacement de la littérature en dehors de celle-ci, au profit de la nécessaire redéfinition de son objet, de son lieu et de sa réalisation. Le Chant de la carpe et le récital télévisuel a posteriori révèlent des écarts significatifs qui participent de la création de subjectivités plurielles assumées aussi bien par une pratique co-créative qu’individuelle, interrogeant ainsi le rôle de l’interprète et son rapport intime avec sa pratique poétique.
Le livre-objet de Kowalski, Luca et Di Dio : livre ou objet transfuge ?
Énonciation éditoriale et co-créativité aux Éditions Le Soleil Noir
Créées par François Di Dio, initialement sous la forme d’une collection au sein des Presses du Livre Français (1948-1953), les Éditions du Soleil Noir (1960-1983) ont publié de nombreux ouvrages poétiques « New Age », de la « Beat Generation » et surréalistes, devenant le creuset de relations co-créatives. En ce sens, aborder le livre-objet du Soleil Noir, dont celui de Ghérasim Luca et de Piotr Kowalski, nécessite de faire d’abord un sort à la manière dont l’éditeur, les artistes et les écrivains prennent part à cette aventure collective.
Quand on s’interroge sur la collaboration, distinguer synthétiquement les trois notions qui y sont relatives, à savoir la co-création, la co-auctorialité et l’inter-créativité, est un prérequis. La co-auctorialité fait valoir le partage par deux créateurs, voire plus, de la responsabilité commune de la propriété artistique et intellectuelle. Cette appartenance, cependant, ne saurait être réduite à un paradigme textuel. La co-création convoque en effet le dialogue entre plusieurs participants grâce à des modes d’expression dissemblables : peinture, écriture, sculpture, dessin, etc. Enfin, l’inter-créativité désigne l’échange entre les modalités esthétiques employées pour une production. Délestée d’une quelconque hiérarchie texte-image, la co-auctorialité engloberait ces niveaux définitionnels, aussi nombreuses sont les pratiques et les conceptions de la création. Ainsi, des écarts féconds ponctuent cette praxis auctoriale : le glissement du paradigme littéraire au paradigme plastique mérite d’être relevé, puisqu’il s’agit de replacer celui-ci dans le débat intersémiotique. Théorisée par Emmanuël Souchier14, l’énonciation éditoriale rejoue ainsi ce principe de médiation en redonnant à l’éditeur son pouvoir décisionnaire, son auctorialité, s’extirpant alors de l’ombre de l’auteur. L’éditeur devient un créateur à part entière, aux côtés des autres acteurs de l’écosystème éditorial, le personnel littéraire15, conciliés dans une création collaborative.
L’éditeur François Di Dio est extrêmement attentif à la co-création et à l’autonomie de tout un chacun au Soleil Noir. L’atelier Duval devient un laboratoire d’expérimentation pour l’éditeur et pour les artistes : sont réalisés les maquettes et les livres-objets, autorisant le déploiement de la subjectivité des écrivains et artistes, engagés dans le processus de création. Deux lieux sont symboliques et primordiaux dans la vie de la maison d’édition : l’appartement des Di Dio, situé rue Notre-Dame-de-Lorette à Paris, dans lequel se déroulaient les dîners, organisés par Nicole Ménant, la femme de l’éditeur, ainsi que des séances de travail et de conception avec les auteurs et les artistes ; enfin, le domicile de l’éditeur à Stromboli, hameau de convivialité et d’échanges, propice à la collaboration artistique. Il s’agit véritablement de cultiver amitié et réciprocité avec ses auteurs et artistes, en créant ses propres règles du jeu et ses valeurs au sein et en marge du champ littéraire et éditorial : des relations intersubjectives qui prennent la mesure de la différence et de la complexité de l’autre, de ses particularités, de son rythme et de l’imprévisibilité de la création qui en découle. Ces œuvres bibliophiliques au Soleil Noir sont souvent mineures au regard de l’importante production des plasticiens, que ces derniers soient pleinement reconnus par le marché artistique qu’à sa marge.
