Le cas Socrate ou l’anomalie logique

Résumé

Par ses questionnements incessants, Socrate ébranlait les idées les plus solidement ancrées des Athéniens : ces derniers en furent si déroutés qu’ils le condamnèrent à mort. Était-il « anormal » ou « anomal » ? Du point de vue des lois athéniennes, il avait tout du citoyen « normal », mais il était « anomal » au sens où il faisait coïncider son zèle civique avec une claire ignorance de règles non-écrites qui semblaient évidentes pour ses concitoyens : il était peu soucieux d’élégance, ne respectait pas les règles de la rhétorique et pratiquait l’investigation philosophique désintéressée dans une cité qui s’en méfiait. Son anomalie n’était donc pas systématique (ce qui en aurait pu le rendre simplement anormal), mais surtout, elle était tout à fait cohérente, justement, vis-à-vis du but qu’il poursuivait : il lui était superflu de soigner son apparence car il ne voulait pas persuader des auditeurs mais chercher la vérité avec des interlocuteurs. Le philosophe n’était donc pas l’ennemi des normes en usage à Athènes : il leur était tout simplement étranger car ses préoccupations étaient d’un autre ordre que celles de ses concitoyens, mais sa conduite dénonçait presque malgré elle la faillite des normes en vigueur.

Index

Mots-clés

Socrate, Platon, élégance, rhétorique, sophistes, maïeutique, recherche, vérité, anomalie, cohérence

Plan

Texte

Curieuse figure que celle de Socrate qui, par ses questionnements incessants, ébranlait les idées les plus solidement ancrées de ses concitoyens athéniens ; l’étonnement que sa conduite inspirait déjà au ve siècle avant notre ère semble d’ailleurs ne pas connaître de limite dans le temps, à tel point qu’elle continue aujourd’hui à être envisagée comme un paradigme de l’attitude philosophique, comme pourrait en témoigner, par exemple, Roger-Pol Droit parlant d’un personnage de bande dessinée (Le Chat de Philippe Geluck) en des termes qui semblent s’appliquer parfaitement à Socrate lui-même : « Cet énergumène, systématiquement, déconcerte et détraque nos évidences. N’est-ce pas là une partie essentielle de la tâche des philosophes ?1 » Cette attitude, encore nouvelle pour les contemporains de Socrate, les déroutait à tel point qu’ils ont fini par le condamner à mort en 399 – cette condamnation, il est vrai, avait été prononcée dans un contexte particulier, marqué par la débâcle militaire et la déréliction politique d’Athènes.

Socrate était-il « anormal » ou « anomal » ? Est « anormal » ce qui est contraire ou extérieur à la norma qui, en latin, désigne l’équerre et, par extension, la règle ou la loi ; est « anomal » ce qui constitue une ἀνωμαλία, une inégalité, donc une aspérité ou une irrégularité2 : l’anormalité peut donc être envisagée comme un écart par rapport à la norme, qui suppose donc déjà la connaissance de cette dernière pour être identifiée comme telle, tandis que l’anomalie se caractériserait par l’affranchissement de toute référence à la norme voire par son ignorance pure et simple – la différence serait donc de nature plutôt que de degré, l’écart de l’anomalie par rapport à la norme n’étant pas nécessairement plus grand que celui de l’anormalité. Si l’on prend cette tentative de définition à la lettre, peut-on reprocher à Socrate d’agir à l’encontre des lois athéniennes, auquel cas son comportement serait « anormal » au sens strict ? Certainement pas : citoyen zélé, il ne se dérobe pas à ses obligations militaires quand il faut défendre sa cité – dans un célèbre passage du Banquet, Alcibiade, reconnaissant envers Socrate de lui avoir sauvé la vie sur le champ de bataille, ne manque pas de saluer non seulement le courage dont le philosophe fait montre au combat mais aussi son désintéressement, qu’il manifeste en refusant toute récompense :

εἰ δὲ βούλεσθε ἐν ταῖς μάχαις—τοῦτο γὰρ δὴ δίκαιόν γε αὐτῷ ἀποδοῦναι—ὅτε γὰρ ἡ μάχη ἦν ἐξ ἧς ἐμοὶ καὶ τἀριστεῖα ἔδοσαν οἱ στρατηγοί, οὐδεὶς ἄλλος ἐμὲ ἔσωσεν ἀνθρώπων ἢ οὗτος, τετρωμένον οὐκ ἐθέλων ἀπολιπεῖν, ἀλλὰ συνδιέσωσε καὶ τὰ ὅπλα καὶ αὐτὸν ἐμέ. καὶ ἐγὼ μέν, ὦ Σώκρατες, καὶ τότε ἐκέλευον σοὶ διδόναι τἀριστεῖα τοὺς στρατηγούς, καὶ τοῦτό γέ μοι οὔτε μέμψῃ οὔτε ἐρεῖς ὅτι ψεύδομαι : ἀλλὰ γὰρ τῶν στρατηγῶν πρὸς τὸ ἐμὸν ἀξίωμα ἀποβλεπόντων καὶ βουλομένων ἐμοὶ διδόναι τἀριστεῖα, αὐτὸς προθυμότερος ἐγένου τῶν στρατηγῶν ἐμὲ λαβεῖν ἢ σαυτόν.3

Socrate ne combat donc pas par désir de gloire militaire mais simplement par devoir de citoyen ; son civisme est au-dessus de tout soupçon, à tel point que quand la cité le condamne à mort, il se plie à cette décision et refuse de s’évader, justifiant ce choix par la fameuse prosopopée des lois – il est vrai que la vie d’éternel fuyard serait incompatible avec l’activité philosophique :

αὐτὸς δὲ πρῶτον μὲν ἐὰν εἰς τῶν ἐγγύτατά τινα πόλεων ἔλθῃς, ἢ Θήβαζε ἢ Μέγαράδε— εὐνομοῦνται γὰρ ἀμφότεραι—πολέμιος ἥξεις, ὦ Σώκρατες, τῇ τούτων πολιτείᾳ, καὶ ὅσοιπερ κήδονται τῶν αὑτῶν πόλεων ὑποβλέψονταί σε διαφθορέα ἡγούμενοι τῶν νόμων, καὶ βεβαιώσεις τοῖς δικασταῖς τὴν δόξαν, ὥστε δοκεῖν ὀρθῶς τὴν ’ δίκην δικάσαι4 :

Socrate s’efforce donc d’être un citoyen » normal », mais il est incontestable qu’il enfreint, par son comportement, des lois qui ne sont pas les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν νόμιμα5 chères à l’Antigone de Sophocle mais d’autres lois non-écrites, humaines et éphémères, dont le non-respect ne représente même pas un danger pour la cité mais qui peuvent vouer à l’ostracisme quiconque s’en rend coupable. Ainsi, Socrate est peu soucieux d’élégance, il ne respecte pas les règles de la rhétorique et, enfin, pratique l’investigation philosophique désintéressée dans une cité qui se méfie de la pensée pure sans visée pratique : en effet, dans l’Athènes démocratique du ve siècle, le citoyen se réalise dans sa participation active aux débats politiques, « art subtil et empirique, dépendant des circonstances6 », pour reprendre la définition de Francis Wolff.

