Broder la peau pour marquer le corps immuablement, les récits de voyageurs européens décrivent dès le xviiie siècle cette pratique en usant de l’analogie entre une technique et un médium familier – la broderie – afin d’appréhender une ornementation corporelle inconnue, le tatouage des groupes de peuples sibériens et inuits : « ils se font coudre la peau du front, des joues et du menton, en forme de broderie, avec du fil teint de graisse noire […] ; et se font ainsi, des ornements qui ne s’effacent jamais1. » Le « tatouage sous-épidermique2 » ou « tatouage des Esquimaux3 » est, aux xixe et xxe siècles, ainsi classifié dans les écrits scientifiques européens d’anthropologie raciale qui, reprenant ces premières descriptions européennes archaïques, tentent d’inventorier les techniques de tatouage à travers le monde et les époques. Occultée lors de la colonisation, cette pratique du skin-stitched tattoo ou tatouage cousu est aujourd’hui, dans un processus de « décolonisation de l’art par l’art4 », considérée comme un héritage mnémonique par les groupes inuits et plus particulièrement par les femmes qui se réapproprient ce geste matrilinéaire et le transmettent :
Tu dois coudre comme si tu faisais un ourlet. Tu fais un point et tu pinces la peau, puis tu appuies pour que la suie reste. Ça donne une ligne claire avec des petits points. […] c’est un travail de couture très long. Tu as deux manières d’encrer la peau : soit tu fais passer le fil sous la peau et tu le retires, soit tu fais passer le fil sous la peau et tu le laisses pourrir à la cicatrisation5.
L’aiguille et le fil formant des points en piquant la matière pour orner sa surface, le temps long et la matrilinéarité de la transmission du geste, autant d’éléments du tatouage cousu qui font écho à la pratique de la broderie en Occident et invitent à interroger de manière croisée le geste de la brodeuse et celui de la tatoueuse dans le contexte choisi de la pratique artistique féminine contemporaine. Depuis les années 1990, un retour aux travaux d’artisanat et à la manualité se jouent dans l’art contemporain6, favorisant une place de choix aux travaux d’aiguilles, ainsi qu’au retour de la broderie présente sur la scène artistique dès la fin des années 1960, où des artistes femmes investissent cette pratique liée à la féminité depuis des siècles et à sa soumission par la culture patriarcale. Elles font de ce médium un instrument de libération et une arme de résistance artistique subversive afin de revendiquer leur identité de femme et d’artiste invitant, dès les années 1980, à écrire une histoire de la broderie indissociable de l’histoire des femmes7. L’ouvrage de l’historienne de l’art féministe Roszika Parker intitulé The Subversive Stitch: Embroidery and the Making of the Feminine8, en érige les grilles de lectures genrées et est encore de vigueur lorsqu’il s’agit d’appréhender la broderie en tant que médium artistique contemporain.
Aline Brant, Eliza Bennett, Ellen Greene et Nicole Tran Ba Vang, sont des artistes9 de différents horizons présentes sur les scènes artistiques depuis les années 1990 et qui ne considèrent pas la broderie comme « médium féministe de niche10 ». Brésilienne, Britannique, États-unienne et Française, elles ne limitent pas leur pratique à un médium artistique et utilisent la broderie, les travaux d’aiguilles, la photographie, la peinture, le collage, la vidéo ou encore l’art corporel. Brodant des motifs de tatouages sur du tissu (Ellen Greene, Embroidered Work, 2018) ou brodant la peau (Eliza Bennett, A woman’s work is never done, 2012-2014, Nicole Tran Ba Vang, Série automne hiver 2003/2004, 2003), surbrodant des photographies de corps tatoués (Aline Brant, Foto e Bordado, 2018) ou tatouant le corps de fils (Isabelle Bisson Mauduit, Les Tatoués, 2014) elles percent, trouent, perforent et photographient une surface mouvante et changeante (tissu et peau) en considérant la broderie et le tatouage comme des médiums artistiques qu’elles font dialoguer par la subversion, la transgression et le transfert des gestes, des supports et des médiums inhérents à la broderie et au tatouage qu’elles interpénètrent. Investiguant leurs intentions et leurs processus créatifs, la réflexion qui va suivre se construit à partir d’entretiens récents menés auprès de ces artistes à propos de leur rapport au tatouage qu’elles ne pratiquent pas ou peu, de leur conception de la broderie au prisme des féminités et des féminismes et de leur approche intermédiale des médiums11, matières, supports, surfaces et gestes artistiques que revêtent depuis les années 1970 l’action de broder et celle de tatouer.
