À travers le processus d’énonciation, ce qui est dit, non-dit, présupposé ou suggéré peut contribuer à donner sens au discours. Celui-ci, grâce à cette riche palette de formes de langage, aborde son sujet avec plus ou moins de risque. Lorsque les mots prononcés montrent leur incapacité à couvrir totalement le sujet, d’autres moyens s’offrent, notamment en poésie.
Dans The Dream of Gerontius (1865), John Henry Newman (1801-1890) présente, à travers un songe poétique, le passage de la vie à la mort de Gerontius, le personnage et locuteur principal de l’œuvre. En lien avec mon travail de thèse, qui porte sur la poésie de John Henry Newman comme lieu de passages et de mutations, cet article voudrait explorer comment Newman fait usage de l’ellipse, du non-dit et du présupposé dans son approche de l’indicible qui entoure le mystère de la mort et de l’au-delà de la mort de Gerontius. Tout d’abord, le songe constitue un topos qui permet au poète d’envisager un univers tout autre ; par conséquent, à travers le songe, le lecteur est plongé dans un imaginaire qui sollicite ses sens devant la mort d’autrui et présage, sans doute, de sa propre mort. Le monologue dramatique, non seulement de Gerontius, qui constitue l’essentiel du poème, mais aussi celui des autres personnages du poème, participe de cette polyphonie à la syntaxe grammaticale et musicale variée, tantôt soutenue, tantôt hachée, mais dont les balbutiements et non-dits finissent par lever des coins de voile du mystère. L’expérience intérieure vécue par Gerontius est forte, et échappe ainsi à l’emprise des mots.
The Dream of Gerontius comporte également des passages lyriques, qu’on pourrait qualifier d’hymnes selon la tradition liturgique chrétienne. À travers ces hymnes, Newman n’expose pas l’indicible et l’invisible, mais les célèbre en les rendant accessibles par la suggestivité des voix.
Ainsi, le langage poétique de John Henry Newman tente progressivement d’évoquer le mystère par l’implicite, le non-dit, et par la célébration, et finit par épouser le mouvement d’une sorte de kénose, d’anéantissement, qui culmine dans la mort. En outre, le silence du non-dit, partie intégrante de l’écriture musicale et poétique, permet au lecteur-auditeur de reprendre souffle, le laissant libre d’adopter l’attitude qui lui convient devant la profondeur du mystère.
Le songe poétique
Le sujet de la mort et de l’au-delà de la mort est délicat à aborder dans un discours ordinaire. Comment mettre des mots sur un phénomène qui échappe souvent à l’emprise de la description détaillée et juste ? Mais faut-il pour autant ne pas en parler, ou alors se muer dans un hermétisme ? Dans The Dream of Gerontius, Newman recourt à une poésie qui s’affranchit des codes pour faire entrer le lecteur dans ce monde invisible, bien souvent indicible. Le lecteur est invité à une démarche non cognitive, mais qui fait appel à ses sens devant la mort d’autrui, une mort qui le concerne aussi puisqu’elle le prépare à sa propre mort. L’expérience de la mort est toujours celle que nous avons de la mort d’autrui.
Par ailleurs, le songe permet d’évoquer des sujets qui ne se prêteraient pas d’emblée à un langage discursif ordinaire et ouvert. Par la magie du songe poétique s’ouvre un univers, un imaginaire qui échappe à la tangibilité des réalités qui nous sont accessibles. La poésie peut avoir une fonction de révélatrice de l’indicible et de l’invisible. La forme poétique, plus soucieuse de la forme que du contenu semble plus à même d’aborder un sujet délicat comme celui de la mort et de l’au-delà. C’est ce mystère que Tina Pippin qualifie à juste titre de « the unnamed and unknowable afterlife1 ».
La notion de « mystère » comporte une variété de sens et d’usages, du fait aussi de la diversité de son étymologie. La plus communément admise est celle du latin mysterium , lui-même du grec musteriôn , qui désigne le fait de « fermer », « initier », « serrer ». De là découle le sens général de ce qui est caché et qui n’est accessible qu’aux initiés. Progressivement le sens s’est étendu pour se référer à ce qu’il y a d’inexplicable pour la raison humaine, ou qui échappe à son emprise totale. À ce titre, le propos de Tina Pippin se réfère bien à ce caractère « innommable et inconnaissable » de l’au-delà, en exposant par le fait même les limites du langage. Pouvoir nommer une réalité et la définir suppose une bonne connaissance et une maitrise de la réalité en question. L’au-delà, la transcendance relèvent de ce sens du mystère2, de l’indicible. La raison humaine se retrouve devant un mur lorsqu’il s’agit de parler de la mort et de l’au-delà. Nous sommes au cœur de l’indicible.