Dès lors, si l’on écarte l’idée d’une anormalité de Socrate pour le définir, à titre d’hypothèse, comme un personnage anomal, son anomalie est cependant sans malice, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas systématique – telle est peut-être, d’ailleurs, la caractéristique qui la fonde en tant qu’anomalie : Socrate ne cherche nullement à se singulariser en affichant une étrangeté ostentatoire comme le ferait aujourd’hui quelqu’un que l’on pourrait qualifier de dandy, sa non-conformité aux usages ne découle pas d’une volonté de choquer mais bien de sa conviction que sa conduite est logique ; a contrario, c’est donc la conduite de ses concitoyens, bien qu’érigée en norme, qui pourrait paraître irraisonnée : le philosophe s’affirmerait ainsi comme une figure dont l’anomalie a la vertu de révéler efficacement les limites des normes en usage au sein de la cité. Partant de cette hypothèse, nous examinerons successivement les trois aspects de cette éventuelle « anomalie socratique » qui viennent d’être énumérés, du moins tels qu’ils ont été mis en avant dans les dialogues de Platon qui nous sont parvenus.

L’inutilité de l’élégance

La question du paraître est centrale dans la Grèce classique où prévaut l’idéal du καλὸς κἀγαθός, l’homme « beau et bon » dont le physique équilibré est à l’image de sa vertu ; il en va ainsi à plus forte raison dans une cité démocratique comme Athènes où il faut se faire « bien voir », dans tous les sens du terme, pour se faire entendre.

Socrate, de toute évidence, s’éloigne de cet idéal : le nez camus, les yeux à fleur de tête, les lèvres épaisses, marchant pieds nus et dépenaillé, il ne fait aucun effort pour amoindrir sa laideur devenue presque aussi légendaire que celle d’Ésope ou du dieu Héphaïstos, à tel point que quand on le voit se « faire beau » au début du Banquet, ceci constitue un événement assez singulier pour être remarqué : ἔφη γάρ οἱ Σωκράτη ἐντυχεῖν λελουμένον τε καὶ τὰς βλαύτας ὑποδεδεμένον, ἃ ἐκεῖνος ὀλιγάκις ἐποίει : καὶ ἐρέσθαι αὐτὸν ὅποι ἴοι οὕτω καλὸς γεγενημένος7. De ce point de vue, Socrate peut donc préfigurer les philosophes cyniques réputés eux aussi pour faire peu de cas de l’élégance ; pour que Platon, d’après Diogène Laërce, se sente légitimé à définir Diogène le cynique comme un Σωκράτης […] μαινόμενος8, un « Socrate devenu fou », il fallait bien qu’il y ait au moins cette ressemblance, dût-elle se réduire à l’apparence, même si l’attitude de Socrate à l’égard de ce que l’on appellerait aujourd’hui les « questions d’image » trahit moins un rejet délibéré des conventions qu’une indifférence envers de telles questions.

Ainsi, dans la République, quand il décrit ce à quoi doit idéalement ressembler la cité à sa fondation, Platon nous le présente soulignant les bienfaits d’une vie ascétique, où l’élégance vestimentaire, entre autres, n’est pas une préoccupation – il convient de bien préciser « idéalement » car la République, ce grand dialogue que l’on qualifie erronément de « politique », a pour objet premier l’âme humaine dont la cité n’est que l’image agrandie :

πρῶτον οὖν σκεψώμεθα τίνα τρόπον διαιτήσονται οἱ οὕτω παρεσκευασμένοι. ἄλλο τι ἢ σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα ; καὶ οἰκοδομησάμενοι οἰκίας, θέρους μὲν τὰ πολλὰ γυμνοί τε καὶ ἀνυπόδητοι ἐργάσονται, τοῦ δὲ χειμῶνος ἠμφιεσμένοι τε καὶ ὑποδεδεμένοι ἱκανῶς : θρέψονται δὲ ἐκ μὲν τῶν κριθῶν ἄλφιτα σκευαζόμενοι, ἐκ δὲ τῶν πυρῶν ἄλευρα, τὰ μὲν πέψαντες, τὰ δὲ μάξαντες, μάζας γενναίας καὶ ἄρτους ἐπὶ κάλαμόν τινα παραβαλλόμενοι ἢ φύλλα καθαρά, κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων ἐστρωμένων μίλακί τε καὶ μυρρίναις, εὐωχήσονται αὐτοί τε καὶ τὰ παιδία, ἐπιπίνοντες τοῦ οἴνου, ἐστεφανωμένοι καὶ ὑμνοῦντες τοὺς θεούς, ἡδέως συνόντες ἀλλήλοις, οὐχ ὑπὲρ τὴν οὐσίαν ποιούμενοι τοὺς παῖδας, εὐλαβούμενοι πενίαν ἢ πόλεμον. (…) καὶ οὕτω διάγοντες τὸν βίον ἐν εἰρήνῃ μετὰ ὑγιείας, ὡς εἰκός, γηραιοὶ τελευτῶντες ἄλλον τοιοῦτον βίον τοῖς ἐκγόνοις παραδώσουσιν9.

L’élégance vestimentaire préoccupe si peu les habitants de cette cité primitive qu’ils ne s’habillent que quand le froid hivernal l’exige et travaillent nus (et non demi-nus comme l’ont laissé croire certaines traductions excessivement chastes) en été. Socrate dépeint alors une vie saine et pacifique qui lui conviendrait parfaitement et il s’en tiendrait probablement quitte dans l’édification « en pensée » de la cité idéale si l’un de ses jeunes interlocuteurs, Glaucon, ne réagissait pas d’une manière typique de la jeunesse dorée d’Athènes (et d’ailleurs) en l’accusant de vouloir faire vivre les citoyens comme des ὗες10 (porcs) : ce reproche est clairement infondé dans la mesure où la description de la vie dans la cité primitive, si elle n’est pas luxueuse, n’est pas non plus inconfortable : loin d’être rude, cette vie est douce et paisible, et l’ascèse qui y règne n’est que relative dans la mesure où elle n’est pas marquée par la pénurie mais plutôt par le non-excès, les citoyens se bornant à faire coïncider leur vie avec ce qu’ils savent être bon pour eux.