Le livre-objet de Piotr Kowalski publié au Soleil Noir s’inscrit pleinement dans la continuité de ses recherches sur l’ionisation du gaz entreprises jusqu’en 1970 sous l’égide de Claude Givaudan16. En 1966, le sculpteur crée Sisyphe géomètre, son premier livre-objet avec Luca, présentant des pièces de verre contenant un gaz qui les éclaire grâce au contact avec le champ électromagnétique présent à la base des volumes. Les cinq formes en verre, respectivement un cône, un cylindre, un cube, une sphère et une pyramide, correspondent aux cinq poèmes déclamés par Ghérasim Luca lorsque le dispositif est activé : « Konos », « Kulindros », « Kubos », « Sphaira » et « Puramis Idos ». Le signe graphique et la voix du poète invoquent dans l’espace les figures géométriques, au service de leur matérialisation. Les poèmes sont également imprimés et lisibles sur les plaques transparentes à l’arrière de la sculpture ; il est tout autant possible d’interrompre leur lecture en éteignant l’appareil, que de la relancer, au bon vouloir de l’auditeur. Une seconde expérience est initiée en 1973 pour Le Chant de la carpe : Kowalski réalise le livre-objet de série A et B, ainsi que les illustrations de la couverture du recueil, exposant un sonogramme de Luca, retranscription visuelle de la voix du poète. On y trouve également un disque translucide sur lequel le poète récite « Quart de culture métaphysique ».
Au regard des différentes collaborations entreprises par Ghérasim Luca, attestées par les trois dessins réalisés par Jacques Hérold pour Héros-Limite en 1953 au Soleil Noir, les gravures de Dorothea Tanning, Victor Brauner, Jacques Hérold, Wifredo Lam, Roberto Matta, Max Ernst et Jean Arp, accompagnant L’Extrême-occidentale en 1961 aux Éditions Meyer, ou encore les quatorze eaux-fortes de Wifredo Lam pour Apostroph’Apocalypse en 1967 pour les Éditions Giorgio Upiglio, le livre-objet du Chant de la carpe est loin d’être un apax. Il entre pleinement en résonance avec les questionnements plastiques et intermédiaux du poète. Les livres-objets17 de Piotr Kowalski ne sauraient être évacués de sa trajectoire de sculpteur : ils sont partie prenante de ses préoccupations partagées par Di Dio et Luca. Par nature déroutant et refusant une taxinomie rigide, le livre-objet du Soleil Noir reflète les enjeux de Luca : le souci d’un contour ontologique fuyant et la fluidité créative tant désirée par le poète.
Le livre-objet comme kaléidoscope et iconothèque détournée
Évincé de la catégorie des livres d’artistes, des livres de dialogue et des livres illustrés18, le livre-objet semble appartenir à un entre-deux, relevant davantage de la sculpture artistique que d’un livre. Il semble fréquemment disqualifié de la catégorie livresque : il ne contient pas de pages lisibles, dans un ordre continu, critère pour définir le codex. Cette exclusion au sein de l’histoire du livre est récurrente et tend à ignorer la nécessaire circonscription de la spécificité du livre-objet. En effet, ses critères définitionnels sont calqués en négatif :
Dans le livre-objet, comme son nom l’indique, le livre se subordonne à l’objet, objet en forme de livre ou réalisé sur le thème du livre, apte à revêtir de ce fait les présentations les plus diverses [...]. Ces œuvres en principe uniques ou, comme des sculptures, destinées à n’être exécutées qu’à un petit nombre d’exemplaires, sont des objets à regarder et à toucher plutôt qu’à lire19 [...].
Anne Moeglin-Delcroix dépeint globalement cet objet d’étude par sa sensualité exacerbée et privilégie la vue et le toucher, au détriment de la conciliation du textuel et du visuel. Le livre-objet est révélateur d’un tournant dans l’art contemporain que la théoricienne décrit en ces termes :
Le caractère d’objets lisses et chics de la plupart de ces multiples fabriqués avec des matériaux modernes mais précieux confirme cette collusion de l’art et de l’industrie. Les livres-objets des éditions du Soleil Noir de François Di Dio, de la même époque, participent de cette assomption d’un art industrialisé, spectaculaire et aseptisé20.