La poésie tente de contourner l’indicible par la puissance de la suggestivité des mots et de leur agencement pour dépasser leur acception commune. Le poète convoque des images, des connotations dans une quête de sens profond et transcendant. Étant donné que la poésie n’est pas un discours direct où tout serait explicite, cela lui permet d’aborder les choses autrement. On parle de « licence poétique » pour désigner cette capacité de la poésie à évoquer des réalités qui échappent à la maitrise totale de la raison ou du monde sensible. Cette licence poétique est mise en œuvre à travers le songe que fait Gérontius.
Mais il est d’abord important de se poser la question de savoir où le songe commence en réalité. C’est l’objet de l’article de Carballo Robert. Dans son article « Newman’s Dream of Gerontius : Towards a Non-Didactic Poetry of Dogma3 », il souligne bien la portée du songe dans l’écriture de Newman. Il ne s’agit pas d’un simple artifice littéraire, mais bien le vecteur d’un message qui le dépasse.
L’article se fixe pour objectif de s’attarder sur The Dream of Gerontius comme étant la cristallisation de la conception de Newman sur la nature de l’individu, le but de sa vie sur terre, et la réalité du monde spirituel invisible. L’auteur de l’article affirme que l’une des doctrines sous-jacentes de The Dream of Gerontius est plus platonicienne que chrétienne, et réside dans le « songe ». Les convictions profondes de Newman sur ces sujets sont exposées dans son Sermon 14 « The Greatness and Littleness of Human Life », prêché le 23 Octobre 1836.
En effet, dans ce sermon, Newman dit clairement que la vie humaine, mortelle, n’est qu’un « serious dream » (rêve sérieux). Dans ce sermon, Newman donne le primat aux réalités invisibles sur le monde matériel visible. Ce monde visible n’est qu’illusion et silhouette trompeuse de ce qu’est le monde réel. En cela, il est proche de la conception de Platon, et ce monde matériel visible serait la Caverne d’où il faut sortir pour contempler le monde des idées, le monde réel. C’est cet itinéraire, ce voyage qui est dramatisé dans le songe de Gerontius concernant sa propre mort.
Dès lors, cette conception a des conséquences sur l’analyse du poème The Dream of Gerontius en ce qui concerne le début du songe dans le poème. Quand peut-on dire que le songe commence ? Serait-ce dès le départ lorsque Gerontius sur son lit fait le rêve de sa propre mort et se voit entouré de ses amis et du prêtre ? Cela aurait pu être un cauchemar, mais ne l’est pas :
I am near to death (l. 1)4
So pray for me, my friends, who have not strength to pray (l. 8)
Ou plutôt serait-ce lorsqu’il quitte ce monde et n’a plus le même rapport au temps ni les mêmes sensations :
I hear no more the busy beat of time,
No, nor my fluttering breath, nor struggling pulse (l. 176-177)
L’auteur de l’article choisit plutôt la deuxième option selon laquelle le rêve, c’est bien lorsque Gerontius meurt et quitte ce monde matériel pour rejoindre le monde spirituel invisible, mais réel selon Newman. Pour soutenir cette thèse, Carballo s’appuie sur un passage du poème dans lequel Gerontius lui-même décrit ce qu’il ressent après sa migration vers le monde spirituel :
I went to sleep ; and now I am refreshed,
A strange refreshment : for I feel in me
An inexpressible lightness, and a sense
Of freedom, as I were at length myself,
And ne’er had been before… (l. 171-175)
I had a dream… (l. 179)
Ainsi s’opère une véritable ellipse sous la forme d’une éclipse : Gerontius passe du monde matériel au monde spirituel par cette phrase charnière « I had a dream ». Ce passage, ce changement d’état, est matérialisé, voire « dramatisé » dans le poème par un changement du nom du personnage aussi. Jusqu’ici, le personnage était « Gerontius » mais après le rêve, le personnage subit une mutation et devient « Soul of Gerontius » (l’âme de Gerontius). Le mouvement de kénose, d’anéantissement corporel, s’opère. Les sensations se perdent et disparaissent, c’est une image poignante pour mettre en relief ce changement d’univers, ce nouvel état qui n’est plus l’état incarné et sujet à la sensibilité, mais un état transfiguré. Gerontius n’a plus d’attache par son corps, il est, en quelque sorte, dépossédé, dénué de ce corps. Ce n’est plus le Gerontius sur son lit mortuaire entouré du prêtre et de ses amis intercédant pour lui, c’est l’âme de Gerontius sous un autre rapport. Désormais il se trouve dans un univers tout autre.