Piquer et marquer ou la subversion des gestes
Pour Carine Kool, la broderie s’origine des tatouages12. Une enluminure d’une édition de la fin du xve siècle du Livre des voyages de Marco Polo donne à voir l’une des premières représentations d’ornements corporels s’apparentant aux tatouages : des entrelacs et des volutes sont étrangement représentés de couleur or sur les corps « des habitants de Caugigu13 ». L’historien de l’art Denis Bruna remarque que « le peintre utilise de l’or, le même qu’il emploie pour […] souligner le bord d’un vêtement14 » là où s’exerce traditionnellement la broderie, border et broder ayant probablement la même racine étymologique15. Par l’image, le tatouage est alors assimilé à une broderie de peau comme la traduction d’Henry Yule le confirme dans l’édition des voyages de Marco Polo de 1903 : « Toute la population [de Caugigu] a la peau marquée à l’aiguille de motifs […] exécutés de telle manière qu’ils ne peuvent jamais être effacés. […] ceux qui ont la plus grande quantité de cette broderie sont considérés avec la plus grande admiration16. » Ainsi l’analogie possible entre broderie et tatouage est-elle instituée.
La broderie suggère à la fois le procédé technique et l’ouvrage fini, un travail d’embellissement par l’ornementation exécuté, dans un temps long, à la main ou à la machine. Broder consiste à piquer et percer à l’aide d’une aiguille, une surface souple (cuir, canevas ou tissu) marquée d’un dessin préparatoire pour le recouvrir d’une juxtaposition de fils formant un point, une marque répétée selon une progression multidirectionnelle du geste. Le tatouage quant à lui est une marque, inscription ou dessin indélébile et permanent réalisé par l’introduction de diverses matières colorantes et notamment d’encre dans l’épaisseur du derme au moyen d’une aiguille manuelle ou d’un faisceau d’aiguilles mécaniques. Tatouer, c’est piquer par répétition des points sur la surface corporelle vivante selon un geste qui suit les multiples directions d’un dessin préalablement transféré sur la peau à l’aide d’un calque sur papier carbone appelé stencil17. Dessiner, piquer percer, faire pénétrer une matière (fil et encre) dans un support (tissu et peau), les gestes broder et tatouer s’articulent dans la répétition de points faisant apparaître sur la surface une marque visuelle, « le temps et la répétition des marques [étant] des éléments communs au tatouage et à la broderie18 », remarque Ellen Greene. Par la marque, broderie et tatouages sont des travaux d’aiguille qui complètent une matière tégumentaire initiale et la mettent en œuvre par l’ornement19. La notion d’ornementation est aussi commune à la broderie et au tatouage dans le sens où ils sont des ajouts symboliques et décoratifs à un support préexistant. De plus, l’histoire de l’ornement met en avant leurs origines croisées. Au xixe siècle, l’obsession pour la découverte des origines de l’art fait ressurgir la question de l’ornement. Le besoin de se parer par l’ornementation de la peau ou du tissu qui la recouvre est alors décrit comme le premier geste artistique. Les interrogations de Gottfried Semper par exemple, sur la primauté de l’ornementation corporelle ou textile mettent en avant les liens permanents entre le tissu et la peau, la broderie et le tatouage :
Les ornements qui figurent sur la peau […] sont faits de fils peints ou tatoués qui se croisent dans de nombreux entrelacs et spires et alternent avec des lignes droites. Ces lignes nous ramènent ainsi, dans le même temps, au fil comme élément linéaire de la surface textile. […] Nous ne savons pas vraiment si les traits et entrelacs […] tatoués […] sont la pratique la plus ancienne dans l’art de l’ornement. […] Et il ne fait aucun doute que l’art textile [est l’une des] premières techniques dans lesquelles, à côté de la finalité poursuivie, l’aspiration à l’embellissement s’est exprimée par […] les ornementations20.
L’ornement cultive une relation complexe avec l’histoire de l’art qui le relie volontiers à un artifice superflu agrémentant une œuvre plutôt qu’à une forme d’art à part entière. Le caractère ornemental associé à la broderie et au tatouage leur confère un statut d’artisanat, d’art mineur ou d’objets anthropologiques longtemps méprisés par les institutions. Il est alors pertinent de noter que leur première légitimation artistique et institutionnelle a, elle aussi, lieu simultanément dans les années 1970 par le biais des scènes alternatives où les artistes vont en faire des médiums artistiques subversifs à des fins de revendications identitaires.