Elle emprunte ensuite l’argument de René Block qui fait du livre-objet un objet décoratif, voire de divertissement ; contrairement à sa proposition, le multiple et l’hétérogénéité, comme catégories esthétiques, sont pleinement revendiqués par l’éditeur, Di Dio, refusant de s’infléchir sur un art industrialisé qui serait, par essence, dévitalisé. Adressés aux bibliophiles, les nombreux livres-objets symbolisent la contestation de l’idéologie productiviste, fondée sur l’industrialisation de l’œuvre d’art et de la spéculation mercantile, au souci d’un art démocratique. Le projet du Soleil Noir se veut poétique et dans une certaine mesure politique, s’inscrit dans le sillage mallarméen, se départ de la futilité décrite par la société du spectacle de Guy Debord.
En digne héritier du surréalisme et du hasard objectif, le livre-objet exploite les écarts et le plaisir de l’imprévisibilité issue des rencontres intersémiotiques : objet transfuge, il suscite et crée la performance. Iconothèque détournée21 et kaléidoscope, il donne à voir des images démultipliées grâce à des mécanismes22 savamment orchestrés. Si l’iconothèque est définie comme une bibliothèque d’images, envisager le livre-objet comme iconothèque détournée, c’est faire cas de sa propension à créer et à faire image, de la même manière qu’il est théâtre miniature : en mesure de donner lieu à des représentations. Il est pensé alors autant comme foyer de représentations que représentation de représentations. Considéré isolément et en série, chaque livre-objet participe ainsi de la constitution d’un répertoire d’images, d’une collection matérielle et imaginaire. Cependant, il serait réducteur d’en faire strictement une iconothèque : en ce sens, le livre-objet rejoindrait dans une certaine mesure le kaléidoscope en ce qu’il induit le mouvement, les dynamiques de représentations, donnant à voir des jeux optiques de perspectives et de perceptions en 2D, 3D, voire 4D.
Pour financer sa maison d’édition et ses productions ambitieuses, François Di Dio réalise trois versions du Chant de la carpe correspondant à trois profils sociologiques de son lectorat : une série A23 avec le livre-objet de Kowalski, une série B (« Club ») avec une sculpture en altuglas gravée sur ses deux faces par l’artiste, avec numérotation et signature de celui-ci, de l’éditeur et du poète en plus de l’exemplaire sur offset sirène ; enfin l’exemplaire courant sur papier offset24. Les œuvres d’art des deux premières séries sont accompagnées de l’enregistrement sur un disque translucide du poème « Quart d’heure de culture métaphysique », déclamé par Luca. Dans un entretien, Di Dio explique la genèse du livre-objet et en propose une description fidèle :
Piotr Kowalski m’a proposé une maquette constituée, d’une part, d’un emboîtage en altuglas transparent et, d’autre part, de trois cubes en plastique de couleur rose et de formats différents qui, placés dans un endroit très déterminé et calculé scientifiquement se reflétaient dans trois prismes. Ces trois prismes, un prisme plan, un prisme concave et un prisme convexe étaient calculés sur une machine à optique de façon que les trois images reflétées des cubes soient identiques compte tenu de la distance.25
Di Dio ne retient pas le plastique, qu’il remplace par du verre optique découpé au millimètre près à la machine. Le livre immaculé est disposé dans un emboîtage blanc, relié à l’atelier avec du fil de nylon, tel un livre mallarméen, un « bloc pur transparent26 », que l’éditeur considère comme une « radiographie du livre27 » : il donne à voir « [son] corps intérieur28 » sur lequel on peut lire sur des plaques tout aussi nettes le texte en caractères noirs de Luca.