Le poète ne fait pas un discours ou un sermon pour présenter cette transformation ; il l’indique simplement par ce changement du nom de personnage. Cette habileté de Newman à recourir au non-dit ou au présupposé pour traiter d’un sujet d’une telle grandeur lui évite de tomber dans les pièges du dogmatisme. Carballo affirme justement à ce propos : « Newman does not preach in ‘The Dream’ ; rather he contemplates through the poetic imagination the eternal verities of his faith by dramatizing one man’s metaphysical transformation ». Il ne s’agit donc pas ici d’un exposé théologique, mais d’une mise en scène dramatique et poétique.
Le temps constitue aussi un aspect majeur du poème. À travers The Dream of Gerontius, le poète fait usage de beaucoup d’images, de non-dits pour tenter une approche de la temporalité. Il s’agit pour le poète d’évoquer la progression du temps entre la temporalité du monde terrestre et l’atemporalité de l’au-delà avec en toile de fond le purgatoire comme processus de changement, de purification, d’ajustement en vue de l’accès à la contemplation. L’âme de Gerontius, comme nouveau personnage dans l’au-delà, exprime cette rupture dans le temps :
I hear no more the busy beat of time
Nor does one moment differ from the next (l. 176-178)
Dans ces deux vers se trouve condensé tout un exposé sur la dimension atemporelle de l’au-delà. Le temps n’est plus ce que Gerontius a connu sur terre avec des changements notoires d’un instant à l’instant suivant. Le rythme de ces changements est exprimé ici par l’allitération lourde et infernale du « busy beat of time ». Cette course frénétique du temps cède la place à une autre dimension du temps dans laquelle règne plutôt la stabilité dans la continuité, comme le dit le vers ; aucun instant ne diffère de l’instant d’après.
Le monologue dramatique
Dans le monologue dramatique, il y a des moments importants de questionnements, d’interrogations, de doutes, de remises en cause de vérités, de convictions ou de réalités qui semblaient aller de soi. Mais aussi des moments où tout n’est pas dit, évoqué, mais simplement suggéré. Ces monologues, dans lesquels les locuteurs posent des questions fondamentales, ou tentent d’analyser le mystère par le balbutiement de non-dits, sont la marque de tout un pan de la littérature victorienne. En cela, Newman rejoint d’autres auteurs qui, avant lui et après lui, ont tenté une incursion littéraire dans le mystère de la mort et de l’au-delà. Shakespeare, dans le célèbre soliloque de l’Acte III, Scène I de Hamlet pose clairement la question de l’être ou ne pas être, de la mort et de l’au-delà en des termes poignants. Il le fait dans un monologue, de manière tragique, et soulève des questions importantes :
To be or not to be - that is the question :
[...]
But that the dread of something after death,
The undiscovered country, from whose bourn
No traveller returns, puzzles the will,
And makes us rather bear those ills we have
Than fly to others that we know not of5 ?
La question de l’au-delà de la mort reste entière dans ce soliloque de Hamlet. Cet univers de l’au-delà de la mort reste indéfini, un mystère l’entoure. Et c’est à juste titre qu’il est désigné par « the undiscovered country ». C’est un nouveau monde à découvrir, un vaste chantier à entreprendre, et qui est fait de non-dit, et même d’indicible. Est-ce l’indicible qui sous-tend l’angoisse et l’appréhension exprimée par « that dread of something after death » ?
Le concept théologique de kénose se réalise dans la figure littéraire de l’ellipse, du non-dit. Lentement, mais sûrement, Gerontius expérimente la diminution de ses forces, de ses sensations, et son inexorable retour vers le néant de son être. Il l’exprime par des images fortes empruntées à la géographie et à la physique. C’est ce qu’il ressent au cœur même de son être : « I can no more » (l. 108), « That sense of ruin » (l. 109), « Collapse / of all that makes me man » (l. 110-11). Toutes ces expressions nous renvoient à un champ lexical de la dégénérescence totale de l’humain, de sa descente vers le néant. S’ensuit la répétition de « down » pour bien montrer la progression dans la descente : « Down, down for ever I was falling through » (l. 115). Et cette chute dans les profondeurs s’apparente à une immersion totale, dans le double « sink » qui semble renvoyer en écho au double « down » : « And needs must sink and sink. » (l. 117).