Socrate n’est cependant pas naïf au point de prétendre que cet idéal de frugalité civique soit applicable en l’état ni même qu’il ne l’ait jamais été : dans le contexte du dialogue, ce n’est qu’une fiction présentée comme telle, que l’on peut même envisager comme une hypothèse de laboratoire – l’évocation des bergers d’Arcadie, si elle n’était anachronique, serait plus appropriée, pour décrire cette vie, que la référence porcine. Aussi, le philosophe accepte sans difficulté de reprendre à nouveaux frais la recherche et reconnaît qu’on ne mettra plus les maisons, les chaussures et les vêtements au rang du nécessaire et que leur aspect utilitaire passera au second plan des préoccupations au profit de leur aspect esthétique, au sens où on les emploiera d’abord dans l’idée de se faire « bien voir » d’autrui plutôt que dans l’optique de sa propre conservation, désormais perçue comme assurée : on consommera les mets en tenant compte du plaisir gustatif qu’ils procurent plutôt que du bénéfice que notre santé peut en tirer, avec les risques que cela comporte, et on mettra des chaussures conçues dans un but esthétique plutôt que pratique, à tel point qu’elles ne faciliteront même plus la marche ou, du moins, que ce ne sera plus leur but premier :

ταῦτα γὰρ δή τισιν, ὡς δοκεῖ, οὐκ ἐξαρκέσει, οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα, ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη, καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα, καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά. καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον, οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα, ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν, καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον. ἦ γάρ11 ;

Socrate, en bon débatteur, rentre dans le jeu de l’adversaire pour mieux le vaincre par la suite ; il consent à tenir compte des objections de Glaucon, mais il n’abandonne pas l’espoir de faire triompher la légitimité de la vie ascétique dont il vantait la salubrité : il conclut avec la formule καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον qu’il serait tentant de traduire familièrement par « et toutes ces bêtises », et il est difficile de ne pas l’imaginer accompagner le ἦ γάρ (« n’est-ce pas ») final du clin d’œil malicieux et ironique que l’on adresserait à un enfant désirant réclamer une faveur mais n’osant pas faire sa demande – si l’on tient compte du fait que Glaucon n’est autre que le frère de Platon et constitue donc, au sein du dialogue, une image de ce que ce dernier aurait pu devenir s’il avait mené la carrière « brillante » qui lui tendait les bras au lieu de suivre l’enseignement de Socrate, alors l’attitude de ce dernier envers Glaucon apparaît comme une représentation des rapports que le maître pouvait se permettre d’entretenir avec l’élève ; Alain, notamment, défend cette thèse :

Il y eut entre Socrate et Platon une précieuse rencontre, mais, disons mieux, un choc de contraires, d’où a suivi le mouvement de pensée le plus étonnant qu’on ait vu. C’est pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maître et ce disciple. La vie de Socrate fut celle du simple citoyen et du simple soldat, telle qu’elle est partout. […] Platon ne s’est pas mis en scène dans ses Dialogues ; mais on peut voir, au commencement de La République, comment ses deux frères, Adimante et Glaucon, mettent au jeu leur ambition, leur puissance, tout leur avenir. Ce sont deux images de Platon jeune. Platon, descendant des rois, puissant, équilibré, athlétique, ressemblait sans doute à ces belles statues, si bien assurées d’elles-mêmes12.

Quoi qu’il en fût, Platon nous présente donc Socrate méprisant le superflu : il envisage l’aspect utilitaire comme premier au détriment de l’aspect esthétique, ce qui n’est pas illogique, et il n’y a donc pas de place pour une recherche soutenue d’élégance dans ce cadre ; mais la réaction de Glaucon montre qu’une telle conception est insolite aux yeux d’un citoyen athénien de l’époque, même si elle est défendue par des arguments logiques comme le fait Socrate dans la description de la cité primitive.

L’anti-sophistique : plus de questions que de réponses

Si Socrate juge la recherche d’élégance superflue, c’est notamment parce qu’il n’éprouve pas le besoin de se faire « bien voir », sa démarche différant radicalement de celle de la sophistique.

Contrairement à ce que l’on pourrait hâtivement penser, les sophistes, même s’ils sont souvent les contradicteurs de Socrate, ne sont pas systématiquement ses adversaires et ils peuvent d’autant moins l’être qu’ils ne « jouent » pour ainsi dire jamais sur le même terrain : alors que les sophistes cherchent à persuader leurs auditeurs avec des arguments frappants et enseignent leurs techniques de persuasion, le philosophe, lui, recherche la vérité en collaboration avec ses interlocuteurs. Toute la différence entre Socrate et les sophistes est ici : alors que les sophistes ont des auditeurs, Socrate n’a que des interlocuteurs ; pour le sophiste, la vérité est une donnée qu’il prétend détenir et éventuellement enseigner tandis que, pour le philosophe, elle est un but, rarement atteint. Socrate respecte si peu les règles de la rhétorique qu’il en néglige son apparence, précisément parce que sa démarche est sans rapport et même sans commune mesure avec celles des maîtres de rhétorique itinérants avec lesquels il converse néanmoins pour la bonne raison qu’ils sont lettrés, instruits, et donc, a priori, à même de pouvoir l’aider dans sa recherche – cette proximité avec les sophistes est à la source d’un malentendu majeur ayant présidé à la création de la comédie Les nuées : Aristophane voulait tourner en dérision la sophistique et a choisi la figure de Socrate pour la représenter parce que le philosophe avait l’avantage, contrairement aux « vrais » sophistes de ne pas venir d’ailleurs et d’être bien connu des Athéniens.