À la fin des années 1960, les mouvements sociaux regroupant les révolutions sexuelles, les prémices des cultures LGBTQIA+ et les différentes luttes féministes proclament une opposition unanime à l’encontre de la société patriarcale hétéronormée et un objectif commun de libération du corps. Les hippies, par exemple, érigent les pièces de vêtements brodés en signe de rejet du matérialisme et les punks font du tatouage un symbole d’insoumission ; ils prônent ainsi « un nouvel imaginaire du corps en signe de ralliement21 » par son marquage. Au même moment, les scènes artistiques alternatives expérimentent et puisent leur créativité dans les formes artistiques de ces sous-cultures et contre-cultures.
Dans le dernier chapitre de son ouvrage The Subversive Stitch: Embroidery and the Making of the Feminine, intitulé « A Naturally Revolutionary Art? », Roszika Parker met en évidence cette appropriation de la broderie par des artistes femmes féministes (ou non) comme médium artistique subversif participant de la revendication de l’identité féminine, de sa redéfinition et du statut de femme artiste par l’introduction d’un art jugé mineur dans le domaine de l’art contemporain. Traditionnellement, la broderie est pensée comme une activité réservée aux femmes favorisant « leur sensibilité féminine instinctive22 » et servant la transmission de valeurs patriarcales (travail domestique et chaste, délicat et minutieux, répétitif et long, manuel et non intellectuel) de mères en filles lors de la réalisation du trousseau les maintenant dans une position de soumission. S’emparant de ce stigmate traditionnel les artistes, comme Annette Messager23, le retournent et font de la broderie un geste révolutionnaire leur permettant de repenser l’identité féminine en l’affirmant par elles-mêmes24. Pour réaliser Ma collection de proverbes (1974), Annette Messager se restreint à un geste spécifiquement féminin : la broderie sur mouchoirs. Elle le retourne par l’inscription de proverbes misogynes comme « Je pense donc je suce » dont la violence contraste avec la délicatesse de l’objet fini et ainsi opère une subversion du médium et provoque une rupture avec la tradition et les valeurs transmises par la broderie tout en l’acceptant comme médium porteur d’un héritage féminin25. Il en va de même pour le tatouage, quant à lui associé en Occident au corps masculin et à la virilité. Dans les années 1970 le tatouage connaît un renouveau majeur qui trouve son apogée dans les années 1990, signalant le passage du tatouage d’une activité marginale à un usage plus conventionnel imprégné d’une valeur esthétique et culturelle défendue par une jeune population de tatoueurs souvent issus d’universités ou d’écoles d’art et ayant une expérience des médias artistiques traditionnels dans lesquels ils puisent de nouveaux motifs et styles plus personnalisés pouvant correspondre à une plus grande diversité des corps26. Ainsi, dans les années 1970, très peu de femmes sont tatouées et le tatouage apparaît alors comme un signe de réappropriation du corps féminin afin de clamer son émancipation en ne se fondant pas dans la norme. Les femmes se tournent vers le tatouage comme pratique inclusive pour mettre fin à leur exclusion dans la société patriarcale et se construisent une identité par l’emprunt et le détournement du tatouage, communément associé à la masculinité. De jeunes artistes tatoueuses imaginent alors le tatouage en signe d’émancipation : « J’ai commencé à tatouer la scène punk naissante et surtout la scène gay, ainsi que les femmes qui s’étaient émancipées de leur vie passée et qui voulaient s’affirmer27 » explique Ruth Marten, première artiste tatoueuse exerçant à New York au début des années 197028. Elle mobilise de nouvelles approches de la pratique à la fois esthétique, dans le choix de nouveaux motifs puisés dans diverses sources artistiques, de l’illustration aux beaux-arts, afin de s’affranchir de l’iconographie traditionnelle des tatouages flashs reproductibles à l’infini et réservés aux hommes et des seuls motifs « dont disposaient les femmes comme les cœurs, les roses et les papillons29 » ; et institutionnelles en réalisant des performances de tatouages en direct au sein des institutions de l’art contemporain30. Participant à cette mouvance du féminisme caractérisée par une réappropriation du corps en contribuant à la popularité croissante des tatouages chez les femmes31, Ruth Marten propose aux institutions une pratique féminine du tatouage en tant qu’innovation artistique et geste émancipatoire comme les artistes qui, piquées à vif, s’emparent de la broderie pour ainsi s’affirmer en tant qu’artiste et femme, érigeant la broderie et le tatouage en médiums artistiques.