La sensation de dégradation vécue par Gerontius prend une allure encore plus forte dans des expressions telles « dizzy brink » (l. 112) « sheer infinite descent » (l. 113) / « into the vast abyss » (l. 118) qui décrivent bien son aspect vertigineux, abrupt, ce saut dans un vide abyssal. Le caractère géographique des images semble difficilement cacher l’aspect métaphysique et spirituel de ce mouvement kénotique qu’est le passage de la mort. Ce mouvement atteint son paroxysme dans l’assonance construite à partir de mots à suffixes privatifs :
Into that shapeless, scopeless, blank abyss,
That utter nothingness, of which I came (l. 24-25).
Tout ici exprime le néant, et le mouvement graduel d’anéantissement. Les deux suffixes privatifs « less » culminent dans le « nothingness », le néant qui précède tout commencement, et qui apparaît à Gerontius comme étant aussi l’aboutissement vers lequel il retourne. Et lorsque surgit le moment tragique d’expérimenter ce néant,
Gerontius s’écrie :
Novissima hora est ; and I fain would sleep,
The pain has wearied me… Into Thy hands
O Lord, into Thy hands… (l. 147-149)
Il est intéressant de noter la formule latine employée par Newman pour introduire ce moment tragique de la dernière heure. Même si cette formule est influencée par la célébration de la liturgie des mourants, l’usage du latin et son incorporation dans un vers à moitié en anglais pourraient être porteurs de sens. La formule latine arrache Gerontius à sa langue courante, et le fait entrer dans cet univers mystérieux. Le passage que va vivre Gerontius commence par l’abandon de la langue qui le rattache à son identité terrestre, pour une langue destinée à entretenir le mystère du tout autre, de l’au-delà. Ainsi Gerontius, par cette formule, fait-il de sa mort non pas un instant de tribulation, mais un acte d’offrande de lui-même dans une démarche liturgique.
C’est l’heure ultime pour Gerontius, il sent qu’il va s’endormir. Et pour s’endormir il se remet dans les mains de son Seigneur, dans un acte d’abandon et de confiance : « Into Thy hands, O Lord… » (l. 148). C’est l’antienne qui introduit le Cantique de Syméon chanté tous les soirs à l’Office des Complies, dernier office de la nuit dans la tradition religieuse monastique de la Liturgie des Heures. Après cette prière des Complies, qui signifie que la journée est achevée, « cumpleta », les moines se retirent dans le plus grand silence. Il ne s’agit pas d’un silence mortel, mais plutôt recueilli, et habité par la confiance. Le non-dit de la confiance se trouve dans les mains invisibles, tendues, ouvertes pour accueillir. Le poète et théologien Newman ne fait pas ici de développement sur l’abandon à la providence, surtout au moment du passage, mais Gerontius le vit et l’exprime.
Il s’agit ici plutôt d’un recours à la liturgie des heures à travers la symbolique des mains pour exprimer la confiance qu’a Gerontius au moment ultime. Pour Gerontius, qui vient d’exprimer la déchéance de son corps et sa réduction au néant, la confiance dans les mains est sans doute l’expression d’un désir de re-création. La formule complète dans le bréviaire étant « Into Thy hands O Lord, I commend my spirit », on constate en revanche que Gerontius prononce uniquement la moitié de la formule, et le vers se poursuit par des points de suspension. Cela peut être dû au fait qu’il lui manque du souffle. Mais c’est sans doute aussi un moyen de se remettre entièrement, corps et esprit en vue d’être reconstitué. La non-précision par le poète de la demande à travers les points suspensifs apparaît comme un choix, un non-dit délibéré et porteur de sens. Les mains ouvertes qui accueillent sont celles qui redonnent vie et souffle. En cela ces mains méritent vraiment confiance. Cette confiance cruciale à ce moment précis se trouve renforcée par l’anaphore « into Thy hands » aux versets 148-149, avec le rejet de « O Lord » au verset 149, pour donner à la supplication toute sa teneur. L’intertextualité avec la liturgie et l’écriture poétique expriment à souhait ce non-dit de la confiance et établissent un rapport entre la mort de Gerontius et l’au-delà. Même dans la destruction totale de ce qui constitue son être, Gerontius peut encore fonder sa confiance en des mains invisibles, certes, mais non moins réelles pour lui. Cela change fondamentalement l’état d’esprit dans lequel il va aborder son passage ultime. Celui-ci peut se faire de manière plus apaisée.