Par-delà sa dimension matérielle, le livre-objet est l’expression de la subjectivité de l’artiste et de l’écrivain. En toute transparence, il se fait manifestation de l’humilité du poète et du sculpteur : une œuvre qui atteste de la recherche conjointe vers un absolu, perçue dans le soin accordé à la conception et à la création. Livres-objets, sculptures et vinyles participent donc de la rencontre de l’écrivain et de l’artiste, l’usage de ces objets transmédiaux opérant des brouillages et révélant des espaces de mise en performances de ces éléments sensuels et cognitifs : leur association est en ce sens spectaculaire. Entre union symbiotique de Kowalski et Luca et maintien de leur individualité, la co-création semble une voie privilégiée dans l’appréhension de la réflexivité de Ghérasim Luca. Au regard de sa posture et de sa conception de l’art éminemment vitale, les livres-objets rendent tangible le déploiement salutaire de sa subjectivité, démultipliée grâce aux pratiques intermédiales. Expérience récurrente dans la vie du poète et déstabilisante pour le spectateur-auditeur, le récital découle naturellement de cet intérêt pour la mouvance. La transubjectivation se fait alors principe éthique : le récital télévisuel Comment s’en sortir sans sortir en est l’une de ses manifestations les plus éclairantes.
Comment s’en sortir sans sortir de Ghérasim Luca et Raoul Sangla : un dialogue intermédial exemplaire
Comment s’en sortir sans sortir (1989) : corps et voix à l’écran
Mettre en scène les poèmes de Ghérasim Luca, poète qui fait preuve d’une si grande minutie et attention portée aux mots, comme à la mise en page de ses textes, est une entreprise difficile29. Le défi est relevé par Raoul Sangla, réalisateur du récital télévisuel Comment s’en sortir sans sortir. Il ne s’agit pas de la première expérience de Ghérasim Luca : il a auparavant interprété plusieurs de ses poèmes sur scène lors de festivals et de récitals. Cependant, les conditions changent en ce cas précis, car la performance est différée, nécessitant des ajustements pour le support télévisé. Serge Martin décrit le projet commun de Raoul Sangla et du poète en ces termes : « [faire] tenir ensemble les rapports entre corps et livre, voix et écoute et enfin suivre quelques mouvements de la théâtralité du poème dans et par cette scène télévisuelle30. » Le récital31 est diffusé le 20 février 1989 sur La Sept-FR3 dans le cadre de la série « Océaniques » dirigée par Pierre-André Boutang et par Michel Cazenave. Depuis 1987 jusqu’en 1992, « Océaniques » donne la voix sur le plateau aux écrivains pour des entretiens et des documentaires. En effet, elle a accueilli entre autres Armand Gatti et Henri Lefebvre. En 2008 et a posteriori de sa diffusion, le DVD du récital de Luca est commercialisé par les Éditions José Corti et résumé ainsi :
« À quoi bon des poètes en un temps de manque ? » questionnait Hölderlin.
« Comment s’en sortir, sans sortir » répond Ghérasim Luca.
Devant la caméra pour la première fois, le poète dit
ses poèmes32...
Contrairement au poème « La Question », ce texte ne convoque pas de référence à Hölderlin. Comment s’en sortir sans sortir doit en effet son nom au poème éponyme33, forme d’eschatologie dans laquelle (Z)Eros, presqu’atone, prend la parole : « En pure perte / sur la voie a-puissante / (Z)Eros parla / de sa voix a-puissante / En pure perte34 [...] ». L’échec est tangible : le privatif, la répétition du terme « perte », l’analogie de la table rase et de la table d’émeraude, comme l’image de la « sortie », indiquent ce dilemme latent. Est-il possible de se libérer absolument de toutes contraintes et autorités sans mourir et sans sortir des sentiers du langage ? En tant que « nouvelle position subjective qui parviendrait à éliminer définitivement la dépendance35 », la figure récurrente et héroïque du Non-Œdipe apparaît cette fois-ci sous les traits de (Z)Eros. Réversible, le Non-Œdipe intervient auparavant dans La Mort morte : le sujet parviendrait à « s’en sortir » dès lors qu’il se déleste de l’angoisse liée à la mort, prend le risque de la défier par son indifférence ; une fiction du sujet qui passe, en somme, par la résignation absolue.