« Toute modification corporelle est un acte de contestation face à un certain ordre établi, une revendication liée à un désir d’appartenance32 » rapporte Nicole Tran Ba Vang, interrogées sur son éventuelle filiation artistique avec Annette Messager et Tracey Emin, ces pionnières subversives dont elle apprécie le travail. Ellen Greene et Eliza Bennett quant à elles, convoquent volontiers le travail de Louise Bourgeois : « Je suis attirée par […] les œuvres en tissu de Louise Bourgeois […] qui met ses luttes personnelles, son corps et sa vulnérabilité émotionnelle dans ses œuvres. […] Je trouve donc que la nature radicale du simple fait de dire la vérité sur votre vie en tant qu’artiste féminine constitue une résistance suffisante33. » Depuis les années 2000 les artistes contemporaines usant de la broderie n’inscrivent pas inéluctablement leur travail dans une démarche de lutte féministe : « Je n’aime pas trop les étiquettes car elles enferment et le féminisme est actuellement servi à toutes les sauces. On devrait inventer un nouveau mot, note Nicole Tran Ba Vang. De plus, il n’y a pas un féminisme mais des féminismes et avant d’être féministe je suis d’abord artiste, de plus en plus engagée en effet34. » La broderie permet de s’accomplir en tant qu’artiste, un geste que l’apport du tatouage et de ses composantes vient transgresser.
Tatouer le tissu / broder la peau ou la transgression des supports
Sur une légère robe de mariée blanche (fig. 1) et des cols dentelés de la mode américaine des années 1950 et 1960 (fig. 2 et fig. 3), attributs des « good girls35 », Ellen Greene brode des cœurs enflammés ou transpercés d’une dague, des crucifix et tête de Christ couronnés d’épines, des serpents et des sirènes, des poignées de mains surmontées d’une rose et des inscriptions cursives telles que « F.T.W.36 ». L’iconographie traditionnelle, old school et virile du tatouage de ces Embroidered Work vient désordonner et dépraver ces pièces textiles qui renvoient implicitement à une certaine culture de la pureté établie par le patriarcat aux États-Unis. S’attardant sur les motifs brodés on remarque que la sirène à la poitrine généreuse se mue en Dédale et que la figure de la pin-up est désormais munie d’une tête d’incube37.
Les tatouages folkloriques états-uniens créés par et pour les hommes sont ici transcendés par l’artiste qui « […] imagine une iconographie pour [le] corps féminin qui pourrait marquer et célébrer le divorce, la naissance, le sexe, la mort, le deuil, la nostalgie et le vieillissement au lieu de la guerre ou de la conquête sexuelle qui constituent une grande partie du langage traditionnel du tatouage américain38 […] ». Brodé sur ces pièces de tissu symbolique, le tatouage n’est plus décoration mais « une image qui surgit des profondeurs de la femme39 ». Ellen Greene est « une femme blanche, d’âge moyen, queer, de la classe ouvrière, féministe, mère et artiste40 ». Elle inscrit son utilisation artistique de la broderie, transmise par sa grand-mère et sa mère, dans une démarche politique à l’instar des artistes brodeuses des années 1970. Couplée à sa réflexion sur l’iconographie traditionnelle américaine du tatouage sa démarche artistique est le reflet de la nature transgressive de son corps tatoué et de son esprit, marginalisés et silenciés :
Me faire tatouer a été pour moi un acte très radical de réappropriation [et de soustraction au regard masculin] du corps dans la culture très oppressive du Midwest américain des années 1980 où les normes de genre rigides et les valeurs chrétiennes de « pureté » dominaient dans la culture populaire et la société. […] Lorsque j’ai fait mon premier tatouage à Kansas City, en 1994, c’était encore un acte très « dangereux », tant métaphoriquement que physiquement. À l’époque, les salons de tatouage ne s’adressaient pas aux femmes au foyer ou aux pop stars, mais uniquement aux punks, aux motards, aux salopes et aux hors-la-loi. […] Porter un tatouage signifiait que vous aviez traversé une sorte d’épreuve, que vous aviez dépassé la société conventionnelle et que vous n’étiez pas une femme « normale ». J’ai donc choisi de prendre cette liberté et de posséder mon corps comme une extension de mon art41.