Le prêtre à son tour fait son entrée en scène par un discours performatif, un discours qui réalise ce qu’il énonce. Pour accompagner Gerontius qui s’endort dans la mort, le prêtre clame : « Proficiscere, anima Christiana, de hoc mundo » (l. 150). Ce vers accompagne l’âme de Gerontius dans sa sortie de ce monde et sa migration vers le monde spirituel. Cette injonction du prêtre se fait insistante avec la répétition du verbe « Go » trois fois en deux vers :
Go forth upon thy journey, Christian soul !
Go from this world ! Go, in the name of God (l. 151-152).
Cette reprise anaphorique du verbe “Go” marque bien l’effectivité du départ de Gerontius de ce monde vers l’au-delà.
L’intervention de plusieurs personnages dans le poème (Gerontius, le prêtre, les amis fidèles de Gerontius, les anges, etc.) semble aussi relever d’une technique de distribution de rôles pour que le mystère ne soit pas porté par une seule voix. Ainsi, chaque locuteur apporte sa contribution, et ce qu’il ne dit pas, est exprimé par un autre locuteur. Cette hétérogénéité énonciative dans l’acte locutoire fait du monologue dramatique un monologue dialogique, vecteur d’hésitation, de suggestion, ou même de contradiction dans le schéma discursif.
Lyrisme, intertextualité et non-dit
De nombreux passages lyriques sont présents dans The Dream of Gerontius. Ils sont désignés dans la tradition liturgique sous l’appellation d’hymnes. Selon le Dictionnaire de liturgie, « dans la liturgie chrétienne, une hymne est une composition ecclésiastique, de facture poétique et versifiée ; destinée à être chantée, elle s’adresse à Dieu, au Christ, à Notre Dame ou aux Saints6 ». Mais avant d’arriver à cette définition, le même dictionnaire donne l’étymologie du mot « hymne ». Il vient du verbe grec humnéin qui signifie « chanter », « célébrer », « proclamer » : « humnos est donc un chant célébrant les dieux, les héros ou la nature7 ». Ces chants contribuent à leur manière à l’évocation du mystère.
Tout d’abord, la diversité des voix est celle couramment utilisée dans le chant des Psaumes, encore appelé psalmodie, avec deux chœurs alternés. Ainsi s’établit au sein du monologue une polyphonie qui n’est pas sans rappeler la concurrence des voix évoquée plus haut. C’est une polyphonie qui s’oppose à l’idée même d’un monologue contrôlé. La distribution des rôles permet de donner la parole / la voix de façon diversifiée et riche. L’accord entre des voix qui sont différentes forme une harmonie, image de la beauté céleste. Cette partition textuelle et musicale fait porter le mystère par plusieurs chœurs. Le parcours de l’âme de Gerontius dans les sept différentes phases est jalonné de chœurs, de chants et de musique. Y aurait-il un non-dit dans le nombre des phases ? Dans la tradition chrétienne, le chiffre 7 peut avoir une signification symbolique, celle de la perfection. Gerontius étant dans ce processus de catharsis, il ne serait pas étonnant que ces sept étapes représentent les étapes nécessaires pour parvenir à la contemplation de la perfection.
Les chœurs angéliques chantent cinq hymnes pour accompagner le parcours de Gerontius. Cela souligne déjà l’importance qu’accorde Newman à la musique. Ce sont des voix, mais aussi des paroles. La symbolique du chiffre 5 ici pourrait aussi évoquer les mystères joyeux, douloureux et glorieux du Rosaire. Ces paroles, par leur contenu, valent bien des exposés. Le chant est une forme éminente d’expression et de célébration de l’inaccessible ; par le chant s’établit une communication, une communion entre le monde visible et le monde invisible. Le poète musicien réussit cette alchimie par l’intervention des chœurs angéliques dans des moments décisifs du voyage de Gerontius dans l’au-delà. En plus de la louange, ces hymnes retracent toute l’histoire du salut, non sous une forme dogmatique, mais dans une démarche de célébration poétique.