Le récital Comment s’en sortir sans sortir met en scène Ghérasim Luca interprétant plusieurs poèmes issus de Héros-Limite, du Chant de la Carpe et de Paralipomènes36. Le rythme est souvent haletant, comme si prendre la parole était un risque et dans le même temps un soulagement pour le poète : les mots butent, s’égarent, créent un sentiment d’urgence qui s’inscrit sur son visage, le haut du corps penché sur le livret qu’il tient entre ses mains. Prendre la parole semble un moyen de lutter contre l’angoisse de la mort : un geste apotropaïque. Dans cette même logique du surgissement, le décor blanc et les vêtements noirs de Ghérasim Luca créent un contraste accentué par l’apparition des titres, comme si les mots et le corps de l’interprète devaient faire irruption d’une page immaculée pour disposer un nouvel espace, hors du texte : un théâtre miniature dans lequel se déploient en performance les signes37.
Deux poèmes graphiques
Exposé grâce aux plaques transparentes du livre-objet et audible par son vinyle, « Quart d’heure de culture métaphysique » relève de l’objet transtextuel et transmédial. Ce dernier s’affranchit en effet du texte pour être incarné par le corps du poète dans l’espace et s’évade de son support pour rejoindre la télévision. Ce poème ouvre le recueil et débute en ces termes : « Allongée sur le vide / bien à plat sur la mort / idées tendues / la mort étendue au-dessus de la tête / la vie tenue de deux mains38 [...] ». L’adresse n’est pas évidente : le poème relève de la didactique, visant à donner aux lecteurs des instructions et ce de manière quelque peu décousue. La vie n’est pas ici « tenue par » deux mains, bien que le complément d’agent puisse aussi valider ce sens ; elle « tient de », s’inscrit par rebond dans une filiation métaphysique et devient modulable par les mains et les inflexions de voix de l’interprète. Les positions énoncées et les polyptotes créent une résonance esthétique et tissent la performance dans le récital et lors de la lecture. Un art poétique se dessine alors en filigrane : « fléchir le vide » (p. 10) et la mort (p. 12) vise à les plier, à les rendre malléables, de la même manière que le langage ; ils deviennent à leur tour un matériau à part entière.
La réflexion aboutit à la mise en scène d’un métalangage, modelé par les ordres du poète, conduisant toutefois à une leçon de métaphysique déceptive. Contrairement au corps de Luca, les notions, aussi abstraites soient-elles, comme le vide, les idées, les angoisses, la vie et la mort sont « allongé[es] » (p. 9), « tendue[s] », « étendu[es] » (p. 9) « [r]amen[ées] » (p. 9, 10, 11, 15), « écartées » (p. 10, 11, 12), « couchée[s] » (p. 13), « élev[ées] » (p. 9, 10) « détach[ées] » (p. 9, 13) et ce par le pouvoir de la parole qui leur octroie une consistance. Dans le segment de 30 minutes 20 à 30 minutes 40 dans le récital39, correspondant à « Élever les angoisses tendues / au-dessus de la tête / Marquer un léger temps d’arrêt / et ramener la vie à son point de départ / Ne pas baisser les frissons / et conserver le vide très en arrière », la dernière conjonction de coordination « et » s’efface. Cette disjonction interne contrecarre la structure parfaitement ordonnée des parallélismes. À l’effet de miroir « et ramener la vie » / « et conserver le vide », répond cette injonction. L’anomalie renforce l’aporie du poème : si l’on ne peut plus se fier à la voix poétique, l’on peut alors également se méfier du texte. « Expirer en inspirant / inspirer en expirant » (p. 15), formule qui clôt le poème, met en avant cette posture paradoxale : ce que nomme Luca « ontophonie », action verbale et corporelle éthique qui replace la vie au sein du langage et le langage au sein de la vie, en un chiasme parfait. Si le corps « respire » et « rejet[te] vide et mort en arrière » tout en « ouvr[ant] » celle-ci, (p. 15) la dialectique « vie » et « mort » est strictement résolue par ce principe respiratoire impossible : par sa fiction. À cette analyse s’ajoute un autre phénomène déceptif, celui du temps indiqué dans le titre, « un quart d’heure », qui reste de l’ordre de la virtualité ; il n’équivaut pas en effet au temps objectif de la présentation, d’une durée approximative de cinq minutes. Le poème illustre parfaitement la pratique du poète, étirant à leurs extrémités signifiants et signifiés. La performance se veut synthèse : union du texte et de l’image, de la parole et de l’écriture, cédant le pas au vertige des signes.