Ellen Greene expérimente tôt le tatouage en tant que médium artistique. Dans un premier temps, dans une recherche des codes de constructions culturelles des corps masculins et féminins, elle peint des motifs de tatouage féminisés sur de longs gants de cuir, métaphore de la peau du corps féminin marquée par cette forme d’expression corporelle rude et masculine. Puis, l’accordant à la broderie dans ses travaux plus récents, la pièce de tissu brodé de tatouage fait référence à l’inscription dans la chair même. Par la transgression des supports traditionnels du tatouage et de la broderie, tissu et peau deviennent une même « surface plastique42 ».
Appréhendés sous toutes leurs coutures, le tissu est une surface souple constituée par un assemblage régulier de fils entrelacés et tissés, et la peau un organe de surface formé de trois types de tissus43 ; « le tissu est le vêtement de la peau, la peau, le vêtement de la chair44 ». Tissu et peau enveloppent, protègent et peuvent être ornés et marqués. Pensés dans « une réciprocité plastique45 », ils sont une surface artistique où les gestes broder et tatouer se confondent mettant en œuvre le corps de l’artiste.
Les matériaux indiqués sur le cartel de l’œuvre d’Eliza Bennett intitulée A woman’s work is never done sont « chair et fil ». Les photographies donnent à voir la paume d’une main brodée de fils colorés, à l’aide d’une aiguille visible qui a percé la couche supérieure de la peau.
Suivant le canevas formé par les lignes de la main et les plis des phalanges la fine broderie s’enchevêtre dans le tissu cutané imageant une main calleuse usée par le travail : « En utilisant la technique de la broderie, traditionnellement employée pour représenter la féminité, et en l’appliquant à l’expression de son contraire, j’espérais remettre en question l’idée préconçue selon laquelle le “travail des femmes” est léger et facile46 » explique l’artiste. Au-delà d’une démarche féministe, l’artiste brode sa peau pour mettre en lumière les inégalités de classe « principal problème social à aborder dans le domaine des arts47 ». Et, dans une approche « néo-matérialiste », elle utilise fréquemment les outils de la couturière pour interroger les rapports et notamment ceux de l’artiste aux choses et « aux éléments plus insaisissables comme les relations48 ». Ainsi, n’étant pas tatouée et avouant ne jamais avoir envisagé la broderie de peau comme un tatouage de fil, lorsqu’elle est questionnée sur le tatouage, Eliza Bennett interroge l’acte d’inscrire dans la chair de l’autre et se demande « combien de personnes qui se font tatouer tiennent compte de leur relation avec la personne qui le fait49 ». Elle conçoit alors une corrélation pertinente entre la broderie et le tatouage dans le sens où ils commémorent quelque chose par la décoration du corps et instituent des interactions.
L’encre devenue fil, le tatouage de tissu ou la broderie de peau transgressent les limites propres aux supports, éléments fondamentaux à ces deux gestes que la photographie, ultime médium, va faire dialoguer par leur transfert en son sein.
« Broderie is the New Tatouage? » ou le transfert des médiums
Contrairement au tatouage existant depuis des milliers d’années, la broderie sur corps n’est apparue que… très récemment ! À vrai dire, je n’en avais encore jamais vu avant d’en faire en 2002. Le tatouage c’est moins fragile que la broderie. Ça tient mieux. La broderie faut l’entretenir, les fils peuvent casser et ça n’est pas permanent. Broderie is the New Tatouage50?
… se demande Nicole Tran Ba Vang. Sa photographie Belinda donne à voir une femme nue se brodant la peau dans un riche décor dont les rinceaux, feuilles d’acanthes et autres volutes présentes sur le tapis et le papier peint envahissent sa peau, du pied à la cuisse.
Montrant le processus de broderie de peau en train de se faire, la photographie de Nicole Tran Ba Vang cultive une volontaire ambiguïté et perturbe la perception de ce qui semble le plus immuable, la peau :
Mes broderies provoquent un effet d’attraction/répulsion. Au premier regard, l’image apparaît comme jolie mais dès qu’on s’en approche d’un peu plus près, on fait la grimace. Il y a de la violence. Le corps conserve encore les stigmates et hématomes laissés par les broderies. Un rapport paradoxal et parfois ambigu traverse souvent l’ensemble de mon travail51.