Le premier chœur chante la gloire du très-haut :
Praise to the Holiest in the height,
And in the depth be praise ;
In all His words most wonderful ;
Most sure in all His ways (l. 606-609)
Quant au deuxième chœur, il évoque, entre autres, la chute de l’homme, la perte du paradis et de sa lumière :
Woe to thee, man ; for he was found
A recreant in the fight ;
And lost his heritage of heaven,
And fellowship with light (l. 642-645)
Le troisième chœur fait revivre l’espoir d’un relèvement après la chute :
But to the younger race there rose
A hope upon its fall ;
And slowly, surely, gracefully,
The morning dawned on all (l. 692-695)
Dans ce passage on peut souligner la rime intérieure en « -ly » des 3 adverbes (« slowly », « surely », « gracefully »), expression d’une assurance certaine et paisible.
L’espoir évoqué se réalise dans le quatrième chœur à travers le geste du créateur, qui laisse mourir son fils bien-aimé, afin de sauver l’humanité :
The Maker by His word is bound,
Escape or cure is none ;
He must abandon to his doom,
And slay His darling son. (l. 795-798)
Le cinquième chœur s’achève en beauté dans une strophe qui relie le jardin édénique et la croix de la victoire finale. Celui qui accepte de mourir en croix devient sujet d’inspiration pour l’humanité afin de donner sens au passage de la souffrance et de la mort :
And in the garden secretly,
And on the cross on high,
Should teach his brethren and inspire
To suffer and to die (l. 821-824)
Ce parcours des hymnes angéliques permet de mettre en évidence l’habileté de Newman à distiller le mystère à travers cette partition textuelle et musicale. Un seul chœur n’aurait pas pu décliner tous ces aspects majeurs du mystère de l’après-vie et de l’au-delà. La textualité de ces hymnes relève aussi d’une écriture poétique régulière, bien en harmonie avec ce qui est célébré.
En revanche, tel n’est pas le cas des hymnes démoniaques. On remarque une différence frappante dans la diction et la texture de ces hymnes : d’abord dans leur apparence puis dans leur contenu. Sur le plan syntaxique, les chœurs angéliques ont des hymnes composées de vers pleins, bien structurés, harmonieux, symphoniques ; quant aux chœurs des démons, leurs hymnes comportent des vers à la syntaxe hachée, déconstruite, cacophonique :
Low-born clods
Of brute earth,
They aspire
To become gods,
By a new birth,
And an extra grace,
And a score of merits (l. 408-414)
Cette forme d’expression est une remise en cause subtile de l’harmonie céleste.
Au-delà de l’aspect poétique et syntaxique, il y a aussi un rejet doctrinal. Les démons proclament une définition de la sainteté assez insolite et dans des termes provocateurs, ironiques :
What’s a saint ?
One whose breath
Doth the air taint
Before his death ;
A bundle of bones,
Which fools adore,
Ha ! Ha !
When life is o’er,
Which rattle and stink,
E’en in the flesh (l. 453-462)
Ici, la partition textuelle résulte dans la contradiction, le balbutiement et le rejet. On pourrait même se risquer à dire que les saints ne sont pas en odeur de sainteté chez les démons ! Est-ce pour le poète une manière d’évoquer une autre voie, différente de celle célébrée par les chœurs angéliques ? L’irruption poétique de ces chœurs démoniaques pourrait constituer une sorte de contre-chant qui serait en définitive au service de l’exaltation des chœurs angéliques.
Cet usage inversé et subversif du langage se trouve aussi dans certains dialogues des sorcières dans Macbeth. The witches’ language, comme il est convenu de le désigner, a fait l’objet de l’attention du critique littéraire David L. Kranz. Dans un article intitulé « The Sound of Supernatural Soliciting in Macbeth8 », il analyse un des dialogues des trois sorcières (I, 1, l. 1-12). Dans cette analyse, il emploie des expressions telles que « the paradoxical semantic quality of the Witches’ language and the obvious rhetorical dualities9 », « antithesis », « diabolical purpose », « a language full of antithesis and inversion », « grammatical fusion and confusion of opposites10 ». Toutes ces expressions et bien d’autres utilisées dans l’article pour décrire le langage des sorcières résument bien le constat qui a été fait concernant le langage des chœurs démoniaques dans The Dream of Gerontius.