Dans cette même lignée, « Le Verbe » révèle « un culte aux synthèses » (p. 30) par la décomposition et la multiplication des mots. « Occident » devient « oxyde... / ... dent » (p. 27) ; les points de suspension sont des marques de suture médiane et donnent naissance à un nouveau terme autonome, détaché de son origine. L’oxydation du signe – exposée ici même dans le texte – émerge du redoublement de la dentale, en somme de l’auto-engendrement des mots, ce que Sibylle Orlandi désigne sous le nom d’autonymie40, ce phénomène étant amorcé par les « dentelles soudées » (p. 27). L’imaginaire chimique et alchimique est de mise dans cette combinaison, perceptible à travers l’oxygène dans l’oxydation et la transmutation. Ce procédé n’est pas seulement en prise avec le signifiant et le signifié : le statut de la page blanche mérite que l’on s’attache à la dimension matérielle, si ce n’est graphique du poème. La page blanche est un signe à la fois de présence et d’absence41 : non numérotée, elle existe toutefois dans le poème, ainsi que dans sa maquette42, bien que son existence en tant que page soit menacée par ce gommage numérique. Comment alors lire ces pages blanches qui semblent se désolidariser du poème ? Le blanc43 est une ponctuation blanche ; en tant que telle, il est ici objet de représentation (un signifiant graphique voire médiologique44) et simultanément un signifié, outre qu’il semble flottant dans le poème de Luca. Cependant tout aussi bien intégrées qu’exclues, les pages blanches sont ici à la fois dans et hors du poème : translucides et perméables de la même manière que le livre-objet de Piotr Kowalski. Sémantisée, la page blanche se charge ainsi de porter autant l’angoisse, le silence en somme de l’écrivain, que la possibilité d’octroyer et de créer du sens dans sa matière immaculée.
Tel un dérèglement textuel, l’apparition de la première page blanche est provoquée par le « fou rire » qui tranche le vide, la séquence étudiée débutant de « J’aime mourir » à « À ce carrefour alchimique » (33 minutes 53 jusqu’à 34 minutes 7). Le blanc fait ici office de pause de quelques secondes, ne crée pas de disjonctions apparentes, ni d’arrêt, contrairement au texte. Glissées dans celui-ci, les pages furtives semblent inexistantes : muettes. De la même manière que les semblances d’êtres dans le texte, nommées Comment-se-délivrer-de-soi-même, Glissez‑glissez-à-votre-tour et L’Impossible-façon-d’ouvrir-tout-à-coup-une-fenêtre-sur-la-pure-violence, elles révèlent leur spectralité. Pourtant, elles peuvent être comptées : elles sont au nombre de treize, attestant d’un usage détourné de la numérologie. En les renumérotant afin de les étudier, on annule paradoxalement leur présence45, chaque page présentant un intervalle régulier, clairement orchestré par des nombres pairs : de quatre en quatre jusqu’à la page soixante. À partir de la page soixante émerge une anomalie : six pour soixante-six. Puis quatre à nouveau, six de la page soixante-dix pour aller à soixante-seize et enfin huit. Si l’on additionne les intervalles, le total obtenu est de cinquante-deux, soit vingt-six, chiffre d’Adonaye, multiplié par deux46. Imperceptible47 oralement, la kabbalistique et la gématrie transparaissent uniquement dans le texte, grâce aux pages blanches, substitutions d’une quelconque divinité ; elles passent toutefois inaperçues dans le récital.