En tout état de cause, l’espoir que Socrate place dans la fréquentation des sophistes est loin d’être toujours satisfait ; beaucoup de dialogues de jeunesse se terminent sur une aporie liée, entre autres facteurs, à la mauvaise volonté de l’interlocuteur sophistique et, même dans le Gorgias, Calliclès se débarrasse assez cavalièrement des questions du philosophe, faisant montre d’une impatience qui trahit son manque d’investissement dans la conversation : ἔστω σοι τοῦτο, ὦ Σώκρατες, οὕτως, ἵνα διαπεράνῃς τὸν λόγον.13 Dans sa quête de vérité, toute la stratégie du philosophe est de feindre l’ignorance et de questionner son interlocuteur afin de l’amener à formuler lui-même les connaissances dont il est porteur sans s’en rendre compte – le questionneur peut avoir déjà une certaine idée de ce qu’il cherche, mais elle peut être vague et il attend alors de la personne interrogée qu’elle l’aide à préciser cette pensée aux contours flous ; cette pratique est la maïeutique, que Socrate compare, non sans ironie, à l’art de sa mère Phénarète qui était accoucheuse : τὴν δὲ μαιείαν ταύτην ἐγώ τε καὶ ἡ μήτηρ ἐκ θεοῦ ἐλάχομεν.14 Dans le cadre d’une telle démarche, l’apprentissage de la philosophie ne saurait donc en aucun cas se résumer à une réception passive ni à une mémorisation mécanique mais demande au contraire à l’élève un investissement réel et actif dans la recherche de la vérité, ce qui suppose que le cours soit en réalité une discussion à part entière, à l’opposé de la conception de l’enseignement dénoncée par l’échange avec Agathon dans le Banquet où Socrate se refuse à penser la transmission orale du savoir sur le modèle du remplissage d’une coupe, en réponse au jeune poète tragique victorieux qui se trouve ainsi accusé de rabaisser l’enseignement philosophique à cette activité matérielle des plus basiques :

ἔφη φάναι, Σώκρατες, παρ᾽ ἐμὲ κατάκεισο, ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόμενός σου ἀπολαύσω, ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις. δῆλον γὰρ ὅτι ηὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις : οὐ γὰρ ἂν προαπέστης. καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι εὖ ἂν ἔχοι, φάναι, ὦ Ἀγάθων, εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν ἡμῶν, ἐὰν ἁπτώμεθα ἀλλήλων, ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν15.

Non que toute valeur soit niée à la transmission orale du savoir de maître à élève : le Banquet en réaffirme même toute la légitimité puisque Socrate ne revendique à aucun moment la paternité de ses idées sur Eros et affirme les avoir acquises au cours d’un entretien avec une prêtresse, mais il faut justement noter qu’il s’agissait bien d’un entretien au sens plein du terme, au cours duquel l’élève n’est pas resté passif face au maître ; il semble même que le jeune Socrate se soit permis de répliquer à Diotime, qui plus est avec une vigueur certaine, ce qui témoigne que la réussite de la transmission orale est assurée quand le savoir est transmis à un élève tel que Socrate qui fait l’effort d’agir en philosophe et participe activement à la conversation : καὶ ἐγώ, πῶς λέγεις, ἔφην, ὦ Διοτίμα ; αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός ; καὶ ἥ, οὐκ εὐφημήσεις ; ἔφη : ἢ οἴει, ὅτι ἂν μὴ καλὸν ᾖ, ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν ;16 Il est fort probable que Diotime soit un personnage fictif, mais ceci n’enlève rien au fait que Socrate développe une conception de l’enseignement qui n’est pas à sens unique et consiste en une collaboration à part entière entre l’enseignant et l’apprenant : la réaction très vive de l’élève y est ainsi présentée comme un bienfait pour l’initiatrice qui peut la saisir comme une opportunité pour repréciser son propos et adopter une formulation plus adéquate qui n’en défrichera que mieux le chemin vers la découverte de la vérité.

Le rôle du maître en philosophie tel que nous le présente Platon à travers la figure de Socrate n’est donc pas d’asséner une vérité que l’élève n’a plus qu’à assimiler mais d’initier l’élève à la recherche de cette vérité : s’il est un « maître à penser », c’est au sens où son action ne consiste à remplir des têtes mais à les aider à développer les capacités intellectuelles qu’elles renferment déjà ; en d’autres termes, il enseigne moins une vérité qu’il n’apprend à chercher la vérité. Cette conception de l’enseignement ne manque pas de dérouter les interlocuteurs de Socrate : en effet, toujours dans le Banquet, après avoir dénoncé la conception de l’enseignement que défend Agathon, Socrate se fait traiter d’ὑβριστὴς17 par ce dernier. Léon Robin a traduit ce terme par « insolent », ce qui peut se justifier au vu du contexte mais reste très en-deçà de la signification que devait recouvrir cet adjectif construit à partir du substantif ὕϐρις désignant le péché de démesure, la pire faute dont on pouvait accuser un Grec – il est vrai qu’il est difficile de trouver un terme français vraiment adéquat pour traduire de façon satisfaisante, avec tout son poids originel, le terme ὕϐρις, tant il est vrai qu’aucune langue n’est le décalque exact d’une autre, à plus forte raison avec vingt-cinq siècles d’écart. En tout cas, la présence de ce terme gravement connoté dans les propos d’un interlocuteur de Socrate suffit à montrer à quel point la conception socratique de l’investigation et de l’enseignement philosophique devait être déconcertante pour la cité athénienne où l’on cherchait avant tout à savoir produire de beaux discours afin de vaincre, au sens militaire du terme, ses contradicteurs sur l’Agora et où il fallait donc se poser en détenteur de la vérité plutôt qu’en chercheur : Socrate était anomal parce qu’il n’avait que des questionnements à proposer à une cité qui attendait des réponses toutes faites ; à tout prendre, les Athéniens se seraient mieux accommodés de réponses extravagantes !

À quête anomale, conduite anomale

Il a déjà été souligné en introduction que la quête de Socrate s’éloigne de l’ordre politique : la vérité, au singulier, qu’il recherche est d’un tout autre ordre que les vérités, au pluriel, que défendent les rhéteurs sur l’Agora, et Athènes se méfie des « interrogations radicales, qui lui semblent a priori marquées du péché d’orgueil contre l’ordre divin18 » et peuvent donc être accusées d’ὕϐρις – ce qui donne un poids supplémentaire aux propos attribués à Agathon. Socrate n’est d’ailleurs pas le premier penseur de l’histoire athénienne à être inquiété puis condamné au motif officiel d’impiété, mais sa condamnation a deux aspects qui en font un événement exceptionnel (et révélateur du contexte particulier dans lequel elle a été décidée) : premièrement, il s’agit d’une condamnation à mort et, deuxièmement, elle a été prononcée contre un citoyen athénien de plein droit. Anaxagore, Protagoras et Mélos avaient eux aussi été victimes de procès semblables, mais ils s’en étaient tirés avec l’exil, une peine d’autant plus légère qu’il s’agissait d’étrangers pour lesquels cet ostracisme n’équivalait donc pas à un déracinement – alors que Socrate, pour sa part, envisage, dans le Criton, l’exil comme un sort pire que la mort19.