Par ailleurs, dans ce même poème, Newman a aussi recours à l’intertextualité. En effet on y trouve, surtout dans les passages relevant des différentes célébrations, des reprises de certaines prières de l’église. Parmi les nombreuses litanies dans le poème, on peut noter la litanie des mourants, qui se prête vraiment au contexte. Newman a emprunté cette prière au missel romain, et l’a adaptée à la situation de Gerontius sur son lit de mort. Devenu prêtre de l’église catholique, après avoir été ministre de l’église anglicane, Newman a certainement eu à chanter ces litanies pour des fidèles qu’il assistait pendant leurs derniers moments avant leur passage dans l’au-delà. Par son génie poétique, Newman incorpore ces litanies au poème, sans qu’elles apparaissent comme des pièces étrangères au reste du texte. Catherine Burns décrit bien cette prouesse de Newman en parlant de « the skill of a theologian as well as […] the imagination of a poet11. »
La profession de foi, encore appelée Credo, est un élément important de la liturgie de la messe. D’ordinaire récité avant l’administration des sacrements (moments d’échange entre la divinité et l’humanité), le Credo trouve logiquement sa place dans le poème à l’instant tragique où Gerontius sent venir sa fin. Le texte habituel est passé par un processus de réécriture et de réappropriation, avec notamment l’introduction de l’adverbe « firmly » dès le début. Cet adverbe n’est pas sans évoquer l’urgence pour Gerontius de s’accrocher « fermement » à sa foi face à la mort inéluctable qui vient le visiter :
Firmly I believe and truly
God is Three, and God is One ;
And I next acknowledge duly
Manhood taken by the Son (l. 76-79)
La position de l’adverbe « firmly » au début du vers marque bien une mise en exergue. De plus, la syntaxe est plus latine qu’anglaise, montrant au passage que Newman avait un bon usage du latin dans la liturgie, et que cela influence sa diction poétique quelquefois. Les deux autres adverbes (« truly » et « duly ») sont là comme pour rappeler que la vérité du contenu de la foi fonde pour Gerontius l’engagement à croire, et la fermeté de cet acte de foi au moment du passage.
Le silence observé à la fois dans le monologue dramatique et dans les hymnes exprime également un non-dit. Dans le monologue dramatique, le non-dit relève parfois de ce qui est vraiment intime, et qui doit le demeurer. Cela peut être signe de plus de gravité. Au début du poème, certaines paroles de Gerontius ne sont pas dites et dans l’écriture poétique elles sont mises entre parenthèses. Ces paroles tues, retenues, contenues (« withheld ») ou encore non exprimées, indicibles, ineffables (« unuttered ») font partie de cette démarche du non-dit qui entoure le passage de la mort :
(Jesu, have mercy ! Mary, pray for me !) (l. 5)
(Be with me, Lord, in my extremity !) (l. 7)
(Lover of souls ! Great God ! I look to Thee) (l. 10)
(Help, loving Lord ! Thou my sole Refuge, Thou) (l. 21)
Ces vers ont un point commun, c’est la force de la supplication. Gerontius préfère les prononcer pour lui seul dans son intimité avec les personnages célestes qu’il évoque pour qu’ils viennent à son aide. Sans doute, cette supplication non extériorisée renvoie-t-elle à la solitude tragique de la personne face à sa propre mort. Même si Gerontius est entouré de ses amis et du prêtre officiant, c’est bien de sa propre mort qu’il s’agit.
Le silence fait partie aussi de l’écriture musicale et poétique, permettant de respirer et de reprendre souffle avant de continuer. Le silence a une grande importance dans le chant des communautés monastiques et religieuses. Newman a passé la deuxième moitié de sa vie en tant que prêtre membre de la congrégation dite de l’Oratoire, dont le fondateur, Philippe de Néri (1515-1595) contribua à la création du genre musical de l’oratorio. Il est intéressant ici de souligner que la parenté entre l’oratoire, l’oratorio, et l’oraison est fondée par le verbe latin orare 12 qui veut dire « parler », « dire », « implorer » ; de là oratio, qui signifie « parole », « discours », « prière ». L’oratorio, ce genre d’opéra à caractère spirituel, était destiné à être chanté dans l’oratoire (lieu de prière), et devait conduire l’auditoire vers le silence et la méditation de l’oraison (la prière). Pour approfondir le sens de ce qui est chanté, le silence est donc fortement conseillé. Et on pourrait dire en définitive que c’est le silence qui permet de faire éclore pleinement le sens des paroles.