Il s’agit de raconter une histoire, parmi d’autres, de la création d’un « verbe » qui flue. La figure non-œdipienne, Comment-se-délivrer-de-soi-même, crée une rupture dans la diégèse lorsqu’elle apparaît après le premier intervalle en six ; le second correspond à l’irruption de L’Impossible-façon-d’ouvrir-tout-à-coup-une-fenêtre-sur-la-violence. La page blanche fait alors écho à cette fenêtre « entr’ouverte » sur « l’être » (p. 77), à l’image de la révélation attestée par le « voile d’Isis » (p. 42), ainsi qu’à l’activité plastique et métalinguistique, invoquée par les termes collés et décollés tels que « cou », « couper », « d’un coup », (p. 68), « cou coupé de “tout-à-coup” » (p. 72) et enfin « ouvrir » et « couvrir » (p. 72, 73, 75).
Ainsi, le meurtre commis par Comment-se-délivrer-de-soi-même sur L’Impossible-façon-d’ouvrir-tout-à-coup-une-fenêtre-sur-la-violence est paradoxalement un moyen d’ouvrir l’être et de le délivrer par la lettre et la parole, de répondre à la rencontre par l’affirmative : « la faculté de dire non / à cette rencontre » (p. 28, 78). C’est en tuant la violence, ainsi que son impossibilité à donner celle-ci à voir, que Comment-se-délivrer-de-soi-même est délivré par la fiction, le rire : « (mais ce n’était que pour rire) » (p. 82). Ce rire annule la victoire du héros ; il rejoint alors le fantoche Glissez-glissez-à-votre-tour dans une ultime danse. Ouvrir une fenêtre pour Luca équivaudrait alors à revêtir un masque, invitant le lecteur et l’auditeur à devenir à leur tour Glissez-glissez-à-votre-tour, glissements retrouvés grâce à la caméra qui filme le corps et les lignes écrites sur les murs blancs, dans une opération de fragmentations des médias.
Conclusion
Les expérimentations intermédiales et intersémiotiques de Ghérasim Luca donnent à voir, à lire comme à entendre ce désir de (ré)concilier le langage et le corps par la mise en scène. La transubjectivation s’inscrit autant dans la volubilité du locuteur que dans sa recomposition. Les nombreuses créations autour du livre et plus particulièrement, le livre-objet du Soleil Noir réalisé en collaboration avec le sculpteur Piotr Kowalski et l’éditeur François Di Dio, tendent à révéler la propension du poète à exploiter la virtualité des supports (pages blanches, pages imprimées sur acétate transparent, cassettes tdk, disques et vinyles, etc.). Le corps et la voix du poète imprègnent sensiblement chaque surface, favorisant l’expression d’un interprète tâtonnant, qui part en quête de sa propre identité morcelée, déployée en une performance sans cesse motivée, dans et hors de la page.
La co-création témoignée par la confection et la diffusion du livre-objet du Chant de la carpe est éminemment significative : elle opère des déplacements de la subjectivité du poète, de l’artiste et de l’éditeur. Ces mouvements mènent ainsi à des croisements alimentés par l’autonomie des participants, laissant une marge salutaire aux créateurs, aux incidents bienheureux, aux influences et tensions provoqués par leur dialogue incessant et réticulaire auquel prend part le lecteur-auditeur. Comme toute représentation mise au jour par Luca, le récital télévisuel aménage un espace favorable à la relation entretenue par le poète et le public, cette fois-ci, hors de la page. L’enregistrement de Comment s’en sortir sans sortir modifie radicalement cet échange, puisque, comme le poète filmé, le public est absent, dissimulé derrière son écran, assistant à un récital en différé. Le choix audiovisuel semble relever de l’équilibrisme, accentuant la posture quelque peu vulnérable de l’interprète.
Faire cas des déplacements du sujet, c’est accorder que celui-ci que Ghérasim Luca fait advenir dans le discours n’est valable qu’au sein de sa représentation grâce et par la performance : il est être en ce qu’il ne l’est pas entièrement, traversé par la tension de sa figuration et la résistance de celle-ci, hors-texte. Voilà, sans doute, l’une des exemplarités du héros-limite de Ghérasim Luca, qui se fond dans une expérience-limite et vertigineuse.