La mort, en revanche, ne l’effraie pas dans le Phédon, et son attitude à l’approche du trépas déroute encore une fois les témoins, à commencer par le personnage éponyme qui met l’accent sur le caractère insolite des sentiments que cet instant lui inspirait, de même que l’ensemble de l’assistance :

Οὔτε γὰρ ὡς θανάτῳ παρόντα με ἀνδρὸς ἐπιτηδείου ἔλεος εἰσῄει· εὐδαίμων γάρ μοι ἁνὴρ ἐφαίνετο, ὦ Ἐχέκρατες, καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων, ὡς ἀδεῶς καὶ γενναίως ἐτελεύτα, ὥστε μοι ἐκεῖνον παρίστασθαι μηδ᾽ εἰς Ἅιδου ἰόντα ἄνευ θείας μοίρας ἰέναι, ἀλλὰ καὶ ἐκεῖσε ἀφικόμενον εὖ πράξειν εἴπερ τις πώποτε καὶ ἄλλος. (…) ἀλλ’ ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης, ἐνθυμουμένῳ ὅτι αὐτίκα ἐκεῖνος ἔμελλε τελευτᾶν. καὶ πάντες οἱ παρόντες σχεδόν τι οὕτω διεκείμεθα, τοτὲ μὲν γελῶντες, ἐνίοτε δὲ δακρύοντες20.

Non contente de ne pas être une priorité pour ses concitoyens, l’investigation philosophique telle que la pratique Socrate amène donc ce dernier à adopter une conduite tout aussi déconcertante ; en effet, la réflexion philosophique nécessite, pour être menée à bien, une sérénité qui ne peut être atteinte qu’en faisant le plus abstraction possible des circonstances matérielles, ce qui a, dans la vie pratique, des résultats surprenants, dont la sérénité de Socrate à l’heure de la mort n’est pas le moindre : en présentant son maître envisageant son décès avec une sérénité qui n’a rien à voir avec une calme résignation et affichant au contraire une mine presque réjouie, Platon montre que le jugement dont le philosophe a fait l’objet, aussi injuste et cruel puisse-t-il paraître, n’est finalement rien pour lui, étant donné que celui qui s’est entraîné durant toute sa vie à philosopher en faisant abstraction le plus possible des circonstances matérielles, s’il a mené à bien cet entraînement, reste capable de mener une réflexion philosophique même quand lesdites circonstances le rattrapent au point de menacer son intégrité physique voire sa vie, et tel serait donc le sens véritable de « l’entraînement à la mort » que Socrate, répondant à Cébès, revendique avoir suivi pendant tout sa vie, non sans ironie puisqu’il réutilise les termes des détracteurs de la philosophie, qui plus est avec des redondances qu’il est relativement aisé de restituer au travers d’une traduction et qui seraient étonnantes de la part d’un styliste tel que Platon si ces formulations méritaient d’être prises au pied de la lettre :

Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι. εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές, ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο, ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον.21

Par la notion d’entraînement à la mort, il faut en fait comprendre une expression volontairement caricaturale pour désigner, dans le vocabulaire de l’adversaire sophistique représenté par Simmias et Cébès (dont la présence aux côtés de Socrate durant ses derniers instants confirme qu’il n’y a pas d’inimitié systématique entre le philosophe et les sophistes), une notion plus subtile, à savoir l’entraînement à penser en faisant le plus possible abstraction des circonstances matérielles – Socrate, par la suite, décrit plus précisément ce que doit être la vie du philosophe :

- Ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων ; - Ναί. - Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα, ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ, μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή, ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα, καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος. - Ἔστι ταῦτα. - Οὐκοῦν καὶ ἐνταῦθα ἡ τοῦ φιλοσόφου ψυχὴ μάλιστα ἀτιμάζει τὸ σῶμα καὶ φεύγει ἀπ᾽ αὐτοῦ, ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνεσθαι ; - Φαίνεται22.

Une telle vie ne saurait ressembler à la mort que du point de vue d’un jeune homme impétueux comme Cébès car l’ascèse qu’elle nécessite n’est pas aussi radicale qu’il serait tentant de le penser : Socrate emploie d’ailleurs l’expression καθ᾽ ὅσον δύναται que l’on peut traduire par « dans la mesure du possible », ce qui indique que Socrate n’ignore pas que couper totalement la communication entre l’âme et le corps est impossible aussi longtemps que l’on est vivant et relèverait d’une forme d’ὕϐρις. À aucun moment, du reste, Socrate ne censure radicalement les besoins corporels : bien au contraire, il apparaît qu’il est important de les satisfaire, mais seulement de les satisfaire, justement pour permettre au corps de se taire suffisamment longtemps afin que l’activité noétique puisse s’épanouir dans les meilleures conditions, sans être perturbée par lesdits besoins. Un signe qui ne trompe pas est que Phédon affirme que Xanthippe était accompagnée du petit enfant qu’elle avait eu avec Socrate, ce qui indique que ce dernier ne pratiquait pas l’abstinence sexuelle totale, malgré son déjà grand âge : il ne pratiquait que le strict nécessaire en matière de sexualité mais tout le strict nécessaire, il n’en faisait pas une fin en soi mais n’oubliait pas qu’elle était le moyen en vue de la reproduction et accomplissait ce que lui imposait la nature. Ce détail qui n’en est pas un (dans un dialogue philosophique, le contexte a au moins autant d’importance que le contenu des propos échangés par les interlocuteurs) a pu décider Kenneth Dorter à mettre en avant la non-radicalité de l’ascèse socratique :

First, he is not arguing against pleasure in general here but only the false or “so-called” pleasures (τὰς ἡδονὰς καλουμὲνας) we discussed earlier and for which he shows disdain in the Republic and Philebus as well. He does not advocate the unnecessary and non-natural pleasure of adorning oneself with especially elegant clothing, but there is nothing unusually ascetic for him in that view. […] The pleasures of food, drink, and sex may be enjoyed as long as no importance is attached to them, which entails moderation23.