La broderie est pensée comme un stigmate, une modification corporelle aussi douloureuse que le tatouage. Dans la monographie de l’artiste intitulée REVUE. Ceci n’est pas un magazine, prenant la forme d’un magazine publié par les éditions Dis Voir, Marie Darrieussecq a spécialement écrit une nouvelle : « On ne se brode pas les jambes tous les jours52… » pour parler des portraits de femmes brodées de la série Collection Automne/Hiver 2003/2004 dont est extraite Belinda. La broderie de peau y est décrite comme une pratique ancestrale, traditionnellement transmise de mères en filles et accomplie lors de rites d’initiation et de passage à la puberté, ce qui fait écho à la pratique du skin-stitched tattoo qui marque les différentes étapes de la vie des femmes des groupes inuits, des premières règles à l’accouchement53. Se broder c’est alors « se faire femme54 », la nouvelle de Marie Darrieussecq renvoyant à l’utilisation de la broderie par les artistes féministes selon Marion D’Amato, qui voit dans le début du texte où est mentionnée la broderie des lettres majuscules, une référence à la Collection de proverbes d’Annette Messager. La question de la (dé)construction de l’identité est au cœur du travail de Nicole Tran Ba Vang :
Les questions identitaires ont toujours été au cœur de mon travail mais elles ont évolué et je les pose aujourd’hui tout autrement. Si je me suis d’abord intéressée à la construction de l’identité, aujourd’hui, sa déconstruction me semble une question plus pertinente. Elle passe par celle du genre dans un processus de désidentification de soi vers une société non binaire. Les minorités, je pense aux Queers par exemple, se sont appropriées l’injure qu’on leur attribuait pour la transformer en arme positive de résistance. J’aime à penser que se broder le corps puisse être transgressif et subversif. D’autant plus que la broderie est associée à une activité si « féminine » […] Si inoffensive ! Avez-vous déjà essayé de vous broder ? Même pas mal on dirait qu’elle se dit. Vous vouliez que je fasse de la broderie ? Eh bien voilà. Le canevas c’est mon corps […] Je tisse et tout s’entremêle55.
Manualité et numérique s’entremêlent en effet dans les photographies de Nicole Tran Ba Vang. Sur la surface photographique on distingue la broderie de corps qui, comme le tatouage, n’a pas d’envers, leur support cutané ne pouvant être retourné.
Par le surbrodage du support photographique piqué par l’aiguille et le fil, le travail d’Aline Brandt permet alors de recouvrer la tridimensionnalité de la broderie et son envers. Avec du fil en coton mouliné, elle surbrode d’ornements végétaux, de fines fleurs aux couleurs chatoyantes, des corps photographiés en noir et blanc. La broderie est pensée en amont du portrait photographié qu’elle ornera. Ici, le décor n’envahit pas le corps mais c’est la broderie émanant du corps qui contamine l’image qui, selon l’artiste, n’a pas de fin :
La photographie me permet de dire avec la broderie quelque chose qui va au-delà de ce que l’image dit déjà. La broderie déborde des limites de l’image, pour atteindre l’individu […] et « tatouer » sans douleur sa peau photographiée. […] La broderie dans les portraits est alors comme un tatouage sur le corps qui le re-signifie56.
Broder et tatouer dialoguent au sein du support photographique comme l’illustre ce portrait d’homme aux tatouages que la broderie prend soin de ne pas recouvrir en épousant leurs formes (fig. 8), ou celui d’une femme dont les motifs floraux tatoués sont repris par la broderie rouge qui vient à son tour tatouer la surface photographique (fig. 9). Tatouée et fascinée par « le pouvoir des aiguilles », Aline Brant brode aussi sur tissu, elle se joue des supports et surfaces en imaginant « photographier avec de la broderie57 ».
Elle transfert ainsi la broderie sur une autre surface bidimensionnelle munie d’un envers où est visible la fixation des fils (fig. 10), dernier geste fondamental permettant à la broderie de s’imprimer sur le support58. En brodant ces corps photographiés qui présentent désormais un envers, son geste s’assimile à tatouer de fils le corps figuré.
L’artiste textile française Isabel Bisson Mauduit brode également des corps photographiés qu’elle tatoue de paysages oniriques. Les bras sont les membres qu’elle « tatoue » volontiers, rappelant la vogue actuelle du tatouage manchette. Elle nomme par ailleurs cette série Les Tatoués, réalisant un « transfert de réalité59 » du tatouage vers sa représentation brodée sur la reproduction photographique de son support initiale, la peau.
Par leur transfert dans la photographie, broderie et tatouage fusionnent, ils deviennent une « unité intermédiatique60 » qui, par la confusion des gestes, s’intertisse à la surface artistique piquée à vif.