Après les litanies, les monologues, les hymnes angéliques et démoniaques, le poète nous conduit progressivement vers le silence final. L’ange accompagnateur est celui à qui revient cette tâche :
Farewell, but not for ever, brother dear,
Be brave and patient on thy bed of sorrow ;
Swiftly shall pass thy night of trial here,
And I will come and wake thee on the morrow (l. 909-912)
Il est intéressant de noter qu’en anglais le mot trial est polysémique. Il renvoie à la fois à l’idée de « jugement », mais aussi et surtout à l’idée de « test », d’« épreuve ». Et alors que l’âme de Gerontius n’est plus dans le temporel rythmé par le jour et la nuit, l’ange gardien et accompagnateur parle de « night of trial ». Ne s’agirait-il pas de la nuit qui renvoie aux ténèbres, à l’obscure épaisseur du mal ? C’est la « nuit » du « scrutin », qui permet de peser, de mettre dans la balance, d’éprouver en vue de prouver. Ce passage par le monde des ténèbres, cette étape ultime de purification, constitue comme la catharsis qui débouche sur le dernier vers du poème ponctué par deux verbes significatifs : « come » et « wake ». Newman poète fait sans doute appel ici à sa théologie à travers la sémantique de la parousie, la venue (« come ») et de la résurrection, le réveil (« wake »). Le tout semble solidement ancré dans la promesse ferme et solennelle de l’ange « I will », et mis en perspective par « the morrow », ce lendemain qui ouvre à l’espérance d’un jour nouveau qui ne finit pas d’advenir. C’est l’éternel « jour nouveau » du déjà là et du pas encore, sans cesse renouvelé, et qui échappe à l’emprise du temps.
La fin du poème est marquée par une impression d’inachevé, d’inaccompli, une sorte de béance poétique. Il n’y a pas de conclusion retentissante, ni de dramatisation. C’est l’ellipse finale, où tout s’efface, même l’ange accompagnateur. Ce dernier semble avoir joué son rôle, ou mieux sa partition dans l’élucidation progressive du mystère, mais il n’a pas encore achevé son œuvre. Il se retire, et cède la place au silence de l’attente. Ce non-dit final, contrairement au point d’orgue d’une pièce musicale, ouvre pour le lecteur la perspective d’une brèche atemporelle à remplir. Le nœud du non-dit se trouve concentré dans cette béance poétique finale. Le risque de tenter de dire le non-dit se trouve dans la possibilité de l’errance ou de l’hérésie, bref de l’éloignement de ce qui devrait être dit ou cru. Le personnage de l’ange accompagnateur se contente d’évoquer un lendemain qui échappe à l’intelligibilité de son interlocuteur et de tout discours prétentieux. Ne pas tenter serait sans doute dans la pensée chrétienne la reconnaissance d’un point décisif où seul peut intervenir le discours ouvertement théologique. Celui-ci a la franchise d’utiliser un langage qui lui est propre pour dire le non-dit, et même mieux, pour esquisser l’indicible.
Pour conclure cette exploration du langage poétique de Newman dans The Dream of Gerontius, il faut rappeler tout d’abord que le songe poétique plante bien le décor car d’emblée le lecteur se retrouve dans un monde imaginaire qui permet l’affranchissement des codes du langage. Ainsi le sujet du passage, de la mort et du mystère de l’après-vie peuvent être évoqués. Cette éclipse / ellipse qui s’opère à travers le songe accompagne le mouvement de kénose, d’anéantissement, qu’est la mort. Les doutes, les interrogations, les remises en question contenus dans le monologue dramatique constituent en définitive une approche déguisée de l’invisible et de l’indicible. Grâce à la partition textuelle, le monologue devient dialogique et cette diversité est génératrice de complémentarité et de concurrence, chaque locuteur apportant sa touche personnelle. Par ailleurs, l’intertextualité permet au poète d’opérer une réappropriation de textes, de les incorporer, et de les ordonner à une nouvelle signification. Lorsqu’intervient le lyrisme des hymnes, dans la partition musicale digne de l’oratorio, l’indicible se fait proche par l’alchimie des voix et paroles, et le silence pour leur donner tout leur sens. Celui-ci ne serait-il pas dans le silence des paroles tues et retenues dans l’intimité, dans l’absence progressive de paroles ? Il s’agit d’un silence non pas morbide, mais fécond ; ce silence qui ouvre sur une signifiance, sur une espérance, un silence qui mène graduellement à la contemplation, selon Newman. C’est en cela que réside le sens de l’épitaphe de Newman « Ex umbris et imaginibus in veritatem » (« Des ombres et des images vers la vérité »). Dans cette conception poétique de Newman, les mots du discours ne seraient-ils pas en définitive cette épaisseur d’ombres à franchir en vue de parvenir au sens, au réel ?