À l’appui de cette thèse, rappelons que dans la République, Socrate cite le vin parmi les productions de la cité primitive, au même titre que le blé, les vêtements et les chaussures, ce qui revient à considérer le jus de la treille comme un produit de première nécessité24 ! Peu de chercheurs francophones ont vraiment osé mettre en avant même cette non-radicalité, comme si elle entrait excessivement en contradiction avec l’image topique de « l’idole » philosophique, à moins que, tels Simmias et Cébès, notre époque persiste à se laisser impressionner par l’ascèse socratique et à la juger étrange au point de ne pouvoir l’envisager autrement que comme radicale, même si l’analyse du contenu du Phédon par Dorter rejoint la description du comportement de Socrate par Francis Wolff :

Cet homme que l’on dit tempérant parle vert et boit sec. Cet intellectuel que l’on imagine toujours perdu dans ses nuages gris et méprisant la couleur des choses sait mieux qu’un autre croquer la vie de ses larges mâchoires : il danse et joue de la lyre ; si ses yeux sont à fleur de tête, c’est pour mieux voir de tous les côtés, assure-t-il ; si ses narines sont retroussées, c’est pour mieux sentir. Et ses lèvres épaisses, ne font-elles pas des baisers plus sensuels ? On le veut chaste : on le décrit restant de marbre face aux avances du bel Alcibiade qui s’était glissé dans son lit ; mais on le voit souvent entouré d’une foule de mignons dont il ne dédaigne pas la compagnie : troublé par la beauté de Charmide, il veut, dit-il, en déshabiller l’âme avant d’en effeuiller le corps25.

En somme, quand Socrate avance que la philosophie est un entraînement à la mort, il reprend ou, plutôt, feint de rependre à son compte les critiques dont il a fait l’objet pour en dénoncer l’inanité et tendre ainsi à ses interlocuteurs un piège dans lequel ces derniers ne manquent pas de tomber, à commencer par Simmias qui se trahit en montrant, par ses propos, que s’il pleure l’ami qu’aura été Socrate pour lui, il n’a cependant pas compris ce que ce dernier avait à lui apprendre puisqu’il n’éprouve pas d’intérêt réel pour la philosophie, en tout cas pas suffisamment pour éviter de reprendre à son compte les propos de la foule à ce sujet – l’expression οἱ φιλοσοφοῦντες, basée sur l’usage du participe présent, mérite d’être traduite par « ceux qui font de la philosophie » plutôt que par « les philosophes », la première formule ayant l’avantage sur la seconde de mettre en avant le mépris de la foule envers la philosophie, comme une préfiguration à très long terme de l’expression « faiseurs de vers26 » que Verlaine attribue à Monsieur Prudhomme parlant des poètes :

καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας, νὴ τὸν Δία, ἔφη, ὦ Σώκρατες, οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι. οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦντας—καὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυ—ὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι, καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν27.

Léon Robin fait dire à Simmias que les philosophes « sont des gens en mal de mort », ce qui ne rend pas tout à fait justice à l’usage du verbe θανατεῖν qui désigne simplement le fait d’être déjà mort – la réplique de Simmias est donc au moins aussi dure que celle de Glaucon jugeant, dans la République, que les habitants de la cité primitive, qui peuvent être envisagés comme une représentation de Socrate lui-même, vivaient comme des porcs.

Simmias et Glaucon ont ainsi en commun de mettre en accusation le philosophe, ou au moins son mode de vie, d’une manière typique de la jeunesse dorée pour laquelle seule la vie de plaisirs a de la valeur et qui envisage donc l’ascèse philosophique, aussi relative soit-elle, comme une censure déjà excessive de leurs appétits. Faute d’avoir commis un quelconque acte illégal, Socrate est donc accusé de passer à côté de la vie, ou du moins de ce que la majorité considère comme étant « la » vie : cette critique est tristement intemporelle, elle peut rappeler le reproche que l’on adresse à l’enfant qui préfère lire paisiblement chez lui au lieu d’aller jouer au football, à l’étudiant qui se passionne pour ses études au lieu de faire la fête jusqu’aux petites heures de la nuit, à l’artiste ou à l’intellectuel qui trouve son bonheur dans la création ou dans la méditation plutôt que dans les mondanités, privilégiant le savoir-faire au faire-savoir. On dit souvent, avec plus ou moins de mépris, que de tels individus « vivent dans leur monde », comme s’ils étaient exclus de la cité, voire, justement qu’ils « ne vivent pas », comme s’il n’y avait qu’une seule manière de vivre sa vie : ceci est d’autant plus regrettable que, loin d’être innocentes, de telles formules légitiment, consciemment ou inconsciemment, le bannissement voire la mise à mort des personnes auxquelles elles s’appliquent.

Le comportement de Socrate a beau être logique pour un philosophe menant des recherches sans visée pratique immédiate, il n’en est pas moins anomal pour une cité qui se méfie justement de tels questionnements et a laissé la jeunesse envisager la recherche du plaisir comme une priorité : à une jeunesse athénienne qui voudrait, pour reprendre un célèbre slogan du XXe siècle, « jouir sans entraves », Socrate réplique que sa recherche de vérité est une source de jouissance qui nécessite certaines entraves.

Loin d’être anormale, la conduite de Socrate est très cohérente : il juge superflu de soigner son apparence parce que son but, qui n’est pas de persuader des auditeurs mais de chercher la vérité en collaboration avec des interlocuteurs, le dispense de se faire « bien voir » et la quête de cette vérité, qui n’a pas de visée pratique immédiate, nécessite de faire abstraction le plus possible des circonstances matérielles, ce qui suppose de censurer non pas tous les plaisirs corporels mais au moins ceux qui sont inutiles voire contre-productifs. La démarche de Socrate est donc parfaitement logique, et si elle déroute à ce point ses concitoyens athéniens, ce n’est pas parce qu’elle est contraire aux usages de la cité au sens où elle en serait un reflet inversé. Socrate n’est pas anticonformiste, il est non-conformiste et même a-conformiste : sa conduite n’est pas seulement anormale, ce qui permettrait encore à la cité de l’assimiler, elle est bien anomale et, à ce titre, insaisissable pour la πόλις ; si Socrate allait systématiquement à rebours de leurs usages, les Athéniens pourraient encore le comprendre, mais il corse lui-même les choses en respectant encore les lois de la cité et en se bornant à ne pas se conformer à certaines règles envisagées comme évidentes bien qu’elles n’aient pas valeur de lois. En apparaissant comme anomal aux yeux de sa cité, Socrate révèle ainsi les limites et l’imperfection des normes en usage : il dénonce, presque malgré lui, le poids trop important accordé au paraître, la sclérose de l’enseignement en vigueur et l’hédonisme de la jeunesse, autant de maux dont souffre alors Athènes et qui ne seront pas étrangers, in fine, à sa débâcle militaire face aux Lacédémoniens en 404 puis à sa déréliction politique dont Platon allait être le témoin. En condamnant à mort Socrate, les Athéniens ont fait montre de leur refus d’admettre leurs propres erreurs : quand ce qui est logique apparaît comme anomal au point de devoir être éliminé, cela démontre que les normes en vigueur sont justement, au moins pour certaines d’entre elles, illogiques. La figure de Socrate est d’autant plus intéressante qu’il n’a pas démontré cet état de choses en écrivant un traité ou un discours : ce penseur qui n’a laissé aucun écrit a fait de sa propre vie une démonstration du mal qui rongeait sa cité, montrant du même coup que le terrain premier de la philosophie n’est pas la seule littérature mais bien la vie humaine dans son entièreté.

1 Roger-Pol Droit, « Le Chat est-il philosophe ? », Télérama hors-série, Le Chat, quel cabot ! (2008), pp. 52-57, p. 55.

2 Cf. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, Paris, 1982.

3 Platon, Banquet [220d-e] « Maintenant, si vous voulez, concernant les combats – car il faut aussi lui rendre justice pour ça – au moment du combat à

4 Platon, Criton [53b-c] « Mais toi-même d’abord si tu vas dans l’une des cités voisines, à Thèbes ou à Mégare, – l’une et l’autre sont régies par de

5 Sophocle, Antigone, v. 454-455. « Les lois non-écrites et inébranlables des dieux. »

6 Francis Wolff, Socrate, Paris, Presses universitaires de France, 1985, pp. 20-21.

7 Platon, Banquet [174a] « Il dit qu’il rencontra Socrate qui avait pris un bain et enfilé des sandales, ce qu’il faisait rarement, et qu’il lui

8 D. L. 6.2. [54]

9 Platon, République II [372a-d] « D’abord, considérons de quelle manière vont vivre les gens disposés ainsi. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin

10 Platon, République II [372d]

11 Platon, République II [373a] « Ceci en effet, à ce qu’il semble, ne suffira pas à certains, pas plus que le régime lui-même, alors seront ajoutés

12 Alain, Idées, introduction à la philosophie : Platon, Descartes, Hegel, Comte, Paris,Flammarion, 1967, pp. 35-37.

13 Platon, Gorgias [510e] « Qu’il en soit ainsi pour toi, Socrate, afin que tu mènes à terme ton discours. »

14 Platon, Théétète [210c] « Moi et ma mère avons obtenu du dieu cet art d’accoucher. »

15 Platon, Banquet [175c-d] « Il lança : “Viens, Socrate, prends place près de moi afin que je tire profit de ce que tu as découvert de savant, ce qui

16 Platon, Banquet [201e] « Je demandai : “Que dis-tu, Diotime ? Eros est donc laid et mauvais ? – Tu ne parles pas pieusement, répliqua-t-elle :

17 Platon, Banquet [175e]

18 Francis Wolff, Socrate, op. cit., p. 20.

19 Cf. supra.

20 Platon, Phédon [58e-59a] « Et de fait, alors que j’assistais à la mort d’un homme qui m’était cher, la pitié ne vint pas ; car un homme heureux

21 Platon, Phédon [64a] « Il est à craindre en effet que quiconque s’attache à la philosophie en s’y appliquant droitement, il échappe à autrui qu’il

22 Platon, Phédon [64b-d] « N’est-ce donc pas dans l’acte de raisonner, si jamais c’est le cas, que se manifeste clairement à l’âme quelque chose de l

23 Kenneth Dorter, Plato’s Phaedo: an interpretation, Toronto, University of Toronto press, 1982, p. 26-27. « Premièrement, il ne plaide pas contre le

24 Cf. supra.

25 Francis Wolff, Socrate, op. cit., p. 12.

26 Paul Verlaine, Poèmes saturniens, « Caprices », V. Cf. Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 77.

27 Platon, Phédon. [64a-b] « Et Simmias, en riant, dit : “Par Zeus, Socrate, dit-il, moi qui n’avais toute à l’heure aucune envie de rire, tu m’as

Notes

1 Roger-Pol Droit, « Le Chat est-il philosophe ? », Télérama hors-série, Le Chat, quel cabot ! (2008), pp. 52-57, p. 55.

2 Cf. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, Paris, 1982.

3 Platon, Banquet [220d-e] « Maintenant, si vous voulez, concernant les combats – car il faut aussi lui rendre justice pour ça – au moment du combat à la suite duquel les stratèges m’ont donné le prix de la vaillance, nul autre parmi les hommes ne m’a sauvé à part lui, qui ne voulait pas m’abandonner alors que j’étais blessé et sauva à la fois mes armes et ma personne. J’ai alors demandé aux stratèges, Socrate, de te donner le prix de la vaillance, et à ce sujet tu ne me feras pas de reproches ni ne diras que je mens : mais les stratèges avaient les yeux fixés sur ma seule valeur et voulaient me donner le prix, et tu étais toi-même plus empressé que les stratèges pour que ce soit moi plutôt que toi qui le reçoive. » Sauf mention contraire, toutes les traductions de textes grecs ou anglais sont dues à l’auteur de l’article.

4 Platon, Criton [53b-c] « Mais toi-même d’abord si tu vas dans l’une des cités voisines, à Thèbes ou à Mégare, – l’une et l’autre sont régies par de bonnes lois – tu y arriveras en ennemi de leur constitution, Socrate, et tous ceux qui prennent soin de leur cité te regarderont avec méfiance, te prenant pour un destructeur des lois, et tu consolideras la réputation de tes juges, de sorte qu’ils paraîtront avoir rendu justice droitement. »

5 Sophocle, Antigone, v. 454-455. « Les lois non-écrites et inébranlables des dieux. »

6 Francis Wolff, Socrate, Paris, Presses universitaires de France, 1985, pp. 20-21.

7 Platon, Banquet [174a] « Il dit qu’il rencontra Socrate qui avait pris un bain et enfilé des sandales, ce qu’il faisait rarement, et qu’il lui demanda où il allait, si bien mis. »

8 D. L. 6.2. [54]

9 Platon, République II [372a-d] « D’abord, considérons de quelle manière vont vivre les gens disposés ainsi. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin, des vêtements et des chaussures ? Et après avoir bâti des maisons, la plupart travailleront l’été nus et sans chaussures, et l’hiver suffisamment vêtus et chaussés ; ils se nourriront en préparant de la farine d’orge ou de froment qu’ils feront cuire et qu’ils pétriront, servant de belles galettes et des pains sur du chaume ou sur des feuilles pures, couchés sur des lits de feuillage jonchés de couleuvrée ou myrte, eux et leurs enfants se régaleront, buvant du vin, couronnés et chantant les louanges des dieux, vivant ensemble agréablement, ne faisant pas plus d’enfants que ne le leur permettent leurs ressources, prenant gare à la pauvreté ou à la guerre. […] Et menant ainsi leur vie dans la paix et en bonne santé, comme il convient, atteignant la vieillesse ils transmettront la même vie à leurs descendants. »

10 Platon, République II [372d]

11 Platon, République II [373a] « Ceci en effet, à ce qu’il semble, ne suffira pas à certains, pas plus que le régime lui-même, alors seront ajoutés des lits, des tables et toutes sortes de meubles, puis des plats cuisinés, des parfums, des essences à brûler, des courtisanes, des friandises, chaque chose sous toutes les formes possibles. Ce dont j’ai parlé premièrement, les maisons, les vêtements et les chaussures, on ne le mettra plus au rang du nécessaire, mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs, on acquerra de l’or, de l’ivoire et toutes ces sortes de matières. N’est-ce pas ? »

12 Alain, Idées, introduction à la philosophie : Platon, Descartes, Hegel, Comte, Paris, Flammarion, 1967, pp. 35-37.

13 Platon, Gorgias [510e] « Qu’il en soit ainsi pour toi, Socrate, afin que tu mènes à terme ton discours. »

14 Platon, Théétète [210c] « Moi et ma mère avons obtenu du dieu cet art d’accoucher. »

15 Platon, Banquet [175c-d] « Il lança : “Viens, Socrate, prends place près de moi afin que je tire profit de ce que tu as découvert de savant, ce qui s’est présenté à toi dans le vestibule. Car il est clair que tu l’as trouvé et que tu le possèdes ; tu ne serais pas parti avant.” Socrate s’assied et dit : “Ce serait heureux, semble-t-il, Agathon, si le savoir était tel qu’il pût couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous fussions en contact l’un avec l’autre, comme l’eau dans les coupes, grâce à la laine, coule de la plus pleine vers la plus vide.” »

16 Platon, Banquet [201e] « Je demandai : “Que dis-tu, Diotime ? Eros est donc laid et mauvais ? – Tu ne parles pas pieusement, répliqua-t-elle : est-ce que tu penses que ce qui n’est pas beau est nécessairement laid ?” »

17 Platon, Banquet [175e]

18 Francis Wolff, Socrate, op. cit., p. 20.

19 Cf. supra.

20 Platon, Phédon [58e-59a] « Et de fait, alors que j’assistais à la mort d’un homme qui m’était cher, la pitié ne vint pas ; car un homme heureux apparut, Échécrate, dans sa conduite comme dans ses paroles, venant vers la fin sans crainte et noblement, de sorte qu’il me sembla que cet homme qui partait pour la demeure d’Hadès n’y allait pas sans décret divin mais plutôt, une fois arrivé là-bas, s’attendait à y être heureux comme nul autre ne l’a jamais été. […] En vérité, des sentiments inhabituels m’habitaient, un mélange inaccoutumé de plaisir mêlé de peine lorsque je pensais que, dans peu de temps, ce serait sa fin. Et tous ceux qui étaient présents éprouvaient à peu près la même chose, tantôt riant, tantôt pleurant. »

21 Platon, Phédon [64a] « Il est à craindre en effet que quiconque s’attache à la philosophie en s’y appliquant droitement, il échappe à autrui qu’il ne s’occupe que de mourir et d’être mort. Si telle est donc la vérité, il serait sans doute étrange de ne point avoir d’ardeur pour rien d’autre que cela pendant toute sa vie et, quand cela arrive, de s’indigner contre ce pour quoi on avait de l’ardeur et dont on s’occupait. »

22 Platon, Phédon [64b-d] « N’est-ce donc pas dans l’acte de raisonner, si jamais c’est le cas, que se manifeste clairement à l’âme quelque chose de l’être ? – Oui. – Et elle raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble, ni l’ouïe ni la vue, ni une souffrance ni un plaisir, quand au contraire elle est le plus possible repliée sur elle-même, ayant donné congé au corps et quand, ayant coupé la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible, elle tend vers l’être. – C’est tout à fait ça. – N’est-ce pas aussi dans cet état que l’âme du philosophe méprise le plus le corps et le fuit, et qu’elle cherche à se replier sur elle-même ? – Il semble bien. »

23 Kenneth Dorter, Plato’s Phaedo: an interpretation, Toronto, University of Toronto press, 1982, p. 26-27. « Premièrement, il ne plaide pas contre le plaisir en général mais seulement contre les faux ou prétendus plaisirs dont nous avons parlé plus haut et pour lesquels il fait également montre de dédain dans la République et le Philèbe. Il ne préconise pas le plaisir non-nécessaire et non-naturel de s’orner de vêtements spécialement élégants, mais il n’y a rien d’ascétique de sa part dans ce point de vue. […] Il est licite de jouir des plaisirs de la nourriture, de la boisson et du sexe aussi longtemps qu’on n’y accorde pas d’importance, ce qui suppose de la modération. »

24 Cf. supra.

25 Francis Wolff, Socrate, op. cit., p. 12.

26 Paul Verlaine, Poèmes saturniens, « Caprices », V. Cf. Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 77.

27 Platon, Phédon. [64a-b] « Et Simmias, en riant, dit : “Par Zeus, Socrate, dit-il, moi qui n’avais toute à l’heure aucune envie de rire, tu m’as fait rire. Je crois que la foule, entendant ceci, penserait que c’est tout à fait à bon droit qu’on s’en prend à ceux qui font de la philosophie – et les gens de chez nous seraient tout à fait d’accord avec nous – que ceux qui font de la philosophie, en vérité, sont [déjà] morts, et qu’il ne leur échappe pas qu’ils méritent de subir ce sort.” »

Citer cet article

Référence électronique

Benoît Quinquis, « Le cas Socrate ou l’anomalie logique », Motifs [En ligne], 5 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : https://motifs.pergola-publications.fr/index.php?id=606 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/motifs.606

Auteur

Benoît Quinquis

Laboratoire HCTI

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0